Vincent Lindon : « Un film peut faire bouger les choses »
Entretien réalisé par Michaël Mélinard
Vendredi, 22 Mai, 2015
Humanité Dimanche
Acteur et coproducteur de « la Loi du marché », film événement de Cannes en salles depuis le 20 mai, Vincent Lindon a été plébiscité par une standing ovation de plus de 10 minutes. Le regard sensible posé par le cinéaste Stéphane Brizé sur la violence sociale ordinaire, via le parcours et le combat d’un chômeur de longue durée pour conserver sa dignité, a bouleversé la Croisette. Pour l’acteur, rencontré par l ’« HD », ce film est un acte politique. Entretien.
Rencontrer Vincent Lindon, c’est vivre l’expérience trop rare d’un comédien qui va au-delà de l’exercice de promotion d’un film. Comme dans ses rôles, il est là, présent, il incarne. À l’écoute, prêt à rectifier, contredire, préciser, illustrer par le geste et la parole ses digressions et son point de vue, Vincent Lindon, l’homme d’extraction « bourgeoise et aristocratique », est devenu l’un des prolos préférés et les plus crédibles du cinéma français.
Maître-nageur apprenant à un migrant à nager pour l’aider à réaliser son projet fou de traverser la Manche dans « Welcome », grutier dans « Fred », maçon dans « Mademoiselle Chambon », il est aujourd’hui Thierry dans « la Loi du marché », ancien ouvrier au chômage longue durée, contraint de devenir agent de sécurité dans un hypermarché. Pendant des semaines, pour les besoins du tournage, il a déambulé au milieu des clients dans les rayons, endossant la tenue de ses collègues. Il évoque « la Loi du marché » et son amour pour les gens vrais.
HD. Que vous inspire le titre « la Loi du marché », un terme trop souvent utilisé comme un bouc émissaire ?
VINCENT LINDON. Un bouc émissaire est celui qui prend à la place des autres. La loi du marché n’est pas un bouc émissaire mais une définition, un raccourci pour retranscrire ce qu’il se passe. Il serait trop facile d’en faire un bouc émissaire. C’est la réalité. Dans le langage courant, on peut enlever la loi. On entend: « Ben oui, mon gars, c’est le marché. » « La Loi du marché » est un titre formidable, très puissant, violent, incisif, dérangeant, attirant, policier, alors que le film est le contraire d’un polar. C’est aussi une expression terrible. Elle me fait aussi peur que « il n’y a pas de fumée sans feu », qui me gêne parce qu’elle veut dire que tout le monde est présumé coupable. La loi du marché oblige quelquefois les hommes à faire des choses pas bien. Dans le film, il est question de quelqu’un qui va résister comme dans « le Rebelle » de King Vidor, un chef-d’œuvre absolu avec Gary Cooper, qui pourrait être « la Loi du marché » d’il y a cinquante ans. À un moment, un homme est face à un choix. Soit il a des convictions et ne veut pas faire de concessions – mais cela a un coût et pas des moindres –, soit il courbe l’échine, mais cela a aussi un coût, psychologique. Parfois les plus forts arrivent à passer à travers et à dire: « Ce coup-ci, c’est non, je n’irai pas plus loin, j’en ai assez supporté comme ça. »
« DANS MA VIE, CE FILM ARRIVE COMME UNE RÉCOMPENSE. FAIRE THIERRY A REMIS DE L’ESSENCE DANS MON MOTEUR. »
HD. Quel regard portez-vous sur Thierry, votre rôle dans le film ?
V. L. Dans ma vie, ce film arrive comme une récompense. J’ai quelque chose à dire à ce personnage. Il a quelque chose à me répondre. C’est comme si on se disait: « On est de la même maison, Totoche. » Depuis longtemps, j’essaie de ne pas plier sous certaines concessions, de me rapprocher le plus possible, dans mon métier bourgeois, de la tolérance zéro. On propose aux acteurs, aux actrices et aux gens connus, des milliards de facilités. J’essaie de n’en accepter aucune. À force d’avoir essayé, c’est devenu un réflexe. Aller à telle soirée, recevoir tel cadeau, avoir telle réduction, passer à tel média parce qu’il y a telle écoute, quitte à supporter untel ou untel, c’est non. Faire Thierry m’a remis de l’essence dans mon moteur. Ce mec me fait beaucoup de bien. Je l’aime beaucoup. Il est très modeste et ne la ramène pas. Il ne faut pas le faire chier non plus. Il courbe l’échine mais à un moment, il se relève et dit: « C’est fini, stop, j’arrête là. » J’ai adoré être lui. Il y a un libre-échange entre un personnage et un acteur. Une belle association, c’est quand chacun y trouve son compte. J’essaie de donner de la carnation au rôle avec ma façon de bouger, de parler, de rendre ce personnage unique. En échange, le fait de l’avoir interprété, d’avoir été lui, d’être passé par lui – n’exagérons rien – m’a un tout petit peu bougé. J’ai croisé des gens incroyables dans cet hypermarché. C’était formidable de travailler un mois avec eux. C’est moi qui ai vécu ces choses, pas un être factice. On ne me les volera pas. Il vaut mieux l’avoir vécu un petit peu que pas du tout.
HD. Le film s’ouvre sur une séquence à Pôle emploi où Thierry s’agace des incohérences du système ...
V. L. Déjà, il est digne. Il tient debout, il est droit. Il vient pour la énième fois à un rendez-vous à Pôle emploi pour réclamer du travail mais aussi pour dire qu’un truc ne va pas. Il a un côté militant syndical. Il dénonce tout de suite le système qui nous prend pour des bœufs, se fout de nous. Cette scène tend le film tout de suite. Il n’y a pas de présentation cinématographique. On s’en fout de savoir s’il a une voiture, des enfants, une femme, comme si le film faisait: « On verra plus tard. Pour l’instant, on vous parle d’un homme digne qui en bave et veut travailler. »
HD. Pourquoi faire un film sur la crise en temps de crise...
V. L. Je n’y pense pas. On serait à un moment où tout va très bien, vous me diriez: « C’est bizarre de faire un cinéma aussi âpre aujourd’hui. » On ne s’est pas posé la question une seconde. C’est aussi le talent des grands metteurs en scène et des grands films. Comme par hasard, les grands films de Capra sur la crise avec Gary Cooper et James Stewart se font en 1929, 1930 et 1931. Les cinéastes sont en prise directe avec le monde. Soit ils racontent une histoire en costumes, soit ils racontent quelque chose du monde. En fait, les grands cinéastes racontent quelque chose qui reste. Ils tournent d’une manière tellement sincère qu’elle en devient intemporelle. 25 ans après, les gens revoient le film en disant: « On dirait aujourd’hui. »
HD. Quand vous faites « la Loi du marché » ou « Welcome », vous considérez-vous comme un acteur engagé ?
V. L. De fait, oui. Mais je fais des films que j’aime. Je ne me dis pas: « Je vais faire des films engagés. » Ils ont souvent un dénominateur commun. Ils sont civiques ou engagés. J’aime ces personnages. Pendant des années, j’ai parlé de « Pater » (1) avec Cavalier. Au départ, il y avait un père et son fils, un metteur en scène, Alain Cavalier, et un acteur, Vincent Lindon. Puis cela devient doucement un président de la République et un premier ministre. On établit des règles puis on trouve une loi stipulant que les plus hauts salaires français n’excèdent pas 10 ou 15 fois les plus bas salaires. Tout d’un coup, notre idée est reprise. Le message de « Welcome » est passé à l’Assemblée nationale avec l’article L622 (du Code de l’entrée et du séjour des étrangers – NDLR). Parfois, un film entre dans les pages société.
HD. Cela vous gêne-il ?
V. L. Au contraire, je suis fou de joie. C’est ma manière d’amener un peu de civisme, une façon de voter, de faire de la politique souterraine, underground, associative. Un film a une mission. S’il fait couler de l’encre, il peut faire de la politique.
HD. Justement, vous vous êtes engagé deux fois publiquement dans la vie politique ...
V. L. Non, une fois. Mais je n’ai pas envie d’en parler.
HD. Il y a d’abord eu une tribune pour soutenir Jacques Chirac après le 21 avril en 2002 ...
V. L. Ce n’est pas s’engager pour quelqu’un. C’est quasiment un acte obligatoire et civique. On était ce jour-là 82%. Je n’ai pas compris pourquoi nous n’étions pas 100%.
HD. La deuxième fois, c’était pour François Bayrou en 2007 ...
V. L. Je ne me suis pas engagé. Je n’ai jamais eu de carte. J’ai beaucoup apprécié ce type à ce moment. En 2012, j’ai été vers Hollande. Moi, ce sont les hommes qui m’intéressent.
HD. À maintes reprises, dans le film, de petits riens révèlent une violence quotidienne ...
V. L. Ce film cogne dur. Mais il est bourré d’espoir. J’ai envie de croire qu’on est tous sauvables, que le pire monstre du monde est capable de pleurer devant « les Enfants du paradis » ou « le Kid » de Chaplin. Si je perds ça, je suis foutu.
Vincent Lindon, 32 ans de carrière
Né à Boulogne-Billancourt en 1959 dans une famille de la grande bourgeoisie intellectuelle et industrielle, Vincent Lindon se tourne vers la comédie au début des années 1980. Il débute au cinéma en 1983 avec un petit rôle dans « le Faucon » de Paul Boujenah. Après avoir multiplié les seconds rôles, il est le musicien dont s’éprend Sophie Marceau dans « l’Étudiante » de Claude Pinoteau en 1988. Claude Lelouch, Coline Serreau, Pierre Jolivet lui offrent des succès publics dans les années 1990. Sa collaboration régulière avec Benoît Jacquot et son travail dans « Vendredi soir » de Claire Denis lui donnent une véritable crédibilité critique. Au tournant du millénaire, il est devenu l’un des comédiens les plus sollicités du cinéma français. Paradoxalement, malgré cinq nominations au césar du meilleur acteur, il n’a jamais été récompensé.Filmographie sélective1988. « L’Étudiante » de Claude Pinoteau. 1992. « La Crise » de Coline Serreau. 1997. « Le Septième Ciel » de Benoît Jacquot et « Fred » de Pierre Jolivet.1999. « Ma Petite Entreprise » de Pierre Jolivet. 2001. « Chaos » de Coline Serreau. 2002. « Vendredi soir » de Claire Denis. 2005. « La Moustache » d’Emmanuel Carrère. 2007. « Ceux qui restent » d’Anne Le Ny. 2008. « Pour elle » de Fred Cavayé. 2009. « Welcome » de Philippe Lioret, « Mademoiselle Chambon » de Stéphane Brizé. 2011. « Pater » d’Alain Cavalier et « la Permission de minuit » de Delphine Gleize. 2012. « Quelques heures de printemps » de Stéphane Brizé et « Augustine » d’Alice Winocour. 2015. « Le Journal d’une femme de chambre » de Benoît Jacquot, « le Petit Prince » de Mark Osborne (voix française).