jeudi 26 mars 2015

"Google en sait beaucoup plus sur nous que nous-mêmes" (Lobs via J'ai un doute)

Hélène Riffaudeau

Que reste-t-il de nos vies privées quand nos portables, nos e-mails, les moteurs de recherche nous rendent « traçables » ? Alexandre Valenti, auteur de « Citoyens sous surveillance », diffusé sur Arte, dénonce l’ampleur de ce « flicage ».


Un oeil sur vous, citoyens sous surveillance (© Kiki Picasso/Arte)Un oeil sur vous, citoyens sous surveillance (© Kiki Picasso/Arte

TéléObs. – Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ce sujet ?
Alexandre Valenti. – Il y a dix-sept ans, j’ai réalisé un reportage pour « Envoyé spécial » sur le développement des caméras de vidéosurveillance dans l’espace public. Avec l’arrivée du numérique dans nos vies, j’ai voulu savoir où nous en étions. J’ai découvert que les choses avaient considérablement évolué : la surveillance planétaire s’étend désormais à la sphère privée. Une situation inédite dans l’histoire de l’humanité. En 1976, j’ai dû fuir la dictature argentine, je suis donc particulièrement sensible à la défense de nos libertés individuelles. Après le coup d’Etat, les militaires savaient qui aller chercher, où et comment. Aujourd’hui, avec la masse d’informations détenues sur les citoyens, on peut savoir ce que n’importe qui pense, où il est et ce qu’il fait. L’argument selon lequel nous n’avons rien à cacher ne tient pas. Nous avons tous quelque chose à cacher si ce n’est aujourd’hui, peut-être demain. En France, une semaine avant les attentats de « Charlie Hebdo », la nouvelle loi de programmation militaire est entrée en vigueur. Elle permet désormais à la police ou la gendarmerie d’accéder aux appels, e-mails et coordonnées GPS de chacun en temps réel. Il suffit d’obtenir l’aval d’une commission qui ne dépend que du pouvoir exécutif sans aucun contrôle judiciaire. Que se passerait-il, demain, si un parti d’extrême droite ultrasécuritaire arrivait au pouvoir ?
Pendant vos deux ans d’enquête, vous avez fait face à l’émergence régulière de nouvelles informations...
Quand nous avons démarré le tournage, l’affaire Snowden n’avait pas encore éclaté ! Cet analyste a dévoilé comment la NSA accédait aux conversations et aux données numériques de n’importe quel citoyen des Etats-Unis, mais aussi du reste du monde. Il nous a fallu digérer ces révélations ! Nous avons ensuite été surpris de constater dans quelle indifférence la nouvelle loi de programmation militaire est passée en France. A vingt jours du final cut de notre documentaire, ce sont les attentats de « Charlie Hebdo » qui ont remis la question de la sécurité au centre des débats...
Voulez-vous provoquer une prise de conscience sur les conséquences politiques de la révolution numérique ?
Nous sommes tous séduits par les nouvelles technologies. Mais chaque fois que nous nous connectons, nous laissons des indications sur nos idées, nos goûts, nos habitudes qui finissent par constituer un pro-fil. Google en sait beaucoup plus sur mon propre compte que moi-même: si je ne me souviens plus de ce que j’ai fait il y a un mois ou un an, lui le sait ! Grâce aux informations stockées, il peut même reconstituer ma vie, au jour le jour, sur plusieurs années. Seulement voilà, notre « alter ego numérique » évolue dans un monde sans frontière ni loi. La révolution technologique n’a été accompagnée ni d’une réflexion philosophique ni d’un cadre juridique international. Quel impact a-t-elle sur nos vies ?
Sur la démocratie ? Dans quel monde voulons-nous vivre ? Nous ne pouvons pas continuer à faire l’économie de ces questions.
Vous avez suivi Mario Costeja González, un citoyen ordinaire, dans sa bataille judiciaire contre Google et en faveur du droit à l’oubli...
Mario a pris conscience que ses droits fondamentaux étaient bafoués. Cet homme voulait simplement faire retirer une information néfaste qui apparaissait sur lui dès qu’on tapait son nom dans le moteur de recherche. Un chemin de croix de plusieurs années. Google a finalement été condamné par la justice européenne à retirer ladite information. Cette victoire de David contre Goliath a créé un précédent en Europe. Depuis octobre 2013, Google a reçu plus de 250 000 demandes de citoyens européens. Mais l’information de Mario apparaît toujours dans le moteur de recherche aux Etats-Unis car la législation n’est pas la même. Et le géant du Net reste juge et partie puisque c’est lui qui, lorsqu’un citoyen lambda réclame une rectification ou le retrait d’une information le concernant, estime si sa requête est recevable.
Google, Facebook, Twitter, etc., font commerce de nos données...
Si Google, Amazon, Facebook, Apple pèsent davantage en Bourse que toutes les compagnies pétrolières réunies, alors que nous les utilisons gratuitement, c’est bien parce qu’elles vendent nos données à des fins publicitaires. C’est même leur fonds de commerce. D’où leur réticence quand on leur demande le moindre retrait ou la moindre rectification : cela revient à remettre le système en cause. En utilisant quotidiennement ces services dont elles ont le monopole dans le monde, nous leur livrons nombre d’informations. L’affaire Snowden a fait éclater au grand jour qu’elles transmettent aussi nos données à d’autres fins. Il est urgent de légiférer pour que les citoyens puissent décider de ce qu’ils souhaitent transmettre ou pas.
Vous démontrez que le traitement des données numériques permet même de prédire nos comportements...
Avec des algorithmes, et il ne s’agit pas de science-fiction, il est désormais possible d’anticiper nos volontés et nos actions. A Santa Cruz, en Californie, nous avons rencontré des policiers qui ont augmenté leur efficacité d’intervention de 1 à 5 en prévoyant les lieux de criminalité dans la ville, grâce à un logiciel prédictif nommé Predpol conçu par des scientifiques. Aujourd’hui, on sait que Barack Obama a été élu en partie grâce à un dispositif permettant d’étudier le comportement électoral des internautes via les réseaux sociaux. Il a pu faire campagne en tenant compte de ces informations. Autrement dit, en proposant aux électeurs ce qu’ils voulaient entendre. Qu’il s’agisse de consommation ou de politique, cela revient à pratiquer une forme de manipulation. C’est donc un pouvoir très préoccupant. Et il n’existe aucun contre-pouvoir, car nous sommes dans ce que j’appelle un no man’s law. Celui qui maîtrise la technologie est aujourd’hui en mesure de contrôler les citoyens du monde entier. Or, comme nous l’a expliqué Bernard Barbier, ancien directeur technique de la DGSE, la domination technologique des Américains est totale.
Comment concilier le besoin de sécurité face à la menace terroriste et la nécessité de défendre les libertés individuelles ?
Nous sommes dans une guerre froide 2.0 entre ceux qui veulent protéger nos données et ceux qui partent du principe que si on n’a rien à cacher, il n’y a pas à se protéger. C’est un jeu de dupe : on nous propose de défendre nos droits en les bafouant ; au nom de la démocratie, on viole ses lois fondamentales. Même le pire des attentats ne justifie pas de prendre la démocratie et les citoyens en otage. Si la Stasi avait disposé des moyens d’aujourd’hui, le mur de Berlin ne serait jamais tombé. Bien sûr qu’il faut surveiller les terroristes, mais on ne peut pas faire subir le même traitement à 99,99 % des citoyens. Cela revient à vivre dans une société où tout le monde est suspect.