Ces pays vendeurs d’armes qui profitent bien de l’instabilité du monde et du regain des tensions
Les exportations d’armes tricolores se portent au mieux. La France est le cinquième pays vendeur d’armes au monde et l’un des principaux fournisseurs des émirats et dictatures du Moyen-Orient. Un état de fait qui suscite à peine le débat, alors que le Parlement est censé contrôler le respect d’un minimum de critères encadrant ces exportations sensibles. Pire, le gouvernement français se féliciterait presque du regain des « tensions internationales », qui dynamise le complexe militaro-industriel. La France n’est pas une exception en Europe où plusieurs fabricants d’armes sont sous le feu des critiques, comme en Allemagne qui, malgré l’austérité, a allègrement vendu ses équipements à la Grèce. Un premier Traité international sur le commerce des armes doit cependant entrer en vigueur sous l’égide de l’Onu. Enquête et cartes interactives.
Un secteur ne connaît pas la crise : celui des exportations d’armes de guerre. Avec plus de huit milliards d’euros de commandes en 2014, l’industrie française de l’armement a réalisé l’année dernière le résultat « le meilleur jamais enregistré », se félicite le gouvernement [1].
Blindés, missiles, frégates, avions et hélicoptères de combat de fabrication tricolore se vendent bien et un peu partout : en Europe, en Asie, dans les pays du Golfe, et quelle que soit la nature des régimes en place. La France a ainsi livré missiles et frégates au Maroc, des blindés, canons d’artillerie et missiles à l’Indonésie, à l’Arabie Saoudite, aux Émirats arabes unis… Elle a aussi signé des contrats pour des blindés au Gabon et des avions de combat, les Rafale de Dassault, à l’Égypte et au Qatar. Sans oublier un contrat à plus de deux milliards d’euros pour livrer divers équipements au Liban. Le tout financé par l’Arabie Saoudite.
Merci les Saoudiens !
L’Arabie Saoudite est le plus gros client des fabricants d’armes français en terme de volume financier des contrats. À lui seul, le royaume saoudien a passé plus de 3 milliards d’euros de commandes en 2014. C’est aussi le deuxième plus gros importateur d’armements au monde [2]. Rappelons que depuis le printemps, le royaume saoudien mène une intervention militaire au Yémen, pour soutenir le président en exil et contrer la rébellion houthiste. Le Yémen n’est pas l’Ukraine. Si la livraison des porte-hélicoptères Mistral à la Russie a été annulée pour cause d’interventionnisme russe contre Kiev, pas question de s’interroger en France sur ce qui se passe à la pointe de la péninsule arabique.
Infographie interactive : Qui sont les 10 premiers pays vendeurs d’armes et les 10 pays qui en achètent le plus ? En cliquant sur « exportateurs », vous aurez la réponse à la première question. La France, par exemple, est en 5ème position, derrière les États-Unis, la Russie, la Chine et l’Allemagne. En passant votre souris sur l’icône, le montant des exportations s’affiche : la France a exporté 7,3 milliards de matériel militaire sur la période 2010-2014. En cliquant sur l’icône, vous visualiserez ses plus gros clients sur la période : Maroc, Chine et Émirats Arabes Unis. Notez que la Grèce a été l’un des principaux clients de l’Allemagne, qui lui a imposé l’austérité... Pour savoir qui sont les plus gros importateurs d’armement et leurs trois principaux fournisseurs, faites de même en cliquant sur « les importateurs ».
En Allemagne, quatrième exportateur d’armes au monde et l’un des cinq principaux fournisseurs de l’Arabie Saoudite, les Verts et le parti de gauche Die Linke n’ont pourtant pas tardé à s’interroger : des armes allemandes sont-elles impliquées dans l’intervention au Yémen ? « L’aviation militaire saoudienne est équipée d’avions de combat de type Tornado et Eurofighter qui ont été livrés par le Royaume Uni mais contiennent des composantes venues d’Allemagne », souligne le député Die Linke Jan van Aken dans une question posée à son gouvernement le mois dernier. Et de poursuivre : « L’aviation militaire saoudienne reçoit directement d’Allemagne des missiles Iris. Le fusils d’assaut G36 du fabricant allemand Heckler & Koch est aussi produit dans le royaume. » Le député a demandé au gouvernement allemand si les exports avaient continué depuis le début de l’intervention militaire saoudienne au Yémen. La réponse est claire : oui. En avril 2015, Berlin a autorisé la vente à l’Arabie Saoudite de diverses composantes d’équipements militaires, pour un montant de plus de 12 millions d’euros.
Vive l’instabilité génératrice d’exportations d’armes !
L’inquiétude de l’opposition allemande est légitimée par les alertes lancée par Amnesty International sur les nombreuses victimes civiles du conflit, touchées à la fois par des tirs de la coalition menée par l’Arabie Saoudite et par ceux des insurgés houthistes. « Jusqu’ici, les deux côtés ont manifesté une indifférence effrayante face aux effets létaux de leurs actions sur les civils », signale l’ONG. Les exportations d’armes allemandes vers les pays du Golfe font débat depuis déjà plusieurs années outre-Rhin. Le ministre de l’économie Sigmar Gabriel avait d’ailleurs freiné la vente de centaines de chars allemands au royaume saoudien l’année dernière. Rien de tel n’est à attendre de Paris.
« Les tensions internationales poussent de nombreux États à renforcer leurs capacités militaires, en particulier dans les zones les plus instables (Moyen-Orient) ou les espaces sur lesquels la souveraineté est disputée (mer de Chine), et des contrats importants ont été conclus en 2014. Dans cet environnement incertain, la France est parvenue à augmenter de façon très nette ses exportations de défense », se félicite le gouvernement dans son dernier rapport au Parlement sur les exports d’armes, rendu public le 2 juin. Pour Patrice Bouveret, président de l’Observatoire des armements, une association qui milite et informe depuis plus de 30 ans sur ces questions, « ce nouveau rapport est dans la ligne des précédents : il met en avant les bienfaits des exportations d’armes ». Le militant déplore le manque de précision des informations, notamment sur le type de matériel livré. « Et pourtant, ces ventes se font au nom de la France. En tant que telles, elles impliquent les Français. »
« Ces ventes se font au nom de la France »
Ces exportations d’armes se font sous le contrôle du gouvernement. Les industriels de la défense ne peuvent pas vendre ce qu’ils veulent à qui ils veulent. Les décisions d’exporter sont prises par le Premier ministre, sur avis de la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre, composée des ministères des Affaires étrangères, de la Défense et de l’Économie. Le commerce des armes doit respecter une série de règles internationales. Des pays comme la Côte d’Ivoire, la Libye, l’Iran ou la République centrafricaine sont par exemple sous embargos décidés par le Conseil de sécurité des Nations unies. Le Soudan, le Soudan du Sud, la Syrie, la Chine sont sous embargo de l’Union européenne.
Mais ceux-ci n’ont pas empêché la France de fournir des armes aux rebelles syriens en 2013, ni l’Allemagne aux kurdes combattant contre l’EI (le groupe Etat islamique). Pas plus que l’embargo européen sur les ventes d’armes à la Chine n’a bloqué Paris dans ses livraisons de plus de 500 millions d’euros d’armements à Pékin entre 2010 et 2014 [3]. Il est vrai que cet embargo, décidé en 1989 après la répression de Tiananmen, est remis en question régulièrement depuis plus de dix ans en Europe. Mais il n’a officiellement pas été levé.
Des critères de prudence bafouées
La position commune des pays de l’UE, adoptée en 2008, soumet aussi les autorisations à des critères comme le respect par le pays destinataire des droits de l’homme et du droit humanitaire international, la situation interne dans le pays de destination, la préservation de la paix, de la sécurité et de la stabilité régionale, l’attitude du pays acheteur envers le terrorisme, l’existence d’un risque de détournement du matériel et la compatibilité des exportations d’armes avec la capacité économique du pays bénéficiaire.
L’interprétation de ces critères est laissée à la liberté des États exportateurs. Manifestement, la majorité d’entre eux jugent qu’ils ne concernent pas l’Arabie Saoudite (avec la France, le Royaume Uni, l’Allemagne et l’Espagne sont de gros fournisseurs d’armes au royaume saoudien), ni Israël. La France semble estimer que ces règles sont compatibles avec la vente d’avions de combat à l’Égypte du président Al Sissi. La position commune stipule pourtant que les États « refusent l’autorisation d’exportation s’il existe un risque manifeste que la technologie ou les équipements militaires dont l’exportation est envisagée servent à la répression interne » (voir notre article).
« Depuis son arrivée au pouvoir en juin 2014, le président Abdel Fattah al-Sissi a laissé s’instaurer une situation d’impunité qui a permis aux forces de sécurité de commettre des meurtres de masse sans être inquiétées et d’emprisonner des centaines de manifestants pacifiques », signalait Human Rights Watch en janvier. Qu’importe : en 2014, la France a livré plus de 100 millions d’euros de matériel militaire à l’Égypte, et accepté des commandes de plus de 830 millions d’euros. En février 2015, Paris et Le Caire signent un nouveau contrat pour la fourniture de 24 avions de combat Rafale.
Armes légères allemandes pour cartels mexicains et colombiens ?
Le critère de « compatibilité des exportations avec la capacité économique du pays bénéficiaire » passe aussi parfois à la trappe. « Le mépris du critère a été manifeste lors des exports massifs d’armes allemandes et de biens militaires à la Grèce, encore en 2010, alors qu’il était connu depuis longtemps que la Grèce n’aurait pas les moyens de les payer », soulignaient des députés verts en mai [4] En 2010, l’Allemagne a exporté pour 403 millions d’euros de biens militaires vers la Grèce. Et 812 millions vers le Portugal [5]. Avant de leur imposer de brutales politiques d’austérité... Plusieurs enquêtes pour faits de corruption dans les ventes d’armes à la Grèce ont été engagées en Allemagne. L’entreprise Rheinmetall a ainsi accepté de payer une lourde amende – 37 millions d’euros ! – pour des faits de corruption dans les ventes grecques.
Infographie interactive : Qui vend quoi ? En faisant passer votre souris sur l’un des dix plus gros marchands d’armes, vous visualiserez quels types de matériels militaires ils commercialisent et les entreprises qui les fabriquent. Vous pouvez aussi procéder de la même manière par type d’armes. Bon marché (de la mort) !
Pire, il est même possible que des producteurs d’armes exportent malgré les interdictions de leur propre gouvernement. Le fabricant allemand d’armes légères Heckler & Koch, qui écoule des pistolets automatiques, des fusils d’assaut et leurs munitions vers le monde entier [6] est ainsi sous le coup d’une enquête pour des ventes illégales vers certains États particulièrement instables du Mexique. Parmi eux, le Guerrero, là où 43 étudiants ont été assassinés l’année dernière avec la complicité de la police locale.
C’est un militant pacifiste, Jürgen Grässlin, qui a déposé plainte contre l’entreprise en 2010. Un autre fabricant allemand d’armes légères, Sig Sauer, fait lui aussi l’objet d’une enquête pour des exportations illégales de pistolets vers la Colombie notamment. En attendant les résultats de l’enquête, l’entreprise s’est déjà vu interdire tout contrat.
Un nouveau traité pour « limiter la corruption »
Les régulations existantes en Europe semblent totalement inefficaces. Le commerce global des armements a d’ailleurs encore augmenté ces dernières années. Le nouveau traité international, en vigueur depuis décembre, va-t-il y changer quelque chose [7] ? « Ce traité est une grande avancée au plan universel », estime Aymeric Elluin, chargé de campagne à Amnesty France. C’est le premier traité international visant à réglementer les transferts d’armes classiques : chars, blindés, hélicoptères et avions de combat, navires de guerre, missiles, systèmes d’artillerie, armes légères… Il vise à obliger les États à évaluer les risques des ventes d’armes avant d’en autoriser l’exportation.
Le texte impose par exemple de tenir compte des risques de corruption, pour la paix et la sécurité, mais aussi de violations graves des droits de l’homme ou du droit international humanitaire. Les États devront aussi communiquer les informations sur leurs ventes d’armes. « Le traité vise à introduire, à côté des intérêts légitimes des États en terme de sécurité, d’économie ou de géopolitique, le nécessaire respect des droits des populations civiles, qui souffrent des armes et de leurs mauvaise utilisation », analyse Aymeric Elluin.
130 États ont signé le traité pour l’instant. 69 l’ont ratifié, dont la France et quasiment toute l’Union européenne [8]. Une première conférence des États parties se tient cet été pour décider de ses modalités de mise en œuvre. « Il faudra un peu de temps pour évaluer les effets du traité. Mais nous sommes sceptiques sur son efficacité, explique Patrice Bouveret, de l’Observatoire des armements. Il va limiter certains trafics, mais pas les transferts d’armes dans leur ensemble. Ce n’est pas un traité de réduction du commerce. Il s’agit ici simplement de mieux réguler. Et de limiter la corruption, qui favorise les plus gros. Pour que le traité soit réellement contraignant, il faudrait une instance supranationale chargée de vieller au respect des règles établies. »
« Pour réguler, la France ne se presse pas »
Reste à transposer rapidement le traité dans les législations nationales. La France va-t-elle montrer l’exemple ? Il est permis d’en douter. « La France a pris son temps pour signer, puis pour ratifier le traité sur le commerce des armes », estime Corinne Bouchoux, sénatrice écologiste. Elle fait partie des rares parlementaires français à s’intéresser à la régulation de ce commerce très particulier. « Nous sommes très pro-actifs pour soutenir les ventes d’armes, mais pour la régulation, la France ne se presse pas. »
Le pays n’a par exemple toujours pas transposé une recommandation du Conseil de sécurité pour punir la violation des embargos sur les armes. La résolution de l’ONU date pourtant de 1998 ! Un projet de loi [9] est dans les cartons depuis des années. Le gouvernement promet l’adoption prochaine de ce texte. Faut-il le croire, alors qu’il annonçait la même chose en 2012 ? Rien ne s’est passé depuis. « La France a adopté un projet de loi pour être en règle avec ses obligations internationales, mais ne le soumet pas au vote pour pouvoir rester dans une zone grise », analyse Patrice Bouveret.
Paris est plutôt dans une logique de soutien aux exportations [10]. C’est que « les exportations de défense sont nécessaires à la préservation de notre base industrielle et technologique de défense », écrit le gouvernement [11]. Et l’État actionnaire en demeure l’un des principaux bénéficiaires via ses participations dans le groupe Airbus (ex EADS), Safran ou Thales « Certes, l’industrie de défense française existe aussi parce que les exportations permettent de réduire les coûts et d’entretenir un savoir faire technologique, concède Aymeric Elluin. Mais il y a une logique de pousser à l’extrême ces exportations, avec des risques de dérapages complets, et de voir ces armes associées à des crimes de guerre. »
Qu’en pensent les salariés des usines d’armement ?
Autre argument incontournable : l’emploi. 27 500 emplois « directs et indirects » sont liés aux exports d’armements français, selon les chiffres du gouvernement. Qu’en pensent les salariés du secteur ? « Les armes ne sont pas des marchandises », dit Jean-Pierre Brat, électromécanicien et délégué central CGT à Nexter, une filiale du Groupement industriel des armements terrestres (GIAT), qui fabrique blindés et artillerie.
Cette ancienne entreprise d’État va très prochainement être privatisée, ainsi que ses filiales. Le gouvernement l’a décidée cette année dans l’article 47 de la loi Macron, en cours d’adoption. À terme, le rapprochement avec le fabriquant allemand de chars Krauss-Maffei Wegmann (KMW) est prévu. « Ce projet n’a pas d’autres buts que l’exportation. L’objectif, c’est de se positionner sur les marchés de l’autre. Chacun veut faire grandir son réseau commercial pour vendre plus. Et tout ça va passer par une rationalisation. » Le futur siège de l’entreprise prendra par exemple place aux Pays-Bas, un pays qui offre des conditions fiscales avantageuses. « Et avec un siège en Hollande, nous n’aurons plus de représentant du personnel au conseil d’administration », déplore Jean-Pierre Brat. « Cette opération peut aussi avoir des conséquences sur l’emploi. » Face aux réductions des budgets militaires en France et en Europe, le militant CGT revendique plutôt une diversification des productions plutôt qu’une course aux exportations.
« Nous ne sommes pas opposés à toutes les exportations, parce qu’il y a des pays qui ont fait le choix de ne pas avoir d’industrie d’armement et qui doivent bien avoir une défense nationale. Mais ces contrats d’armement doivent se faire sous le contrôle de la représentation nationale », estime Jean-Pierre Brat. Un contrôle accru du Parlement que la sénatrice communiste Cécile Cukierman appelle de ses vœux : « Mais il y a évidemment des parlementaires qui se satisfont de l’entre-soi… » Il est vrai que le Sénat compte parmi ses élus l’ancien patron de l’une des plus grandes entreprises d’armements françaises, Dassault.
Rachel Knaebel
En photo : Un char Leclerc, fabriqué par Nexter (ex Giat), entreprise publique en cours de privatisation / CC marcovdz
Infographies : Germain Lefebvre
Méthodologie
Les visualisations sont réalisées à partir des données de l’organisation non gouvernementale suédoise Sipti. Pour cette raison, le classement des principaux clients de la France n’est pas le même que celui indiqué dans le rapport sur les exportations d’armements français remis par le gouvernement au Parlement. Les chercheurs de Sipri utilisent leur propre indicateur pour apprécier la valeur d’un armement, qui ne correspond pas uniquement à la valeur affichée dans le contrat (qui peut inclure d’autres prestations que la livraison de matériels militaires), mais à une estimation de la valeur réelle des matériels transférés. Par ailleurs, l’ONG ne comptabilise que les livraisons, alors que le rapport français couvre aussi les commandes. Ces données ne prennent pas en compte les armes légères et de petit calibre, ainsi que de nombreux composants.