mercredi 25 février 2015

TAFTA: les sociaux démocrates valident, en douce, les tribunaux d'arbitrage (Marianne via les moutons enragés)

Bruno Rieth

Ce samedi 21 février, les dirigeants sociaux-démocrates européens ont adopté une disposition commune pour réclamer l'"amélioration" du mécanisme des tribunaux privés d'arbitrage de règlement de différents entre Etats et investisseurs. Une fausse bonne nouvelle puisque cette disposition enterre par la même occasion la suppression pure et simple de ce dispositif dans le cadre des négociations sur le TAFTA pourtant majoritairement rejeté par les peuples européens.
Manuel Valls entouré de Martin Schulz (à droite) et de Sigmar Gabriel, Vice-Chancelier de l'Allemagne. Paco Campos/EFE/SIPA
Samedi dernier, une quarantaine de chefs d’Etat et de gouvernements sociaux-démocrates européens se réunissaient à Madrid. Objectif, afficher leur unité face aux attaques meurtrières terroristes et tenter de définir une stratégie économique commune. Et surtout, donner un coup de main au chef de file du parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), Pedro Sanchez, en peine dans les sondages et aux prises avec le très en vogue parti anti-austérité Podemos, porté par vague Syriza. Manuel Valls qui représentait la France a donc pu assister à un drôle de spectacle. Notre premier ministre venu à la fois en tant que spectateur et représentant des dirigeants politiques sociaux-démocrates a tenu un discours inhabituel dans sa bouche, appelant à arrêter « l’austéricide » des politiques européennes, critiquant « l’austérité pour l’austérité ». Cocasse, quand dans leurs pays respectifs, tous ces «socdem» s’emploient pourtant à en appliquer les « bonnes » recettes. Un sérieux dédoublement de la personnalité dirait un psychiatre…
En marge de cet étrange exercice d’équilibriste, les dirigeants européens en ont aussi profité pour s’accorder sur une position commune sur l’épineuse question du mécanisme des tribunaux d’arbitrage de règlement de différents entre Etats et investisseurs. Adoptée, elle permettrait, dans le cas d'un litige commercial entre une entreprise américaine et un état européen, à l'entreprise américaine d'attaquer cet état devant un tribunal arbitral international et d'écarter de fait les instances judiciaires nationales. La disposition suscite une véritable levée de boucliers de toute part dans le cadre des négociations sur le traité transatlantique. En témoigne les résultats de la consultation européenne sur ce mécanisme. Sur 150 000 avis rendus, 88 % des répondants s’opposent à l’introduction de cette clause dans le TAFTA. En réponse, les sociaux démocrates ont donc accordé leurs violons pour réclamer un cadrage plus strict de ces tribunaux : exclusion de certains secteurs comme la santé ou l’environnement « pour préserver la capacité des Etats à prendre des décisions souveraines », rehaussement des exigences en matière de conflit d’intérêt des juges-arbitres, création d’une cour d’appel et d’une cour permanente ainsi que le renforcement des pénalités en cas de plainte abusive des investisseurs.
Le Parti socialiste, dans un communiqué, s’est empressé de saluer cette « réponse ambitieuse » et de se réjouir de « cette déclaration commune qui reflète nos valeurs : transparence, défense des intérêts des Etats, protection des citoyens et de l’environnement, engagement pour une mondialisation maîtrisée et favorable aux peuples souverains ». Le PS en a aussi profité pour vanter « l’important travail diplomatique mené par le secrétaire d’Etat au commerce extérieur de Matthias Fekl avec plusieurs partenaires européens ». Et au Quai d’Orsay, on ne boude pas son plaisir. « A dilplomate is born » nous confie-t-on au quai d'Orsay, plein d’enthousiasme. Et de poursuivre « Cela fait des mois que Matthias Fekl travaille pour faire bouger les lignes. D’abord avec les allemands puis avec les autres partenaires européens. Il y a encore quelques mois, nous n'aurions même pas imaginé que l’on puisse arriver un tel résultat. C’est très excitant ». Un coup de projecteur que ne doit pas renier le jeune et discret ministre, arrivé au quai d’Orsay pour remplacer le « phobique Thévenoud ».
capture d'écran
Une victoire à la pyrrhus car il y a un gros revers à la médaille : en voulant encadrer plus strictement ce mécanisme plutôt que de réclamer sa suppression, les sociaux démocrates européens viennent en fait de le sanctuariser. En parfaits sociaux démocrates, ils ont opté pour une réforme du dispositif pour en limiter les dérives et surtout le rendre acceptable par des parlements nationaux très remontés contre le projet: « Oui, mais si on change la nature même de ces mécanismes, ça en aura le goût et l’odeur mais ça ne sera plus les tribunaux d’arbitrages que l’on connaît », nous rétorque-t-on, l’enthousiasme en moins.
Un glissement subtil qui n’a pas échappé non plus à Yannick Jadot, député européen EELV, en pointe dans le combat contre le TAFTA. « Cette position de la France et maintenant des sociaux démocrates qui consiste à dire que l’on va faire évoluer ces mécanismes pour les améliorer, c’est n’importe quoi ! La consultation européenne a clairement montré que les européens rejettent en bloc ce mécanisme », et de poursuivre, « c’est le principe même de tribunaux privés supranationaux qui permettra à des investisseurs de contester des décisions des Etats en arguant d’hypothétiques pertes de bénéfices qui est inadmissible ». Les conséquences de la mise en place de ces juridictions privées se feraient d’ailleurs déjà sentir selon lui. Preuve en est, le report sine die par la Commission européenne de toute proposition pour légiférer sur les « dangereux » perturbateurs endocriniens « pour éviter de contrarier les multinationales américaines », analyse-t-il. Une position d’autant plus regrettable pour l’élu écologiste que les négociations sont encore en cours, « tout est encore ouvert à ce stade », au point de se désoler de cette France qui ne sait plus dire «non»: « A l’époque, Lionel Jospin avait su dire non face à l’accord multilatéral sur l’investissement (AMI) ce qui avait eu pour conséquence l’abandon du projet. Plus récemment, lorsqu’ Angela Merkel considère que les intérêts de l’Allemagne sont en jeu, elle n’hésite pas à dire non. Pourquoi la France ne pourrait pas refuser ce transfert de la souveraineté démocratique à des multinationales ? ». Peut-être qu'un jour les sociaux-démocrates européens se réuniront pour réfléchir sur leur propre impuissance.