Mme Najat
Vallaud-Belkacem, votre déclaration nous fait entrer dans le totalitarisme
Noëlle CAZENAVE-LIBERMAN
Lettre à Najat Vallaud-Belkacem
« Je crois qu’il est fondamental que ces génocides ne soient pas occultés
pour montrer jusqu’où peut amener la haine, les discriminations... alors ça
commence très doucement en général, par de simples discriminations pour des
postes, des fonctions, la carte d’identité des choses comme ça, et puis de
montées en montées on convainc la population qu’il faut s’en débarrasser : s’en
débarrasser c’est d’abord dans des camps simplement, et puis ensuite c’est de
tuer. » Simone Veil [1]
« Attendez un peu et l’impensable devient inéluctable, l’impossible devient
ordinaire. » Edward Bond [2].
Madame la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et
de la Recherche,
Vous avez déclaré :
« L’école est en première ligne aussi pour répondre à une autre question
car même là où il n’y a pas eu d’incidents il y a eu de trop nombreux
questionnements de la part des élèves, et nous avons tous entendu les “oui je
soutiens Charlie, mais...”, Les deux poids deux mesures. Pourquoi défendre la liberté d’expression
ici et pas là ? Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les
entend à l’école qui est chargée de transmettre des valeurs. » [3]
Depuis que j’ai eu connaissance de cette déclaration, je n’arrive plus à
respirer correctement, je n’arrive pas à dormir, je suis comme alourdie par une
envie de vomir qui ne se déclarerait pas. Et comme je n’ai pas tout de suite
trouvé ce qui me malmenait autant, aussi violement l’esprit et les tripes, vos
mots n’ont cessé de tourner en boucle, de taper dans mes tempes. Je n’arrêtais
pas de me les répéter pour tenter de les exorciser. Et puis, hier soir, j’ai
retrouvé.
Je ne vous ferai pas l’affront de vous indiquer d’où vient la citation, mais
pour les lectrices et lecteurs j’ajouterai cependant en note la source de ces
lignes :
« Et justement, poussé par la soif, j’avise un beau glaçon sur l’appui
extérieur d’une fenêtre. J’ouvre, et je n’ai pas plus tôt détaché le glaçon,
qu’un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me
l’arrache brutalement. “Warum ?” dis-je dans mon allemand hésitant. “Hier ist
kein warum” (ici il n’y pas de pourquoi), me répond-il en me repoussant rudement
à l’intérieur. » [4]
Ces mots, qui fondent – avec les témoignages sur Hiroshima – un des
basculements majeurs du XXe siècle, suffisent à me rendre à ma lucidité et à ma
liberté, les offrir en réponse me libère du poids atroce qui n’avait plus quitté
mon crâne et mon estomac depuis que je vous avais lue. Je pourrais m’arrêter à
ces mots, et vous dire seulement que de tout ce qui nous a été donné d’entendre
depuis le 7 janvier, de tout le fatras infécond que les médias et la classe
politique déversent sur notre dignité en un torrent d’immondices satisfait de
lui-même, votre déclaration gouvernementale est la chose la plus grave, la plus
dangereuse, la plus dégénérée, la pire des choses que j’ai eu à avaler. Et que
si je ne la digère pas, au sens propre du terme, c’est que votre déclaration,
vos mots, viennent de nous faire entrer dans le totalitarisme.
Mais pour qu’il soit clair que je ne verse pas ici dans une fascination
abstraite et maniérée pour le « point Godwin », et pour que vous sachiez de quel
ordre est la responsabilité que vous venez de prendre en direction de
l’institution « éducation nationale », du corps enseignant français, et des
enfants de France (je dis enfants pour mineurs, est-il besoin de le préciser ?),
je vais dire quelle construction au contraire bien rationnelle m’a fait entendre
Auschwitz dans vos propos. Et m’appuyer pour ce faire sur le travail d’un auteur
dont l’éducation nationale a proposé l’étude, trois années durant, dans le cadre
de l’enseignement de spécialité théâtre du bac littéraire.
Edward Bond est dramaturge et théoricien du théâtre. Il est né à Londres en
1934. Dans un poème autobiographique, il écrit :
« Comme tous ceux qui vivaient au mitan de ce siècle ou qui sont nés plus
tard / Je suis un citoyen d’Auschwitz et un citoyen d’Hiroshima / De ce lieu où
les méchants ont fait le mal et de ce lieu où les bons ont fait le mal ».
Ainsi Auschwitz et Hiroshima interrogent-ils à égale part la « barbarie »
de l’idéologie du nazisme et de celle de nos démocraties, et placent l’humanité
devant la question, inexorable, que porte toute l’œuvre de l’écrivain : comment
devenir humain ?
Edward Bond est l’auteur de Sauvés (qui fit tomber la censure royale
en Angleterre en 1966), des Pièces de guerre, de Café (des soldats
se font du café pendant le travail d’extermination par balles devant la fosse de
Babi Yar), du Crime du XXIe siècle... parmi plusieurs dizaines de pièces. La
raison pour laquelle l’éducation nationale avait inscrit les Pièces de
guerre au programme du « bac théâtre » réside sans aucun doute dans ce que
l’écrivain dit lui-même du singulier rapport qui s’établit entre des élèves –
des mineurs donc – et son écriture :
« Je constate, par exemple, que souvent beaucoup de jeunes gens réagissent
mieux à mes pièces que le reste du public. C’est parce qu’ils sont dans une
situation où ils comprennent mieux que les adultes ce dont je parle. Nous ne
sommes pas nés pour faire du profit mais pour créer la justice. Les jeunes gens
sont encore proches de leur gravité existentielle et ils en ont certainement
besoin si leur vie future ne veut pas être plongée dans le chaos. Ils savent
encore que tout ne peut pas s’acheter et se vendre. C’est une chance d’écouter
les jeunes, de les voir faire, de découvrir comment ils sont en train de créer
leur propre monde. Ils ont une grande proximité avec les questions les plus
importantes. Et on a tendance à l’oublier. Le problème de leurs parents reste de
payer les factures, les traites. Eux se demandent ce que sera leur vie, comment
ils vont construire leur vie... Quand ces questions sont oubliées, les choses se
meurent. Les jeunes vous rappellent toujours à la question de la valeur des
choses. Et ils le font de manière très créative. À cette étape de la vie, on est
en mesure de créer. C’est très important d’entrer en contact avec cette capacité
de conscience que les jeunes possèdent, car si elle n’est ni reconnue ni
encouragée, elle tourne à la destruction. Il n’y a pas d’alternative. »
[5]
Bond écrit pour la jeunesse, et c’est un acte pour l’humanité à venir. Or, le
théâtre qu’il écrit à l’attention des jeunes sert à demander « pourquoi ». Parce
qu’en demandant « pourquoi », les enfants construisent, pour leur psyché propre,
une carte du monde et que dans ce monde, le monde, ils y recherchent la
justice :
« Pourquoi est une question que seuls les êtres ayant une conscience de
soi peuvent poser. Un lion qui attend la proie escomptée a conscience de sa faim
quand la proie ne se présente pas à temps. Mais le lion ne saurait demander
pourquoi elle ne se présente pas. Il préférera attendre ou rejoindre un autre
point d’eau. Une renarde peut contraindre ses petits à ne pas chahuter quand il
est temps d’aller chasser. Mais elle n’aura pas à se demander pourquoi les
petits chahutent pour répondre ensuite : c’est parce qu’ils sont vilains. Le
sens moral ne voit le jour que lorsque vous êtes en mesure de demander
pourquoi. »
« Notre “site” est l’univers, et c’est pourquoi nous demandons pourquoi. Les
réponses que nous apportons à ces questions décident de notre degré d’humanité
ou d’inhumanité. »
« L’enfant doit pouvoir penser qu’il a le droit d’être chez lui dans le
monde. Autrement dit, qu’il a le droit de vivre. S’il en est incapable il tombe
forcément dans un fonctionnement autiste. Son esprit ne peut plus fonctionner,
son pourquoi est pris au piège et il perd alors son moi. S’il ne peut pas
demander pourquoi, il n’a pas d’autres questions à poser, et il n’y a plus de
réponses – le moi et le monde n’ont plus de sens. Autrement dit, ils n’ont pas
de valeur. Les valeurs ne viennent au monde que lorsqu’on peut demander
pourquoi. »
[6]
Madame la Ministre garante des valeurs de la République, la République est
inégalitaire. En plus d’être économiquement inégalitaire, elle est ethniquement
inégalitaire. Et c’est à une partie de la jeunesse, socialement marquée,
ethniquement marquée, que vous venez d’interdire de demander pourquoi.
Si un 27 janvier, les soviétiques ouvraient les portes d’Auschwitz, ce n’est
pourtant pas cette date qui pourra nous aider à comprendre « comment devenir
humain ». La seule date qui pourrait nous servir, c’est celle qui a vu ouvrir la
porte à l’existence d’Auschwitz : c’est le jour où il a été possible d’imaginer
un lieu qui abolirait les « pourquoi ». Et nous y sommes.
Noëlle Cazenave-Liberman. 27 janvier 2015.
Notes
[1] Récente rediffusion.
[2] En commentaire du Crime du XXIe siècle (« La raison d’être du théâtre »
in La Trame Cachée, L’Arche Editeur, 2003).
[3] Lire.
[4] Primo Levi, Si c’est un homme (1947), Paris, Julliard, 1987.
[5] Extraits depuis « Le théâtre d’Edward Bond » in Numéro spécial du Journal de la Colline.
[6] Extraits de « Notes éparses sur la justice » in La Trame
cachée.
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