mercredi 6 mai 2015

Alain Bentolila : "Le collège est le cimetière des enfants fragiles" (marianne)

Alain Bentolila : "Le collège est le cimetière des enfants fragiles"

Propos recueillis par
Eric Decouty
Cette semaine, "Marianne" consacre sa une à la stupide réforme du collège. Pour Alain Bentolila, linguiste, spécialiste de l’apprentissage de la lecture et du langage chez l’enfant, professeur à l’université Paris-Descartes et auteur de "Comment sommes-nous devenus si cons ?" (éd. First), celle-ci ne changera malheureusement rien au fait que l'école, loin d'être un creuset républicain, reste le point noir de la reproduction sociale. Les enfants socialement défavorisés seront une fois de plus les perdants, victimes du renoncement des politiques.
 
Marianne : Quel regard portez-vous sur la réforme des programmes du collège défendue par Najat Vallaud-Belkacem ?
Alain Bentolila : Je ne veux pas accabler la ministre, mais je constate qu’elle procède au même enfumage que Vincent Peillon il y a deux ans avec la loi sur la refondation de l’école publique, qui n’a servi à rien ! Le même enfumage que ses prédécesseurs de droite et de gauche… Une fois encore, j’ai le sentiment que le politique présente un projet de réforme simplement pour occuper le terrain, pour être en bonne place dans les médias, sans se soucier de l’avenir des enfants.
Ce projet me semble dangereux dans la mesure où il ne s’attaque pas au mal profond de notre système, ce sont les enfants socialement défavorisés qui seront une fois de plus les principaux perdants. Bref, c’est un projet idéologique et, à court terme, qui ne changera rien au problème majeur de notre école : celui de l’échec programmé dès la naissance…
Je considère cette attitude d’autant plus cynique et cruelle que tous les responsables politiques connaissent parfaitement cette réalité, mais ils s’en moquent…
 
Depuis quelques jours, les polémiques se multiplient, notamment autour de l’abandon de l’allemand ou celui du latin et du grec. Est-ce aussi grave que certains veulent bien le dire, de ne plus enseigner le latin à l’école ?
Ces polémiques ne sont que de l’écume par rapport au mal profond. Les problèmes qu’elles soulèvent n’en sont pas moins graves. "Notre école doit former des résistants intellectuels ; et cette résistance, seule une langue maternelle forte et juste peut la garantir"L’abandon du latin et du grec me semble une erreur majeure, car l’un et l’autre permettent aux élèves d’avoir une vision en profondeur de la cohérence de notre langue. Il ne s’agit pas simplement d’apprendre le latin, mais, quand vous expliquez à un enfant que le mot « hippopotame » signifie « cheval du fleuve », non seulement il adore, mais en plus il se rend compte que sa langue vient de loin… et que derrière « hippopotame » se profile « hippodrome » qui lui-même annonce « aérodrome »… Dans cette histoire, le véritable sujet n’est pas d’apprendre à lire et encore moins à parler latin ou grec, mais ce que ces langues peuvent apporter au lexique et à la grammaire de la langue française. La fréquentation de ces langues anciennes nous permet de regarder d’où nous venons…
La prise de position exaltée de notre Premier ministre sur la maîtrise de la langue fut un coup de trompette dans le désert. Le premier devoir de notre école est de former des résistants intellectuels ; et cette résistance, seule une langue maternelle forte et juste peut la garantir. Un enfant qui parle mal le français est vulnérable, il manquera de pouvoir et de réfutation. En un mot, il sera vulnérable face à des discours et des textes manipulateurs.
Que pensez-vous également du renoncement à l’enseignement chronologique de l’histoire ?
C’est une catastrophe ! La chronologie permet de classer et donc de mettre en mémoire les faits historiques dans leur progression. Si les élèves les découvrent de façon aléatoire, sans organisation, ils ne les fixeront pas. Je ne comprends pas ce choix. Le respect de la chronologie n’est en aucun cas contradictoire avec la contextualisation d’événements et de personnages. Ils éclaireront d’autant mieux des questions actuelles qu’on les aura étudiés à leur juste place.
Et l’absence de l’enseignement des Lumières…
Là encore, il s’agit d’une bêtise considérable. J’aimerais, dans la situation actuelle, savoir pourquoi on a choisi de priver les collégiens de cet enseignement ?… Pourquoi se priver de la philosophie des Lumières alors que nous menace la barbarie et l’obscurantisme.
Comment, selon-vous, en est-on arrivé à un tel projet ?
Je n’ai pas été consulté, mais j’ai l’impression que les personnes qui ont élaboré ces programmes sont allées de compromis en compromis. Entre des syndicats qui ne connaissent pas forcément bien les problèmes et qui défendent des intérêts corporatistes, des didacticiens revanchards qui confondent évaluation et stigmatisation, et une Inspection générale de l’Education nationale souvent de bon sens mais divisée. Les auteurs sont tout simplement passés à côté de l’essentiel et ont une fois de plus refusé de traiter le mal profond de l’école française : notre impuissance à construire un système éducatif résilient.
Quel est donc ce mal profond ?
Aujourd’hui, le collège est le cimetière des enfants fragiles. En arrivant au collège, des enfants sont condamnés à se faire scolairement massacrer, simplement parce qu’ils ne savent par lire et écrire correctement, parce qu’ils ne sont pas en mesure d’examiner le réel avec rigueur. Parce qu’on ne les a pas suffisamment préparés à passer du primaire au collège… Les études Pisa (Programme international pour le suivi des acquis mené par l’OCDE) montrent que le taux de résilience de notre Education nationale – c’est-à-dire notre capacité à sortir les enfants en difficulté de la fatalité de l’échec – est de plus en plus mauvais. La France est au 11e rang et chute année après année.
Le problème de l’école française ne tourne pas autour des polémiques sur les programmes, mais sur le fait qu’elle est le lieu cruel de la reproduction sociale. C’est épouvantable.
Qui est responsable de cette situation ?
"Les gouvernements successifs ont mis en œuvre des réformes dont ils savaient qu’elles ne serviraient pas à grand-chose"Le monde politique porte une responsabilité considérable. Depuis vingt-cinq, trente ans, les gouvernements successifs ont baissé les bras, ils ont fait semblant de mettre en œuvre des réformes dont ils savaient parfaitement qu’elles ne serviraient pas à grand-chose. Les politiques ont fermé les yeux sur l’injustice de notre système et ça continue encore aujourd’hui… On a simplement assisté à un mouvement pendulaire d’une idéologie de gauche à une idéologie de droite alors même que l’école n’est ni de gauche ni de droite mais simplement juste ou inique.
Un jour, en 1996, j’ai expliqué pendant quatre heures à Jacques Chirac que 11 % des enfants sortaient de l’école sans savoir vraiment lire et écrire, que 3,5 % des rmistes étaient illettrés… Je me souviens qu’il est parti dans une colère noire, a convoqué ses ministres. Pendant quelques mois les choses ont bougé et puis tout est retombé dans la routine. C’est ce renoncement du politique qui est la cause majeure de l’échec de l’école française.
Quelles solutions pour traiter le mal de notre école ?
Elles sont nombreuses mais deux me paraissent essentielles. Tout d’abord, organiser un sas de six mois pour les élèves en difficulté avant l’entrée en sixième. Un passage afin de les conduire à leur rythme jusqu’au collège et qu’ils y entrent en sachant lire, écrire, examiner le réel avec rigueur : c’est là un engagement fondamental qui redonnera du sens à l’examen galvaudé du bac et permettra aux études universitaire d’être dignes de ce nom.
L’autre piste consiste à traiter de la même façon et avec la même exigence les matières manuelles et les matières intellectuelles durant les trois premières années de collège : l’échec ou la réussite a la même importance s’il s’agit du maniement du rabot ou de l’analyse d’un texte littéraire. Après ces trois ans, l’adolescent peut faire un choix libre et éclairé sans se sentir exclu du système scolaire dès sa sortie de l’école primaire. J’ose affirmer que l’on est un meilleur électricien si l’on connaît l’histoire de son pays et son patrimoine littéraire.