Les agriculteurs français – mais aussi les pêcheurs – sont entrés dans une phase critique de leur histoire. C’est désormais leur existence même, en tant qu’exploitants individuels, qui est menacée de disparition pure et simple, comme cela n’a jamais été le cas au cours des deux millénaires qui les ont précédés.
L’extrême gravité de leur situation résulte de la « prise en tenailles » entre deux contraintes structurelles, qui sont en train de les broyer comme deux mâchoires.

La première mâchoire : l’Union Européenne

Comme l’actualité le démontre chaque jour, la production agricole française souffre énormément de la concurrence étrangère dans la plupart de ses filières comme la viande, les légumes, le vin, les fruits et le lait. Cette concurrence est imposée par les Traités de l’Union Européenne (*1). On peut d’ailleurs dire que la concurrence est l’essence même de la plupart des articles des traités et des directives européennes.
À titre d’illustration, on mentionnera par exemple, dans le Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), les articles 26 (alinéa 2), 28 (alinéa 1 et 3), 30, 34 et 119 (alinéa 2). Sans que l’écrasante majorité des Français n’en aient conscience le moins du monde, ces articles imposent une ouverture totale du marché agricole et, dans le même temps, interdisent de protéger les productions locales et nationales du dumping social, salarial, sanitaire et environnemental que subissent nos agriculteurs depuis les 22 ans et demi qu’est entré en vigueur le Traité de Maastricht. Les textes européens traquent tout ce qui peut s’apparenter de près ou de loin à des quotas, des taxes, des aides publiques, une dépréciation compétitive de la monnaie, ou l’interdiction d’importation d’un produit.
La conséquence de cette chasse frénétique, obsessionnelle, à la moindre mesure de protection sectorielle est aussi simple qu’inéluctable : puisque les salaires agricoles sont plus élevés et que les réglementations sont plus sévères en France que dans le reste de l’UE – a fortiori que dans le reste du monde -, les charges d’exploitation y sont aussi nettement plus élevées. La mise en concurrence sans protection contraint donc les agriculteurs français, encore plus que les agriculteurs des autres pays de l’UE, à lutter pour leur survie en accroissant sans cesse leur productivité.
L’alternative dans laquelle ils sont placés ne souffre aucune discussion : soit ils parviennent à obtenir toujours plus de rendement, soit ils mettent la clé sous la porte.
Pendant de nombreuses années, cette course au rendement et à la survie s’est traduite par un agrandissement constant des surfaces d’exploitation, une intensification des cultures, la traque des pertes de production et un recours croissant aux engrais et pesticides.
Mais ces solutions palliatives n’ont qu’un temps. Après plusieurs décennies de mise en œuvre, ces remèdes sont en train d’épuiser leurs effets. La production agricole française, déjà très efficace, a atteint ses limites dans le cadre réglementaire et social qui est le nôtre. Elle en a même parfois déjà trop fait, en intensification et en recours aux engrais par exemple.
L’agriculture française est donc confrontée à un nouveau et implacable défi : faute d’obtenir la moindre mesure de protection, et faute de pouvoir accroître encore massivement sa compétitivité, elle est désormais dans l’impossibilité de s’aligner sur les autres pays du monde. Sauf si nous consentons à briser notre modèle social et réglementaire pour les harmoniser au niveau des autres.
Très concrètement, cela signifie que l’agriculture et la pêche artisanales françaises doivent, sous peine d’anéantissement, procéder désormais :
  • à la baisse des salaires. Il faut savoir que la charge salariale représente 75% des coûts de production dans les filières légumes, vins et fruits par exemple, ce qui représente un impact déterminant dans la course à la compétitivité.
  • à l’abaissement des normes d’hygiène et sanitaires nationales : elles sont nettement plus élevées en France, dans les filières viandes et lait notamment, mais aussi dans la pêche.
  • à la dégradation des normes environnementales : en règle générale, elles sont plus élevées en France, et dans toutes les filières, que dans les autres pays de l’UE et du monde.
  • à la poursuite effrénée de l’intensification, en augmentant encore et encore l’utilisation de produits chimiques en agriculture.

Production industrielle de poulets aux États-Unis
La ferme-usine des 1000 vaches a été construite sur le territoire des communes de Buigny-Saint-Maclou et de Drucat, près de l’aérodrome d’Abbeville, dans la Somme. Elle est conçue pour gérer de façon industrielle environ 1 000 vaches laitières (à l’origine de son surnom) et une unité de méthanisation de 1,3 mégawatts.
On voit désormais clairement la perspective ainsi tracée par les contraintes européennes – que le projet de grand marché transatlantique TAFTA ne va faire qu’aggraver :
  • une industrialisation forcenée de l’agriculture et de la pêche, devenues de simples filiales de production des multinationales de l’agro-alimentaire et de la distribution,
  • la fin des terroirs (sauf dans les rares sanctuaires bénéficiant de « l’Appellation d’Origine Protégée » : AOP),
  • et la disparition à terme des agriculteurs et des pêcheurs artisanaux, dont les derniers spécimens seront ravalés au rang d’attractions touristiques, comme des Amérindiens parqués dans des réserves.
En bref, il s’agit de la destruction de l’identité bimillénaire de la France agricole.
Cette monstrueuse perspective est, bien entendu, rejetée sans hésitation par l’UPR. Ce rejet constitue d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles nous appelons les Français à se rassembler en urgence pour faire sortir la France des traités européens.

Jean-Pierre, 43 ans, habite à Riom-ès-Montagnes (Cantal). Éleveur célibataire, il vit seul avec sa mère dans l’exploitation familiale. « Les agriculteurs, on nous voit riches avec nos terres…. C’est peut-être « Le bonheur est dans le pré », mais les gens ne voient pas que derrière, il y a les banques, les emprunts… » confie Jean-Pierre, dont les dernières vacances ont été un séjour à l’hôpital. Source : article du Figaro du 29/11/2013 « Les oubliés de nos campagnes »

Le suicide des agriculteurs qui n’arrivent plus à gagner suffisamment d’argent pour rembourser leurs emprunts a pris de telles proportions que les pouvoirs publics ont lancé une ligne téléphonique spéciale pour tenter de sauver les agriculteurs en détresse.

Le mythe de « l’harmonisation vers le haut »

Mais la gravité de la menace qui pèse sur l’agriculture française est cachée à la grande masse des Français. Les responsables des autres partis politiques et des syndicats professionnels préfèrent botter en touche et tenir les habituels propos ambigus et trompeurs du type : « il faut une harmonisation européenne »…
Ce qu’ils ne disent jamais, c’est que si les traités européens ont en effet pour conséquence de forcer à l’harmonisation, cette harmonisation n’a aucune chance de se faire « vers le haut » (c’est à dire vers le niveau français) puisque la sacro-sainte philosophie de la concurrence des euro-atlantistes ne cesse de pousser à l’alignement vers le bas, comme le prouvent à l’envi les décennies écoulées.
Le caractère inéluctable de cette harmonisation « vers le bas » découle de deux logiques concomitantes qui se renforcent l’une l’autre :
  • d’une part, les multinationales de la distribution et de l’agro-alimentaire, dont les lobbyistes sont omniprésents dans les couloirs de Bruxelles, ne sont pas précisément des sociétés philanthropiques. Ce sont des grands groupes qui doivent dégager des profits trimestriels colossaux pour satisfaire aux exigences de leur actionnariat et qui, de ce fait, exercent une pression constante à la baisse sur les prix payés aux producteurs à travers le monde.
  • d’autre part, les pays de l’Union européenne qui ont les conditions salariales et les normes sanitaires les moins contraignantes en matière agricole bénéficient d’un avantage compétitif considérable. C’est cet avantage qui leur a déjà permis de s’emparer de grosses parts de marché, aussi bien en France que dans le reste du monde. Leurs dirigeants n’accepteront jamais une « harmonisation vers le haut » qui ruinerait cet atout décisif, par exemple en alignant leurs salaires sur les nôtres. Rappelons ici que la France ne peut en aucun cas forcer ces pays à modifier les règles européennes à notre avantage et à leur détriment, puisque tout changement des traités européens ne peut se faire qu’à l’unanimité des États-membres (article 48 du traité sur l’Union européenne – TUE).
Les politiciens et les syndicalistes ayant table ouverte dans les grands médias peuvent bien réclamer une « harmonisation vers le haut », toutes leurs déclarations ne peuvent donc rester qu’au stade du vœu pieux et de l’incantation. C’est d’ailleurs exactement ce que l’on constate depuis des années.
La solution au problème est évidemment ailleurs : dans la sortie de ce système européen absurde qui entraîne notre agriculture à la ruine. Comme le dit le proverbe: « Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées ».

Murielle, 54 ans, habite à Signy-L’Abbaye (Ardennes). Son mari était agriculteur. Il s’est suicidé 3 mois avant cette photo. Un autre suicide d’agriculteur a eu lieu quelques jours avant, à 12 km. Source : article du Figaro du 29/11/2013 « Les oubliés de nos campagnes »

Loin, très loin du problème des agriculteurs français…. L’actuel Commissaire européen à l’Agriculture et au développement rural est l’Irlandais Phil Hogan, depuis le 1er novembre 2014. Auparavant ministre de l’Environnement, du Patrimoine et des gouvernements locaux de la République d’Irlande, il y a laissé une traînée de scandales : dépenses somptuaires et inutiles, grossièretés sexistes, etc.
Parmi ses derniers scandales, l’Irish Times a dénoncé le voyage d’agrément, tous frais payés par le contribuable, avec sa maîtresse – son attachée de presse – à Doha, capitale du Qatar. À l’évidence, cet homme préfère la vie luxueuse de l’émirat du Qatar à la vie précaire des agriculteurs français qu’il conduit à la ruine.
La deuxième mâchoire : la guerre des prix dans la grande distribution.
Le 4e Rapport au Parlement de l’Observatoire National de la Formation des Prix et des Marges (*2) qui vient d’être publié en avril 2015 a fait ressortir une baisse des prix à la production, en 2014, sur l’ensemble de la chaine agroalimentaire, de -5% par rapport à 2013.
Cette chute de -5% en un an est considérable. Elle a une conséquence catastrophique sur notre agriculture, car environ 70% des produits agricoles français sont vendus en grande distribution, les autres 30% étant écoulés par la vente directe et l’exportation. Toutes les filières sont concernées, à l’exception du blé dur qui est un produit de base, consommé dans les pays du monde en forte croissance démographique, donc avec une demande toujours croissante et des prix en hausse.
Certains observateurs tentent de se rassurer en montant ce dernier point en épingle et en affirmant que le marché du blé dur est porteur pour les producteurs français. Ce n’est certes pas faux. Mais se porter sur ce créneau impliquerait une spécialisation du métier vers le blé, ce qui est tout bonnement impossible pour environ la moitié de nos exploitations, à cause de facteurs naturels, en plaine ou en montagne. Cela poserait aussi le problème de l’abandon de notre autonomie alimentaire nationale, laquelle ne peut être assurée que par la diversification.
Ce même rapport montre que, dans la plupart des cas et en moyenne, les grandes surfaces de distribution ont récupéré de la valeur ajoutée en 2014 (point également souligné par la revue L’Information Agricole du Rhône, n°2326, page 9).
En d’autres termes, les entreprises de grande distribution profitent de la concurrence étrangère pour faire baisser les prix payés aux agriculteurs français, mais elles ne répercutent ces baisses, selon les produits, que très peu, voire pas du tout, dans le prix de vente aux consommateurs. Les marges de la distribution augmentent donc encore.
On constate ainsi, encore une fois, que les seuls vrais bénéficiaires de la Politique Agricole Commune sont désormais les grandes entreprises de distribution et leurs actionnaires.
Il faut insister sur le fait que cette guerre des prix est AUSSI une conséquence indirecte des traités européens. Car ce sont ces traités qui sont principalement responsables de la baisse du pouvoir d’achat des Français, laquelle résulte du chômage dû aux délocalisations tous azimuts autorisées par l’Union Européenne (article 63 du TFUE).
Les grandes enseignes cherchent à s’adapter à cette baisse globale du pouvoir d’achat en pesant sur les prix payés aux producteurs.

Conclusion

D’un coté les agriculteurs français ne peuvent pas diminuer leurs coûts de production, sauf dans le cadre d’un abaissement drastique des salaires et des normes sanitaires et environnementales.
De l’autre côté, leurs prix de vente sont orientés à la baisse, ce qui engendre une baisse de leurs revenus à court et moyen terme dans le cas général, à long terme dans le meilleur des cas.
L’avenir de l’agriculture française est donc très sérieusement mis en danger par cet effet de ciseaux, qui découle directement des contraintes européennes. Il en résulte que, si notre pays reste dans l’Union européenne, et quelles que soient les divagations sur une « harmonisation vers le haut » à la Saint-Glinglin :
  • le nombre d’agriculteurs et de pêcheurs en France va continuer à diminuer rapidement jusqu’à leur quasi-disparition, au profit d’une agriculture et d’une pêche industrielles de qualité médiocre, destructrice de l’environnement, de l’identité de nos terroirs et de la civilisation agricole de notre pays ;
  • les quelques dizaines de milliers d’agriculteurs français subsistants seront ceux qui ont la chance matérielle de se situer dans des marchés de niche (grâce aux AOP notamment), lesquels sont limités par le pouvoir d’achat des consommateurs.
Précisons que ces marchés de niche sont réservés aux plus riches et ont un impact environnemental très important, car ils contraignent les agriculteurs qui s’y livrent à devoir exporter leurs productions aux quatre coins du monde. Dans le même temps, vu que le pouvoir d’achat des Français baisse, nous devrons aussi importer de plus en plus des produits agricoles « bon marché » de moindre qualité.
Dans tous les cas, le résultat complémentaire de ces évolutions sera une augmentation en flèche de « l’empreinte carbone », du fait d’un recours massif aux exportations et aux importations de produits agricoles. Soit dit en passant, ce résultat nocif est totalement contradictoire avec les « objectifs carbone » proclamés par la Commission européenne en février 2014, qui s’est « engagée » à une réduction de 40% des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2030… (*3)
Il est fondamental que les Français aient une conscience claire de ces sombres perspectives.
Si nous laissons faire, – c’est-à-dire si nous restons dans l’UE -, le pays que nous transmettrons à nos enfants et petits-enfants aura perdu ses agriculteurs, ses pêcheurs, ses paysages, sa douceur de vivre et son âme.
Christophe BLANC
Agriculteur
Responsable national de l’UPR chargé de l’agriculture.
NOTES