Jacques Julliard
Le premier tour des départementales l'a montré : la rediabolisation tentée par Manuel Valls à l'égard du FN a échoué car elle repose sur une analyse erronée du phénomène. Le FN n'est pas un parti fasciste. Lorsque les bobos le traitent de "fasciste", ce sont les ouvriers et les employés français qui se sentent insultés et mis au ban de la nation. Comment en sortir ? En revenant à une analyse rigoureuse de la réalité.
Commençons par dénoncer une escroquerie. Ce n'est pas l'UMP qui est arrivée en tête des départementales dimanche 22 mars, mais la coalition qu'elle a constituée avec l'UDI et le MoDem, c'est-à-dire les centristes. De sorte qu'il est impossible de dire la part qui revient à chacun, et donc de déterminer qui du Front national, avec ses 25 à 26 % des suffrages, ou de l'UMP était dimanche soir le premier parti de France.
Commençons par dénoncer un tour de passe-passe. Les commentateurs ont pris la sale habitude de juger les résultats d'une élection non par rapport à la précédente, comme il serait normal, mais par rapport aux pronostics tirés des sondages. C'est-à-dire du vent. C'est ainsi que le bond en avant du Front national a été escamoté puisqu'on lui promettait un triomphe et que la défaite du PS a été minimisée puisqu'on lui promettait la déroute.
Poursuivons en dénonçant une sorte de forfaiture morale : les électeurs ont été bien bons de se déranger pour élire des assemblées départementales dont le Premier ministre, il y a un peu plus d'un an, annonçait la disparition, et dont les pouvoirs n'étaient pas connus au moment même où on les élisait.
Et terminons en soulignant cette réalité cinglante : la gauche, tous groupes et groupuscules confondus, ne représente plus, dans la France de 2015, qu'un gros tiers de l'électorat français. Un tripartisme normal devrait comprendre une gauche, une droite et un centre. Aujourd'hui, nous avons une gauche, une droite et une extrême droite. Et, plus précisément, une gauche bobo, une droite tradi, une extrême droite prolo.
Dans ces conditions, la stratégie de la division de la gauche, voulue par le Front de gauche, était suicidaire. Et, de plus, artificielle.
Quand l'axe du monde passait à l'intérieur même de la gauche, comme au temps de la guerre froide, et qu'un choix fondamental entre l'économie de marché et le socialisme autoritaire s'imposait dans la moindre élection ; autrement dit, quand les socialistes étaient à l'Ouest et les communistes à l'Est, alors la division avait du sens, et personne n'eût voulu passer par-dessus, quitte à faire gagner la droite.
Mais aujourd'hui ? Le seul choix qui demeure est entre le libéralisme pur et le keynésianisme. Il en faut discuter. Mais semblable alternative mérite-t-elle que l'on donne délibérément la victoire à la droite et que l'on fasse la courte échelle au Front national ? Ma réponse est non, mille fois non.
Au-delà de l'objet propre de ces élections - tout le monde se fiche de savoir qui deviendra président du conseil général de son département -, cette nouvelle tripartition politique a d'abord un contenu social. Le divorce entre la gauche et le peuple continue de s'approfondir, comme en témoigne l'effacement des socialistes des lieux mêmes où la classe ouvrière française est née et a vécu. L'exemple du Nord est le plus spectaculaire. Au point qu'il ne s'agit plus de la part des éléments populaires d'un vote sanction, mais d'un vote de désaffiliation. C'est dans le « peuple de gauche » la fin d'une allégeance volontaire - « peuple de gauche » est en train de devenir un oxymore - et dans les appareils de gauche la fin d'une référence idéologique. L'identification des classes populaires au Front national est devenue telle que, lorsque les bobos traitent ce dernier de « fasciste », ce sont les ouvriers et les employés français qui se sentent insultés et mis au ban de la nation.
Comment en sortir ? En revenant à une analyse rigoureuse de la réalité, comme nous l'avait enseigné le marxisme, au lieu de se cantonner, par routine, par conformisme, par paresse d'esprit, aux formules passe-partout de l'éternel antifascisme. La gauche n'est plus le parti de l'intelligence, voilà la triste vérité.
Dès lors, la rediabolisation tentée par Manuel Valls à l'égard du FN ne pouvait qu'échouer parce qu'elle reposait sur une analyse erronée du phénomène.
Le Front national n'est pas un parti fasciste. Ce disant, on ne cherche pas à réduire la menace qu'il représente, mais on tente de lui opposer la bonne stratégie. Les partis fascistes ou nazis n'ont jamais dissimulé leur nature et leurs intentions parce que, dans les régimes politiques de masse, il est impossible de mentir longtemps à ses propres partisans. La légende d'un Front national clandestinement fasciste, qui se révélerait au dernier moment, est tout simplement absurde. Et interdit de le critiquer pour ce qu'il est : au départ, un petit parti autoritaire et raciste, devenu à cause du malaise grandissant des classes populaires un grand parti populiste, nationaliste, xénophobe et sécuritaire.
Il appartient aux intellectuels et à l'ensemble de la classe opinante de démontrer sans relâche à quelles catastrophes conduiraient les solutions du FN : sortie de l'euro, sortie de l'Europe, fuite en avant budgétaire, appauvrissement général, exacerbation de la concurrence entre salariés, exacerbation des haines sociales. La première règle pour une gauche digne de son passé serait de s'appuyer sur l'intelligence des citoyens au lieu de spéculer sur leurs sentiments irrationnels. Quant aux gouvernants, qu'il soit bien entendu que leur tâche première n'est pas de « combattre » le Front national, mais de le rendre inutile aux yeux de ses partisans. C'est une tâche de longue haleine, qui se confond avec la réinvention intellectuelle et morale de la gauche.
--------------------------------------
--------------------------------------