Les multinationales inventent les écoles “ low cost ”
Sylvie DUCATTEAU
Depuis une dizaine d’années, les multinationales investissent à grande
échelle le marché jugé lucratif de l’éducation dans les pays en développement.
Leur stratégie ? Proposer des écoles à bas coût visant les populations pauvres.
L’ONU s’inquiète d’une privatisation qui aggrave les inégalités.
Il est 6 h 40. Les enseignants connectent leur tablette numérique au serveur
de la Bridge Academy, le « QG », comment ils l’appellent, quartier général du
réseau d’écoles privées à bas coût qui fleurissent dans les bidonvilles du
Kenya. Les leçons du jour s’affichent à l’écran, de même que l’emploi du temps
de la classe. Le professeur en prend connaissance quelques minutes avant de
retrouver les élèves. Il entre en classe, sa tablette en main. Elle ne le
quittera pas de la journée. L’œil sur l’écran, il procède à l’appel. Il lit le
cours, les consignes et suivant son guide numérique, interroge les écoliers. Le
scénario se répète au même moment dans les 249 écoles du groupe créées depuis
2009, 146 l’an dernier, une tous les trois jours.
Tout commence par une étude de marché
Tout commence par une étude de marché
Le concept repose sur deux mots : rationalisation et standardisation. Tout
commence par une étude de marché. Le projet retenu, l’école est livrée en kit –
plan et matériel pédagogique. Elle sera ouverte en moins d’un mois. Le
bâtiment : un toit de tôles ondulées et des murets de parpaings pour délimiter
les espaces. Pour l’apprentissage : la Bridge Academy a conçu les outils
pédagogiques articulés aux leçons lues par l’enseignant, simple répétiteur. Ce
dernier se voit confier une classe après cinq semaines de formation, en partie à
distance, via Internet. La gestion de l’établissement est assurée par une seule
personne, là encore, à distance avec le quartier général, véritable opérateur.
La facturation, les paiements, la gestion des dépenses, le traitement de la
paie, l’admission des élèves sont non seulement centralisés, mais automatisés
grâce à l’application smartphone de la Bridge Academy. « C’est le système
McDonald’s appliqué à l’éducation. Apprendre la même chose, en même temps,
partout », ironise Sylvain Aubry, chercheur pour l’ONG Global Initiative for
Economic and Cultural Rights.
Derrière la Bridge Academy, se cache une multinationale, le groupe Pearson,
coté en Bourse, premier éditeur mondial de manuels pour l’enseignement.
Philanthrope, il « croit à l’éducation sous toutes les formes, pour tous et
adaptés à chacun », peut-on lire sur son site Internet grand public. Pearson,
ce sont trois filiales : Penguin Group, Pearson Education, et Financial Group,
propriétaire d’une trentaine de titres de presse dont The Economist,
The Financial Times et, jusqu’en 2007, Les Échos. Et un fonds
d’investissement, The Affordable Learning Fund, qui vient d’ailleurs d’être
recapitalisé à hauteur de 46 millions d’euros. S’y côtoient, entre autres, Bill
Gates et, depuis peu, Mark Zuckerberg, le patron de Facebook. Pearson et son
fonds d’investissement sont aux avant-postes de la conquête du marché de la
scolarisation des plus défavorisés. Sa vitrine, la Bridge Academie
International, s’installe en Ouganda, au Nigeria, en Inde. Dix millions d’élèves
y sont attendus dans les prochaines années. Au Ghana, le fonds participe au
financement du réseau Oméga. Vingt écoles sont recensées dans le Grand Accra et
les régions centrales. Elles accueillent 12 000 élèves, de la maternelle au
lycée.
Les écoles Oméga ressemblent à leurs cousines kényanes, à la différence près
que le paiement s’effectue à la journée : 0,70 euro. Le contrôle du paiement est
quotidien via un bracelet électronique dont est muni chaque enfant... Au Kenya,
les familles paient 6 dollars par mois pour l’inscription d’un enfant dans l’une
des écoles de la Bridge Academy. S’y ajoutent des frais d’inscription et de
dossier pour le passage des examens. Le système n’accepte aucune défaillance
pour ces parents des bidonvilles.
« L’école n’a pas d’états d’âme, témoigne Sylvain Aubry. Si la famille ne
paie pas le 5 du mois, l’enfant est immédiatement exclu. Et il ne faut pas
croire que ces écoles soient bon marché. Les parents qui gagnent 1 à 2 dollars
par jour, soit 73 euros par mois au maximum, font d’énormes sacrifices pour y
envoyer leurs enfants. » Des sacrifices dont les filles font très régulièrement
les frais. Les parents ne pouvant payer pour tous leurs enfants sont contraints
de choisir celui qui aura la chance d’être scolarisé. Et, dans la plupart des
cas, ce sont les garçons. « C’est une terrible injustice pour ces familles et
ces enfants de se voir interdire la possibilité d’améliorer leur situation
sociale grâce à l’éducation », déplore Kishore Singh, rapporteur spécial des
Nations unies sur le droit à l’éducation (lire entretien).
Investi par des grandes entreprises internationales, ce marché de l’école low
cost est également convoité par des petits propriétaires privés, qui peuvent
aller jusqu’à installer des écoles dans leurs propres maisons ! Parfois, cette
école fonctionne sans réel enseignant, mais avec de simples recrues fortes de
quelques jours de formation. Il arrive aussi que certains professeurs soient
salariés d’une école publique, où ils sont mal payés et sans statut, et œuvrent
en même temps dans des établissements privés qui reçoivent des subventions de
l’État, dont ce dernier ne contrôle pas l’usage.
Avec ou sans Pearson, l’explosion de la privation de l’éducation touche tous
les pays en voie de développement de tous les continents et prend des formes
diverses. « Le phénomène des chaînes à bas coût se développe surtout en Inde,
dans les pays de l’Est africain, en Afrique du Sud, au Pérou, précise Sylvain
Aubry. Les grands investisseurs anglo-saxons sont très présents. On remarque que
le phénomène explose depuis la crise de 2008. À croire que l’éducation, après
l’achat massif des terres en Afrique, devient le bon filon ! »
La Société financière internationale (IFC), bras armé de la Banque mondiale,
évalue à 380 milliards d’euros le marché de l’éducation privée. « Les écoles et
les collèges ont de nombreux avantages. Ils assurent un revenu régulier et payé
à l’avance », vantait récemment cette organisation, lors d’un appel aux banques
à investir dans l’enseignement privé. La banque américaine Merrill Lynch s’est
également penchée sur les chiffres. Le secteur de l’éducation, public et privé,
est actuellement estimé à plus de 4 trillions (sic) d’euros. Il pourrait
atteindre 7,3 trillions d’euros d’ici à 2017. Autant dire que le gâteau est
alléchant. Les 100 millions d’enfants qui n’ont jamais fréquenté l’école, les
800 millions d’analphabètes adultes sont d’autant plus des clients potentiels de
ces réseaux que le système public doit, de plus en plus souvent, partager
l’argent de l’État avec ces structures à but lucratif.
Un modèle de philosophie utilitariste de l’enseignement
Cette marchandisation galopante de l’éducation commence sérieusement à
inquiéter l’ONU. En octobre 2014, Kishore Singh a présenté un rapport alarmant
sur la réalisation du droit à l’éducation pour tous, appelant notamment les
États à « rejeter toute idée de privatisation de l’enseignement primaire et à
renforcer leurs systèmes publics ». Le discours était pourtant à l’opposé, un
an plus tôt. Irina Bokova, la présidente de l’Unesco, s’était adressée aux
signataires du pacte des Nations unies pour l’investissement dans l’éducation.
Elle avait jugé le mouvement de privatisation « gagnant-gagnant » pour le
monde l’entreprise et pour toute la société. « Le secteur privé n’est pas
simplement un donateur, c’est un partenaire, et même un partenaire clé,
susceptible de jouer un rôle important en anticipant les compétences nécessaires
pour insuffler la croissance aux économies d’aujourd’hui », avait-elle lâché,
soulignant la nécessité de changer « l’optique de l’éducation ». À bon
entendeur... John Fallon, directeur général de Pearson, était au nombre des
auditeurs. Il ne l’avait pas démentie.
La société civile commence toutefois à se faire entendre, dénonçant la piètre
qualité et la philosophie utilitariste de l’enseignement prodigué par ces écoles
privées. À l’automne dernier, soixante-dix organisations ont signé une
déclaration commune à l’occasion du Forum mondial des droits de l’homme, à
Marrakech. Leur inquiétude ? Le soutien officiel apporté par la Banque africaine
de développent (BAD) et le Programme de développement des Nations unies (Pnud) à
la participation du secteur privé dans l’éducation... Leur texte dénonce la
remise en question de l’éducation comme bien public. Caroline Pearce, de la
Campagne mondiale pour l’éducation (GCE), insiste sur l’obstacle que constituent
les frais de scolarité pour l’accès à l’école. « Les accroissements des taux de
scolarisation, particulièrement des filles, ont eu lieu à la suite de
l’élimination des frais de scolarité. » Pas vraiment la priorité des Pearson et
compagnie...
L’éducation pour tous est encore loin d’être réalisée. Les six objectifs de
l’éducation pour tous, fixés en 2000 par le Forum mondial de Dakar, sous l’égide
de l’ONU, ont été atteints par seulement un tiers des pays en 2015. Quinze ans
après l’adoption par la communauté internationale de ces ambitions, seule la
moitié des pays est, par exemple, parvenue à la généralisation de l’enseignement
primaire universel (objectif n° 2). Des constats que devrait souligner l’édition
2015 du « Rapport mondial de suivi sur l’éducation pour tous », rendu public le
9 avril prochain. Ce rapport précédera la convocation d’un nouveau Forum mondial
de l’éducation qui aura lieu à Incheon (République de Corée) du 19 au 22 mai et
qui sera chargé de fixer de nouveaux objectifs aux différents États
membres.
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