Démocratie occidentale ?
Jean-Paul JOUARY
Dire que les pauvres tiennent plus au pain qu’à la liberté politique est un
argument de riche... Ignorer que la démocratie, prise en ce sens global, n’est
un luxe pour personne mais un levier universel d’émancipation humaine, c’est
faire un cadeau inespéré à ceux qui confondent démocratie et monarchie
élective...
A force d’entendre les monarques occidentaux donner des leçons de démocratie
à tous les autres peuples du monde, on en viendrait à oublier l’essentiel de
l’histoire humaine. La conception du passé est falsifiée par tant de caricatures
du présent, qu’on en finirait par croire que nous vivons en démocratie au sens
propre, et que « les autres » n’y sont jamais parvenus. Il faudrait les y aider,
hier par la colonisation, aujourd’hui à coups de bombes. L’ennui, c’est qu’en
réaction à ces discours, dans bien des pays qui en sont privés, certains en
viennent à refuser la démocratie en tant que modèle strictement occidental,
perçu comme inséparable du passé colonialiste de nos pays et de ce qui le
prolonge à notre époque dans la politique et l’économie mondiales. On réalise
difficilement à quel point le monde souffre de ce double tour de passe-passe, y
compris parmi les intellectuels qui, au nom de références révolutionnaires
caricaturées, théorisent l’idée que la démocratie n’est qu’une mystification de
type capitaliste. Un ami ivoirien d’origine indienne m’a convaincu de lire un
petit livre qui balaie radicalement ces quelques propositions : La démocratie
des autres, du Nobel indien Amartya Sen (1).
La « démocratie » ne serait-elle sur le fond qu’un rideau de fumée visant à
masquer et permettre la pérennisation des dominations socio-économiques ?
L’histoire humaine a déjà répondu à cette hypothèse : l’espérance de vie
s’accroît avec l’extension du libre débat public, comme l’illustre de façon
nette la comparaison de l’Inde et de la Chine et même, à l’intérieur de l’Inde,
la comparaison du Kérala avec les autres parties du pays. De même il n’y eut au
XXe siècle aucune famine là où régnait cette culture démocratique de la
discussion publique sans contrainte et sans domination étrangère. L’illustrent
les contre-exemples de la Chine du « grand bond », de l’Indonésie, de la
Thaïlande, de la Corée du Nord ou de l’Inde colonisée, et de dizaines d’autres.
Dire que les pauvres tiennent plus au pain qu’à la liberté politique est un
argument de riche. En réalité, le monde est porteur d’une contradiction qui
brouille la perception et parfois occulte la valeur universelle des principes
essentiels de la démocratie : l’aggravation des conditions de vie, le sentiment
d’insécurité en tous domaines, les menaces de crise et de guerre conduisent à
aiguiser des antagonismes parmi les pires victimes, lesquelles sont conduites à
développer des haines qui les divisent, et à rechercher des « chefs » qui
flattent leur soit-disant « identité » en promettant un pouvoir autoritaire et
expéditif. La démocratie juridique liée aux inégalités violentes tend à détruise
la crédibilité de la démocratie elle-même. Le passé et le présent l’attestent.
Mais en même temps, les peuples privés de libertés aspirent sans cesse davantage
à les conquérir, et ceux qui les perdent déploient invariablement des efforts
héroïques pour les conserver. Kant et Hegel n’ont pas rêvé : malgré les
régressions et obstacles que l’histoire exhibe, l’idée de démocratie manifeste
une tendance globale à l’extension. Et si les puissances dominantes réinventent
sans cesse mille et une manière d’en dévoyer le cours, c’est bien parce que
l’immense majorité des exploités qu’ils dominent a un intérêt absolu à ce que la
démocratie s’approfondisse. En confondant la démocratie avec ses formes dévoyées
on fait toujours le jeu des puissances dominantes.
Autre contre-sens : la démocratie serait une invention occidentale rayonnant
peu à peu sur les autres peuples, retardataires. Certes, l’Athènes antique a
inventé une forme politique extraordinairement novatrice et prometteuse, malgré
son exclusion de la majorité de femmes, esclaves et métèques. Il est clair que
si les pays occidentaux incluaient dans leur fonctionnement institutionnel
toutes les exigences de la démocratie athénienne, les peuples concernés pourrait
s’émanciper de l’essentiel des aliénations et dominations dont ils souffrent
aujourd’hui. Mais croire que la démocratie naît à Athènes c’est se tromper
lourdement, encore une fois, sur l’histoire humaine. Comme j’ai eu l’occasion
d’y insister en d’autres occasions (2), l’extraordinaire créativité
institutionnelle de Mandela s’est enracinée dans les traditions anciennes de son
peuple et de son clan, dont il n’a cessé de rappeler le caractère démocratique
et social. En Afrique, en Asie, aux Proche et Moyen Orient, des millénaires de
pratiques d’essence démocratique sont susceptibles d’enraciner et libérer
d’extraordinaires potentialités politiques et sociales, loin des modèles et des
contre-modèles occidentaux à l’intérieur desquels on y a la fâcheuse tendance à
s’enfermer. Décisions collectivement élaborées, tolérance, écoute des autres,
pluralisme en tous domaines, ouverture d’esprit, idéal du débat public... De
Cordoue à la Mongolie, de l’Indonésie à l’Egypte, de Bagdad et Téhéran à l’Inde,
ces pratiques ont préparé, entouré et assimilé celles que les Athéniens ont
institutionnalisées.
Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on appelle « démocratie » : si l’on
entend par là le seul usage du vote, alors bien sûr il est une façon d’en faire
un mode mystificateur très efficace de domination sociale et de confiscation de
la souveraineté populaire. Mais on oublie trop souvent que le vote ne trouve sa
valeur que dans la traduction d’une volonté construite au sein d’un débat public
libre, contradictoire et informé. C’est là une condition essentielle de la
valeur des votes, comme résultat d’une auto-transformation des citoyens par le
débat et la réflexion collective. C’est même ce qui inquiète les forces
dominantes dans l’idée de votations d’initiative citoyenne : le référendum
français sur le Traité de Lisbonne a prouvé la fâcheuse tendance du peuple à
créer de la pensée et de la pratique lorsqu’il sait qu’il devra trancher
lui-même.
Si Nicolas Sarkozy a eu des propos insultants sur les traditions africaines
et les institutions suisses, c’est sans doute en raison de la nécessité, pour le
capitalisme libéral dominant, de falsifier le sens profond de ce que peuvent
signifier les mots « démocratie » et « république ». Ignorer que la démocratie,
prise en ce sens global, n’est un luxe pour personne mais un levier universel
d’émancipation humaine, c’est faire un cadeau inespéré à ceux qui confondent
démocratie et monarchie élective, mais aussi à ceux qui confondent la lutte
contre les puissances financières avec les régressions idéologiques et éthiques
les plus médiévales. Si la démocratie n’est guère le privilèges des puissances
occidentales, celles-ci peuvent revendiquer le privilège de ses dévoiements les
plus désastreux.
Jean-Paul Jouary
(1) Editions Rivages Poche, 2015.
(2) Notamment dans mon livre Man
(2) Notamment dans mon livre Man
URL de cet article 28695
http://www.legrandsoir.info/democratie-occidentale.html
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