mercredi 27 mai 2015

Les anciens de Fralib et leur coopérative lancent le thé de la transformation sociale et écologique (basta)

BASTA !
Luttes sociales

Les anciens de Fralib et leur coopérative lancent le thé de la transformation sociale et écologique

par Emmanuel Riondé, Jean de Peña -
Après quatre années d’un rude combat, la soixantaine de coopérateurs de la Société coopérative ouvrière provençale thé et infusions, les ex-Fralib, lancent 1336 et ScopTI, leurs nouvelles marques. Exit les actionnaires d’Unilever, l’ancienne multinationale propriétaire, les arômes artificiels et le management néolibéral. Bienvenue à la politique salariale décidée au consensus, au tilleul bio et au thé centenaire. A Carcassonne, les anciens employés de la Fabrique du Sud se sont engagés dans le même type d’aventure, pour la fabrication de crèmes glacées. Reportage auprès de ces coopératives en quête d’une nouvelle éthique, de véritable progrès social et environnemental.
Rien que le bureau de la direction a de quoi provoquer des sueurs froides chez un adhérent du Medef. Il y a la plaque déjà. En la lisant, un représentant patronal manquerait probablement de s’étouffer en ces temps de remise en cause du dialogue social : « Direction. Comité d’entreprise. Syndicat ». Puis la décoration du bureau de la direction, où trône un portrait du Che, et où traine non pas un audit pour réduire le coût du travail mais une attestation syndicale reçue lors d’un récent voyage à Cuba. Malaise assuré pour un PDG traditionnel.
Nous ne sommes pas, justement, dans une entreprise traditionnelle. Bienvenue dans l’usine de fabrication de thé et infusion de Gémenos (Bouches-du-Rhône), autrefois propriété du géant alimentaire Unilever, aujourd’hui coopérative reprise par une grande partie des salariés après quatre dans de lutte contre la liquidation. Pour dévoiler leur nouvelle marque, les ex-Fralib ont choisi le 26 mai, date à laquelle le protocole d’accord de fin de conflit a été signé en 2014 avec la direction d’Unilever. La marque phare sera désormais "1336", référence au nombre de jours de lutte qu’il a fallu aux salariés pour faire plier la multinationale anglo-néerlandaise. L’annonce publique, faite hier mardi sur le site à 13h36, en présence de nombreux médias et soutiens, a donné lieu à quelques larmes. Émotion non feinte : la naissance de ces deux nouvelles marques "1336" (« éveille les consciences, réveille les papilles ») et "ScopTI" (« engagé sur l’humain, engagé sur le goût ») symbolise bien le début d’une nouvelle aventure pour ces salariés devenus leurs propres patrons.


La coopérative ouvrière provençale est désormais dirigée par un trio de syndicalistes, désignés par le Conseil d’administration issu de l’assemblée générale des coopérateurs. Gérard Cazorla, ex-secrétaire CGT du comité d’entreprise de Fralib, en est le président, Olivier Leberquier, ancien délégué syndical CGT, le directeur général délégué et Marc Decugis, le directeur général. Gérard Affagard, ancien délégué CFE-CGC, désormais à la retraite après avoir participé à la lutte de bout en bout, présidera lui l’association Force et bon thé dont l’objet sera de soutenir et de faire connaître la coopérative. Prix de la cotisation annuelle : 13,36 euros. Forcément.

1336 jours de lutte et une année de transition

Quelques jours avant l’annonce, à l’extérieur, le parfum de lutte s’est estompé. Les barricades ont été remisées, les tags et graffitis nettoyés. Dans l’Algeco à l’entrée, un salarié en tenue verte distribue les badges aux visiteurs. L’usine est clairsemée mais ceux qui s’y trouvent ont déjà la tête et les mains au travail, testant méthodiquement les nouveaux sachets plastiques sur les chaînes où défilent des emballages Lipton et Eléphant - la marque emblématique qu’Unilever n’a pas voulu céder. « On utilise les stocks restant pour faire nos essais », confient Fred et Yves, responsables du bureau planning logistique et achat. « Dans les semaines qui viennent, 22 coopérateurs de plus vont entrer en tant que salariés, assure Gérard Cazorla. On devrait être prêts pour une reprise de la production fin juin. »


Après, donc, 1336 jours de lutte et une année de transition, les sept premiers contrats de travail ont été signés le 11 mai. Sur les 76 femmes et hommes concernés par l’accord de fin de conflit, ils sont au final 57 coopérateurs. Et 51 sont promis à être salariés de la coopérative [1]. Au bout de quatre ans de lutte, certains ont préféré partir avec les indemnités. D’autres, qui n’étaient pas loin de la retraite au moment de l’annonce de la fermeture en 2010, ont décidé de la prendre. Les treize élus syndicaux de Fralib, licenciés seulement en janvier dernier, lors du dernier « plan social » d’Unilever, iront au bout de leur congé de reclassement avant de se faire embaucher par la coopérative.

« L’écart des salaires allait de 1 à 210, chez nous ce sera de 1 à 1,3 »

L’année passée a été consacrée à préparer l’avenir : mise en place de la structure coopérative, réorganisation des équipes, prise en main des enjeux commerciaux, finalisation des partenariats, établissement d’un business plan... Les 2,85 millions d’euros « fongibles », arrachés au cours des négociations ont permis, entre autres, d’embaucher des prestataires extérieurs [2], comme « l’ équipe de jeunes » spécialistes du marketing avec qui les nouveaux logos et marques ont été façonnés.


Résolument tournés vers les enjeux à venir, ces salariés-patrons sont désormais débarrassés d’ « actionnaires à payer ». Ce qui ne garantit en rien l’absence de problèmes ! « Après des mois de discussions et de débats, nous avons réussi à décider collectivement de la politique salariale, soupire Gérard Cazorla. Chez Unilever, l’écart entre les salaires allait de 1 à 210, chez nous ce sera de 1 à 1,3. » Un salaire par catégorie. Le plus faible devrait tourner autour de 1480 euros net et le plus élevé, autour de 1880 euros, payé sur 13 mois et sans compter les aides aux chômeurs créant ou reprenant une entreprise (Accres).

Partenariat avec les enseignes spécialisées Biocoop

Côté production, 250 tonnes de thé et d’infusions doivent être produites la première année. Avec l’objectif d’arriver, d’ici 2019, à en fabriquer 1000 tonnes par an [3]. Au début, la majeure partie de la production (environ 60 %) devrait être vendue et conditionnée pour des marques distributeurs. L’autre partie sera commercialisée sous les marques 1336 dans la grande distribution et ScopTI sur les rayons des enseignes spécialisées Biocoop. Les deux marques reviennent à une « aromatisation 100 % naturelle ». ScopTI ne proposera que du bio, produit en France – sauf le thé, bien entendu. 1336, se contentera, elle, de « privilégier » le bio et la production française.
C’est la grande nouveauté : cégétistes et salariés en lutte se sont mis au bio. « C’est une démarche commerciale, bien sûr, mais cela répond aussi à une volonté ancienne de proposer des produits de qualité à nos clients », explique Bernard, 52 ans, opérateur sur la chaîne de production. « Dès janvier 2011, abonde Gérard Cazorla, nous avions défendu le principe d’un retour à l’aromatisation naturelle. » La certification Ecocert est déjà acquise pour l’usine.
Cette volonté de rehausser la qualité du produit fait écho à la lutte menée par leurs homologues de la Fabrique du Sud (ex-Pilpa), qui produisent des crèmes glacés du côté de Carcassonne. Abandonnés par les propriétaires de l’entreprise,19 salariés ont repris, en société coopérative, l’activité de cette fabrique de crème glacée en avril 2014. Et créé leur propre marque, La Belle Aude. « Nous sommes revenus à de la matière première noble : pas d’arôme, pas de colorant. Et dans la mesure du possible on prend les fruits dans une coopérative fruitière à 40 km d’ici, explique Christophe Barbier, président du Conseil d’Administration. Lorsque c’était Pilpa, peu de gens savaient que des glaces étaient fabriquées ici. Du coup, on a aussi voulu revaloriser nos savoir-faire sur le territoire pour les partager désormais avec les habitants et non plus avec des actionnaires. »

Une coopérative de crèmes glacées

En 2014, pour sa première année d’exercice, La Fabrique du Sud a dépassé ses prévisions : 750 000 d’euros de chiffre d’affaires, 22% supérieur aux prévisions. La concurrence est sévère et il va désormais falloir durer. Mais les débuts de La Belle Aude, plébiscitée par les consommateurs de la région, apportent la preuve que les initiatives en rupture avec les canons dominants de l’économie libérale ne sont pas vouées à l’échec. Même l’Élysée, rarement surpris en train d’admonester les multinationales, en convient. Mardi 19 mai, François Hollande rendait visite à la Fabrique du Sud où il a décelé « un signe d’espoir et de fierté » [4].


Du côté de la Scop TI aussi on pense « circuits courts » et participation à la « reconstruction des filières nationales ». La coopérative de Gémenos, de qui les glaciers de Carcassonne « se sont nourris » et avec qui ils « ont mené des combats communs », a passé un accord avec le Syndicat des producteurs de tilleul voisins. Une quarantaine de producteurs installés dans la Drôme approvisionneront désormais la coopérative en tilleul sec, malgré un prix (entre 16 et 18 euros/kg) deux fois plus cher que celui produit en Chine ou en Europe de l’Est. « Le tilleul qu’Unilever va chercher à l’Est coûte certes moins cher à l’achat, mais il passe par le port d’Hambourg, repart à Katowice en Pologne pour être conditionné et revient en France pour être vendu... Nous, entre son lieu de production et l’usine, il fera 180 km », explique Gérard Cazorla. En terme d’empreinte carbone, la démonstration est imparable...

Création d’emplois indirects en France

La qualité joue aussi un rôle : « En Chine ou en Europe de l’Est, ils mettent des additifs et allongent les délais de cueillette quitte à laisser la fleur tourner, ce qui leur permet de vendre à 8 euros le kilo... », déplore Nicolas Chauvet, président du syndicat des producteurs de tilleul des Baronnies, au sud de la Drôme. L’accord ouvre des perspectives, modestes mais réelles, de revivification d’une production locale et d’emplois indirects. « Si le projet de la Scop marche, des personnes qui ne cueillent plus s’y remettront peut-être : ce qui signifie de la taille, de l’entretien, une plus-value paysagère. Et pourquoi pas la création d’un emploi au sein du syndicat, un peu d’investissement dans des cellules de froid ? On peut imaginer la relance d’une petite activité autour de ça dans la région », s’enthousiasme Nicolas Chauvet.
Reste que le cœur de métier historique des ouvriers de Gémenos est bien le thé. Qu’il faut aller chercher en Asie, en particulier au Vietnam. Une filière y est débusquée en 2012, avec le concours de la Fédération agroalimentaire (FNAF) de la CGT et du Conseil général du Val-de-Marne. Olivier Leberquier était sur place courant mai, dans la province du Yen Baie, pour revoir les produits et discuter de leurs prix avec les producteurs de ces « thés vert et noir centenaires de très grande qualité », et pour certains desquels « des processus de certification bio sont en cours » et très avancés.

Commerce équitable en Asie ?

Quid de la dimension sociale à l’autre bout du globe, à l’heure où de nombreuses marques occidentales, dans le textile ou l’agroalimentaire, sont critiquées pour leur recours à du travail indigne ? « On en a tenu compte, assure Olivier Leberquier. En passant un accord avec eux, on assure du travail et donc une certaine autonomie à des ethnies minoritaires vivant dans cette partie du pays où elles cherchent des débouchés économiques. Ensuite, il s’agit d’acheter à un prix qui assure des revenus décents aux producteurs tout en restant à un seuil qui nous permette de proposer un thé accessible à nos clients en France. On ne veut pas vendre un thé réservé aux classes aisées. On tient à ce que ceux qui n’ont pas les moyens de payer 5 euros les 50 grammes puissent eux aussi accéder à des thés de qualité. »
Les discussions en cours ont déjà permis de réduire les prix. Dans la même zone, d’autres thés « d’excellente qualité » mais plus abordables sont en lice. Et la coopérative ne se fournira pas qu’au Vietnam : la Chine, le Laos, le Kenya ou Madagascar sont évoqués. Bienvenue dans le grand bain de la globalisation… Cette quête d’un équilibre idéal entre qualité des produits, prix abordable et rétribution décente, présage encore de longues heures de réflexions et de débats au sein de la coopérative de Gémenos. Cela tombe bien, dans le cadre de leur congé de reclassement, Olivier et Gérard se sont inscrits à Montpellier dans une formation longue de gestion d’entreprise de l’économie sociale et solidaire. « C’est une formation diplômante, se félicite Gérard Cazorla. Et on n’a vraiment pas fait exprès mais les cours débutent le 28 septembre ! » Soit cinq ans, jour pour jour, après l’annonce de la fermeture de l’usine par le géant Unilever. A Gémenos, le goût du thé a celui des anniversaires.
Emmanuel Riondé
Photos : Jean de Peña / Collectif à-vif(s)

Notes

[1] Les Fralib étaient 182 salariés au moment de l’annonce de la fermeture de l’usine de Gémenos par Unilever le 28 septembre 2010.
[2] Cette somme fait partie des quelques 20 millions d’euros cédés au final par Unilever aux ex-salariés de Fralib. Il faut y ajouter les indemnités légales et supra-légales des salariés (autour de 10 millions) et la valeur comptable de l’outil industriel - en l’occurrence le site, l’usine et l’outillage, récupérés par la Communauté urbaine de Marseille Provence métropole en septembre 2012 (estimés à 7 millions).
[3] L’usine qui compte six lignes de production distinctes avec des technologies différentes est en capacité de produire 6000 tonnes par an. Au moment de la fermeture en 2010, elle en faisait encore 3000.
Cet article vous a intéressé ? Basta ! a besoin de ses lecteurs pour poursuivre son travail, faites un don sur bastamag.net.
Basta ! (http://www.bastamag.net) est un site d’information indépendant sur l’actualité sociale et environnementale. Constitué d’une équipe de journalistes et de militants associatifs, Basta ! contribue à donner une visibilité aux enjeux écologiques, aux actions citoyennes, aux revendications sociales, aux mouvements de solidarité et aux alternatives mises en œuvre.