Le véritable ennemi est à l’intérieur par Chris Hedges
Source : Truthdig, le 06/09/2015
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
Steve Mann / Shutterstock
Si vous ne vous vouez pas à la destruction de l’empire et au démantèlement du militarisme américain, alors vous ne pouvez pas vous considérer comme étant de gauche. Le sujet n’est pas accessoire, c’est LE sujet. C’est pourquoi je refuse d’accorder un blanc-seing à cette campagne de Bernie Sanders pour les élections présidentielles, alors qu’il refuse d’affronter l’industrie militaire ou les crimes de l’empire, y compris le soutien états-unien au lent génocide du peuple palestinien. Tant que nous ne détruirons pas notre machine de guerre perpétuelle, aucune réforme authentique, démocratique, sociale, économique ou politique ne sera possible.
Ceux qui défendent l’armée et profitent de la guerre, ceux-là sont nos vrais ennemis. Ils se servent de la peur, renforcée par le racisme, comme d’un instrument qui les aide à abolir les libertés civiles, écraser toute contestation pour finir par éteindre la démocratie. Pour produire des armes et financer l’expansion militaire, ils ruinent les économies domestiques en détournant les ressources, l’expertise scientifique et technique et une part faramineuse des fonds d’état. Ils se servent des militaires pour mener des guerres inutiles et interminables dans le but d’enrichir des entreprises comme Lockheed Martin, General Dynamics, Raytheon et Northrop Grumman. La guerre est une affaire. Et quand les généraux partent à la retraite, devinez où ils vont « travailler »? Les profits gonflent. La guerre ne s’arrête jamais. Des régions entières sur la Terre vivent dans la terreur. Notre pays se fait éviscérer et se trouve à devoir vivre sous ce que le philosophe Sheldon Wolin appelle le « totalitarisme inversé ». Il semble que les libertariens aient compris de quoi il retourne. Il est temps que la gauche se réveille.
« La société bourgeoise est face à un dilemme », écrit la socialiste Rosa Luxembourg, « évoluer vers le Socialisme ou retourner à la barbarie… Nous faisons face à un choix : la victoire de l’impérialisme et le déclin de toute culture, comme dans la Rome ancienne – annihilation, dévastation, dégénérescence, un cimetière à ciel ouvert – ou la victoire de la classe ouvrière internationale contre l’impérialisme et son système, la guerre. Tel est le dilemme de l’histoire du monde, soit ceci, soit cela, les dés en seront jetés par le prolétariat conscient de sa position sociale. »
L’armée américaine et ses hordes de sous-traitants privés sont les hommes de main et les tueurs à gages des multinationales, dont la plupart ne paient aucun impôt. La jeunesse au chômage sert de chair à canon. L’armée américaine est la servante du capitalisme depuis le génocide des Indiens, perpétré pour le profit des spéculateurs fonciers, des sociétés minières, des marchands de bois et des chemins de fer. L’armée a répété ce massacre aveugle à la fin du 19e siècle lors de notre expansion impériale à Cuba et aux Caraïbes, en Amérique centrale et tout particulièrement aux Philippines. La force militaire permet aux multinationales d’étendre leur marché et de piller le pétrole, les minerais et les autres ressources naturelles, tout en gardant les populations appauvries sous le joug de régimes corrompus et brutaux. Les maîtres de la guerre sont la lie de la terre.
Ce sont les profiteurs de guerre et les militaires, comme Seymour Melman l’a fait remarquer, qui ont conspiré après la Seconde Guerre mondiale pour conserver le pays en état de guerre totale, poussant l’économie à continuer à produire d’énormes quantités d’armes en temps de paix. La perpétuelle économie de guerre est maintenue par la peur – des communistes pendant la Guerre froide et des djihadistes islamistes aujourd’hui. Cette peur n’est pas seulement utilisée pour légitimer des dépenses militaires exorbitantes, mais aussi pour écraser l’opposition intérieure. Les capitalistes et les militaires, qui ont réussi à mener ce que John Ralston Saul appelle un “coup d’état au ralenti”, ont utilisé leur influence politique et économique pour démanteler les programmes et les politiques mis en place pendant le New Deal. Voici ce que Brian Waddel écrit à propos de ce processus :
Les exigences de la guerre totale ont fait renaître les pouvoirs des multinationales, permettant aux chefs d’entreprise, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, d’avoir une influence importante sur les décisions politiques concernant les mobilisations guerrières. Les chefs d’entreprise et les militaires ont formé une alliance guerrière très efficace, qui n’a pas seulement bloqué les politiques du New Deal, mais qui en a empêché toute alternative. Les préoccupations internationales ont supplanté l’activisme domestique. Ainsi fut mis en place un empire américain vaste et plus puissant, un empire informel hors de son propre hémisphère.
La machine de guerre n’est pas, et n’a jamais été, une force conduisant à la liberté ou la démocratie. Elle ne nous apporte pas la sécurité. Elle ne rend pas le monde plus sûr. Et au plan intérieur, son immense pouvoir économique et politique qui inclut sa gestion de la sécurité et de la surveillance de l’état de même que ses contrats de défense faramineux se sont mués en l’institution la plus dangereuse qui soit en Amérique.
Les dépenses militaires saignent le budget fédéral ; elles représentent – officiellement – 598,49 milliards de dollars par an, soit 53,71% de l’ensemble des dépenses. Ceci n’inclut cependant pas les allocations versées aux vétérans (65,32 milliards de dollars par an) ou les coûts dissimulés dans d’autres budgets et qui voient l’armée et les profiteurs de guerre soutirer pas moins de 1 600 milliards de dollars par an des poches du contribuable. La classe ouvrière et la classe moyenne financent les interminables guerres en Irak, Afghanistan, Pakistan, Somalie, Yémen et un paquet d’autres pays tout en supportant des programmes d’« austérité » invalidants, une lourde servitude de la dette, des infrastructures qui tombent en ruine, un sous-emploi et chômage chroniques et une répression interne croissante.
L’industrie de la guerre, se repaissant de la carcasse de l’état, devient de plus en plus grasse et puissante. Il n’y a là rien d’unique. C’est ainsi que tous les empires sont mangés de l’intérieur. Tandis que nous nous appauvrissons et perdons nos droits, les outils utilisés pour maintenir l’ordre aux marches de l’empire – drones, police militarisée, violence arbitraire, perte des libertés civiles, sécurité et surveillance – nous sont appliqués. Nous avons régressé, sous l’effet du poison de l’empire, en pays du Tiers-monde pourvu d’armes nucléaires. Nous sommes dirigés par une oligarchie omnipotente et sa Garde Prétorienne. La classe politique, républicaine et démocrate, danse sur la musique que jouent ces oligarques et militaristes et chante les paroles qu’ils leur dictent.
C. Wright Mills dans “L’élite du pouvoir” sonne l’alarme d’une machine militaire qui non seulement tient en otage la vie politique et économique de la nation, mais qui a également la possibilité de former l’opinion publique. Selon un rapport de l’Associated Press en 2009, le Pentagone dépense 4,7 milliards de dollars par an et utilise 27 000 employés pour la publicité, les opérations psychologiques et les relations publiques. Mais des millions de dollars supplémentaires alloués à la propagande sont dissimulés dans des budgets secrets. Le Pentagone place ses commentateurs et ses experts sur les ondes, produit des “actualités” pour la presse, finance une publicité omniprésente, organise des banquets pour les capitalistes de Wall Street et les élus et contrôle comment Hollywood et la télévision présente la guerre et les militaires. Mills écrit :
… Dans toute l’Amérique pluraliste, il n’y a pas d’intérêt – il n’y a pas d’alliance possible d’intérêts – qui ait autant de temps, d’hommes, d’argent, pour concurrencer efficacement les opinions présentées jour après jour par les seigneurs de guerre et ceux qu’ils emploient.
Et d’abord, cela veut dire qu’il n’y a pas de débat public libre sur les questions militaires. Mais cet état de fait est évidemment en ligne avec l’entraînement du soldat professionnel à commander et à obéir, et avec son état d’esprit, qui n’est certainement pas celui d’une société habituée à la discussion et dans laquelle les décisions sont soumises au vote. Il est également en ligne avec la tendance à remplacer, dans une société de masse, une autorité explicitement questionnable par de la manipulation et aussi avec cette caractéristique de guerre totale d’abolissement de la barrière entre soldat et civil. La manipulation de l’opinion civile et l’invasion des esprits par les militaires sont aujourd’hui d’importants moyens par lesquels le pouvoir des seigneurs de guerre s’exerce sans discontinuer.
L’étendue de la publicité militaire et l’absence d’opposition à celle-ci signifie aussi que ce n’est pas seulement que telle proposition ou tel point de vue est mis en avant. Elle signifie qu’en l’absence de vues différentes, la plus haute forme de la guerre de propagande peut être menée : la propagande pour une définition de la réalité dans laquelle seuls certains points de vue limités sont possibles. Ce qui est décrété et sur lequel on insiste est la métaphysique militaire – la manière de voir qui définit la réalité internationale comme étant fondamentalement militaire. Les publicistes des militaires n’ont pas vraiment besoin de travailler dur pour endoctriner ceux dont l’opinion compte : ils ont déjà accepté cette manière de voir.
L’avidité crue et la violence qui définissent l’empire, bien comprises par des auteurs comme Joseph Conrad, Eduardo Galeano et Arundhal Roy, sont masquées à l’intérieur de l’empire par les paroles creuses du patriotisme et du nationalisme, qui sanctifient l’auto-exaltation et le racisme. La guerre impériale se mue par la magie de la propagande en un spectacle grandiose. Galeano a écrit un jour « chaque fois qu’une nouvelle guerre est déclarée au nom de la lutte du bien contre le mal, les morts sont toujours les pauvres. C’est toujours la même histoire qui se répète encore et encore. »
L’hypermasculinité qui règne dans l’institution militaire, qu’ont célébrée Hollywood et les médias, apparaît comme séduisante à une sous-classe cantonnée à des emplois subalternes et sans avenir. Les empires fondent sur ces réservoirs de main-d’œuvre frustrée comme des vautours. Ils manipulent leur sentiment d’impuissance. C’est la raison pour laquelle les capitalistes créent des travailleurs surnuméraires. Ceux qui désespèrent de pouvoir se faire une place dans la société sont une proie facile pour l’armée et des candidats idéaux pour les emplois sous-payés, sans avantages ni sécurité d’emploi. Notre société capitaliste et néoféodale est voulue.
Il est fort rare de retrouver dans l’armée les fils et filles des élites. L’armée attire celles et ceux que le néo-libéralisme a marginalisés, et ce même dans le cas des académies comme celle de West Point. Avant qu’ils rejoignent l’armée, on observe souvent qu’une identité clairement définie leur fait défaut, qu’ils n’ont pas vraiment réfléchi au sens des choses. Ils sont terrorisés par le fait d’être constamment poussés vers le fond. Ils sont particulièrement vulnérables à l’endoctrinement. L’Armée enseigne aux soldats, aux marins, aux aviateurs et aux Marines non pas à penser, à remettre en cause postulats et structures, mais à obéir, à être des durs, à être forts. Cette culture hyper masculine glorifie l’état et la violence d’état. Elle fait que tous les êtres humains qui se situent hors du Cercle sacré sont considérés comme des choses qu’il s’agit de contrôler ou d’exploiter. Elle crée un monde binaire fait de Bien et de Mal. Elle encense la violence, particulièrement la violence masculine. Voilà pourquoi le viol est endémique dans l’Armée. Voilà pourquoi la pornographie et la violence contre les femmes sont omniprésentes dans cette culture. Sont bannies en revanche : la tendresse, la sollicitude, l’empathie, et, avec elles, la curiosité intellectuelle et l’expression artistique. Ceux qui sont faibles et vulnérables méritent d’être mis de côté. Nos ennemis méritent la mort. C’est une culture mortifère, un élixir funeste que nous absorbons en longues gorgées.
W.E.B. Du Bois nous prévient : l’Empire a été l’outil principal pour casser la classe ouvrière en Europe, puis ensuite aux États-Unis. Alors que les ouvriers s’organisaient et se battaient pour défendre leurs droits et des salaires décents, les maîtres de l’Empire commençaient à déplacer la production vers des pays plus faciles à contrôler, des pays peuplés de “gens plus noirs”. Ce transfert est maintenant largement réalisé.
“Ici, il n’y a pas de syndicats, de votes, de spectateurs qui posent des questions ou de consciences gênantes,” écrit Du Bois. “Ces hommes peuvent être utilisés jusqu’à ce que leurs os soient usés et tués ou estropiés au cours d’”expéditions punitives” s’ils se révoltent. Dans ces terres noires, le “développement industriel” peut reproduire dans une forme exagérée toute l’horreur vécue en Europe, depuis l’esclavage et le viol jusqu’à la maladie et la mutilation, avec un seul critère de réussite – les dividendes.”
Du Bois savait aussi que les coûts de maintien de l’empire étaient couverts par les profits. Il pose la question : “Pourquoi les nations se soucieraient du coût de la guerre, si la dépense de quelques centaines de millions en acier et en poudre à canon leur permet de gagner des milliers de millions en diamants et en cacao ?”
La réalité de l’empire est quasiment impossible à voir de l’intérieur. Ceux qui disent la vérité sont bannis des ondes. Ils sont condamnés comme traîtres ou “antiaméricains”. Les pleurs des victimes de l’empire sont rarement entendus. Les crimes de l’empire sont rendus invisibles. La cupidité des faiseurs de guerres, et la corruption et la malhonnêteté des courtisans qui servent l’empire (politiques, juges, intellectuels, médias) est barrée à la vue du public. L’image de l’empire est scénarisée comme un film de Walt Disney. Ce récit mythique est disséminé par l’état dans les films, à la télévision, dans les journaux, les églises, les universités. C’est un mensonge. Mais un mensonge qui marche. Et il marche parce que nous le voulons. Il conforte nos illusions sur nous-mêmes : que nous sommes un peuple vertueux, que Dieu nous a distingués des autres, que notre civilisation est la meilleure, que nous avons été désignés pour diriger le monde et le rendre plus sûr, que nous sommes la nation la plus puissante et la plus vertueuse du monde, que nous sommes toujours assurés de la victoire, et que nous avons le droit de tuer au nom de nos valeurs nationales – valeurs déterminées par notre intérêt personnel, mais que nous définissons commodément comme universelles.
Noam Chomsky, peut-être plus que tout autre intellectuel américain, a mis à nu les forces latentes du totalitarisme qui sont parmi nous et nous a alertés sur la contagion de l’empire. Il dit :
Les plus engagés avec le totalitarisme identifient l’état et la société, son peuple et sa culture. Donc ceux qui critiquaient la politique du Kremlin sous Staline étaient condamnés comme “antisoviétiques” ou comme “haïssant la Russie”. Leurs équivalents à l’Ouest, qui critiquent la politique du gouvernement américain, sont “antiaméricains” et “haïssent l’Amérique” ; ce sont les termes couramment utilisés par les intellectuels, y compris les libéraux de gauche, qui sont si attachés à leurs instincts totalitaires qu’ils ne peuvent même pas les voir, encore moins comprendre leur honteuse histoire. Pour les totalitaristes, le “patriotisme” se confond avec la défense de l’état et de sa politique avec de faibles protestations justifiées par un échec possible ou des coûts excessifs. Pour ceux dont les aspirations sont plus démocratiques que totalitaires, « patriotisme » veut dire attachement au bien-être et à l’amélioration de la société, du peuple, de sa culture. C’est un sentiment naturel qui peut être réellement positif. Ce sentiment est partagé par tous les activistes sérieux, je suppose, sinon, pourquoi prendre le risque de faire ce que nous faisons ? Mais la sorte de « patriotisme » cultivé par les sociétés totalitaires et les dictatures militaires, et que dans les sociétés plus libres une partie de l’intelligentsia a déjà adopté comme une seconde nature, est l’une des pires maladies de l’histoire humaine, et elle aura probablement raison de nous avant longtemps.
Il ne pourra y avoir de débat raisonné sur le concept d’empire, tant de nombreux Américains désespérés ont intégré cette croyance. La distorsion induite par le néolibéralisme ne leur a pas laissé d’autre choix. C’est de là que réside le virus du fascisme, enveloppé du drapeau américain, brandi sur le crucifix et soutenu par la supériorité de la race blanche. C’est une force puissante et dangereuse dans le corps politique. Et elle gagne du terrain. Le véritable ennemi est à l’intérieur.