samedi 12 septembre 2015

« Moi Président » : trois ans de dérégulation du droit du travail et d’augmentation du chômage (basta)

« Moi Président » : trois ans de dérégulation du droit du travail et d’augmentation du chômage

par
 
Le gouvernement s’apprête à « simplifier » le Code du travail. Dans la lignée des lois Macron et Rebsamen avant l’été, de l’Accord national interprofessionnel et du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi auparavant, il s’agit de « libérer » toujours davantage les entreprises. Les protections des salariés sont considérées comme un « coût » pour l’économie, qu’il conviendrait de réduire, et comme un « frein à l’embauche », qu’il faudrait assouplir. Objectif : inverser la courbe du chômage. Mais plus l’exécutif socialiste dérégule, plus le chômage augmente, avec un million de chômeurs supplémentaires depuis l’entrée de François Hollande à l’Élysée. Bilan en trois actes de cette casse sociale.
En 1981, François Mitterrand voulait « changer la vie ». Deux ans plus tard, le gouvernement socialiste dirigé par Pierre Mauroy engageait le « tournant de la rigueur ». Élu sur un programme de rupture avec le libéralisme à tout crin des années Sarkozy, et pour « réorienter l’Europe », François Hollande n’aura pas mis aussi longtemps à plier sous les injonctions du « réalisme » et à renoncer à ses promesses de changement. Exit la grande réforme fiscale, le contrôle de la finance, la renégociation des traités européens. Place, dès novembre 2012, à l’oxymore du « socialisme de l’offre » annonçant – dans un premier temps – les 20 milliards d’euros de réductions d’impôts accordées aux entreprises par le biais du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE).

Acte 1 : « Il faudra qu’il y ait moins de chômeurs » en 2014

L’expression est emblématique du virage politique engagé par la nouvelle majorité. Tournant le dos à la culture keynésienne qui imprégnait les partis sociaux-démocrates depuis la Seconde guerre mondiale, le socialisme de l’offre incarne le ralliement – quasi – assumé du PS à une politique économique néo-libérale. Il s’agit de créer un environnement favorable aux directions d’entreprise – donc défavorable aux salariés – et surtout au monde des affaires – donc potentiellement néfaste à l’intérêt général. Directions d’entreprises et investisseurs sont, pour le gouvernement, les moteurs supposés du « retour de la croissance », une priorité sans cesse martelée. Là où les keynésiens voulaient stimuler la demande par une hausse des salaires et de l’investissement public, les adeptes de la politique de l’offre parlent « réduction des charges », « compétitivité » et plus grande « flexibilité du marché du travail ».
Scène 1 : moins d’impôts et licenciements facilités
Ce fut d’abord le CICE, une réduction d’impôt accordée aux entreprises selon leur masse salariale. Puis la loi du 14 juin 2013, transcription législative de l’Accord national interprofessionnel (ANI, lire ici), de janvier 2013. D’un côté, des mesures – théoriquement – favorables aux salariés, tels les droits rechargeables à l’assurance chômage, dont on commence à constater les effets pervers, ou la surtaxation des CDD les plus courts. En contrepartie, l’ANI facilite les procédures de licenciement collectif. La philosophie est paradoxale, mais elle a le vent en poupe : pour rassurer les employeurs et donc réduire le chômage, facilitons les licenciements ! Par ailleurs, l’ANI instaure les « accords de maintien dans l’emploi », qui permettent aux entreprises, par accord majoritaire, de réduire salaires et temps de travail en période de difficultés économiques.
Scène 2 : Inspecteurs et médecins du travail, des gêneurs dans le viseur
L’ampleur des reculs ne se mesure qu’à travers la succession et l’accumulation des réformes. La stratégie relève du grignotage, progressif et méthodique. En parallèle du CICE et de l’ANI, Michel Sapin, alors ministre du Travail et de l’Emploi, engage une refonte du corps des inspecteurs du travail, suscitant l’opposition unanime des syndicats – à l’exception de la CFDT. Autre exemple : après l’inspection, c’est la médecine du travail qui pourrait être la prochaine à subir l’épreuve de la modernisation libérale. Les médecins du travail subissent déjà une pression accrue des employeurs sur la question de la reconnaissance de le souffrance au travail (lire notre article). L’objectif est entendu : il faut « libérer l’entreprise » de ses carcans réglementaires, améliorer la « compétitivité » pour, in fine, créer de l’emploi. « Nous allons le faire » (« We will deliver »), jubilait, le 15 juin, Emmanuel Macron devant les milieux d’affaires et la presse anglo-saxonne invités à l’Élysée.
Scène 3 : malgré l’hécatombe, « il faut poursuivre les réformes »
Pour quels résultats ? L’objectif phare du gouvernement, la fameuse « inversion de la courbe du chômage », n’a toujours pas été atteint. D’après la DARES, le nombre d’inscrits au Pôle emploi, qui devait – selon le chef de l’État – commencer à reculer avant la fin 2013, connaît alors une hausse de 277 000 inscrits [1]. Malgré ce premier revers, l’exécutif persiste et signe : « Toute la politique gouvernementale est axée sur un objectif simple et compréhensible pour tous, à la fin de l’année il faudra qu’il y ait moins de chômeurs », annonce Michel Sapin pour 2014. Las. Sur les douze mois qui suivent, 310 000 chômeurs supplémentaires viennent grossir les rangs du Pôle emploi. Au total, depuis le début du quinquennat, la France compte plus d’un million de nouveaux inscrits. Qu’à cela ne tienne : malgré l’hécatombe, « il faut poursuivre les réformes », proclament en cœur les membres du gouvernement.

Acte 2 : Le recul du chômage pour « la fin de l’année » 2015 ?

Le discours sur l’« inversion de la courbe du chômage » est comparable au mirage lors d’une traversée du désert : à mesure que l’on pense s’en approcher, l’oasis reste à bonne distance. Mais la vision chimérique amène le voyageur à s’enfoncer toujours plus loin... En 2014, François Hollande interprète la défaite du PS aux européennes et aux municipales, combinée à la poussée du FN et aux victoires de l’UMP, comme un appel au durcissement de sa ligne, encore plus à droite. Manuel Valls entre à Matignon pour achever le recentrage de la politique gouvernementale. L’heure est à la restauration de l’« autorité », à la baisse des impôts – que le PS entendait encore, il y a quelques années, « réhabiliter » – et à l’approfondissement du virage entrepreneurial amorcé fin 2012.
Scène 1 : Manuel Valls et l’entreprise, un amour sans contrepartie
« J’aime l’entreprise ! », s’exclame le Premier ministre lors de l’université d’été du Medef, quelques mois après son entrée en fonction. Le tournant n’est plus seulement pragmatique, il est idéologique. D’une pierre deux coups, il vise à transformer la culture du Parti socialiste, mais aussi à soutenir – si ce n’est parachever – l’effort de réhabilitation entrepris depuis vingt ans par le patronat français : « Ce sont les entreprises qui créent des emplois. Combien d’entre vous se battent pour préserver les emplois ? Je le dis depuis des années dans ma famille politique : il n’y a pas d’emplois sans employeurs. C’est pourquoi il est absurde de parler de « cadeaux faits aux patrons ». Une mesure favorable aux entreprises, c’est une mesure favorable au pays tout entier. »
Scène 2 : une dote de 56 milliards dans la poche des actionnaires
Vraiment ? Malgré les 20 milliards de baisse de cotisations et d’impôt sur les sociétés que le Pacte de responsabilité vient ajouter au CICE, soit un total de 40 milliards, l’emploi reste en panne. Pire, au cours de l’année 2014, les dividendes versées aux actionnaires du CAC 40 progressent de 30 %, pour atteindre les 56 milliards d’euros. Manifestement, toutes les entreprises ne voient pas leurs marges régresser ! Autant d’argent prélevé sur la richesse nationale qui ne viendra pas alimenter l’investissement, les salaires ou la transition écologique... Le gouvernement peut-il rester passif ? Encore une fois, si la potion amère ne fonctionne pas, c’est qu’il faut augmenter la dose. Loin d’exiger des contreparties au Pacte de responsabilité, l’exécutif s’obstine.
Scène 3 : Loi Macron, loi Rebsamen... Les réformes s’accélèrent
L’homme passé de la finance au ministère de l’Économie, Emmanuel Macron, prend ses aises et imprime sa marque. Il est à l’origine d’une loi imposée au Parlement au premier semestre 2015, par un triple recours à l’article 49-3 de la Constitution. La loi Macron étend le travail dominical, « rationalise » les Prud’hommes, facilite un peu plus les licenciements collectifs. Dans le même temps, la loi Rebsamen modifie les conditions du dialogue social. Elle autorise le regroupement des Institutions représentatives du personnel (IRP) en une seule instance, simplifie les obligations d’information et de négociation annuelle en entreprise (lire notre article). Au risque, selon les organisations syndicales, d’affaiblir un peu plus la capacité réelle des salariés à peser sur les orientations stratégiques et organisationnelles des entreprises.
Le prochain acte des réformes « structurelles » prévoit justement de donner plus de place aux accords collectifs, négociés au niveau des branches et des entreprises, au détriment des règles, de portée plus générale, issues du Code du travail. Emmanuel Macron, Manuel Valls, et surtout le Mouvement des entreprises de France (Medef) en rêvaient depuis longtemps, la mission Combrexelle a planché sur la question tout l’été, et rendu ses préconisations ce 9 septembre. Au programme : réduction du Code du travail à un socle de règles essentielles, création d’un « ordre public conventionnel », et recentrage des négociations au niveau des entreprises. Problème : dans un contexte de chômage massif, qui permet le moindre chantage à l’emploi, les salariés sont en position de faiblesse pour négocier au sein de l’entreprise. Cette décentralisation du dialogue social risque ainsi de se transformer... en déconstruction pure et simple du droit du travail (lire notre article ici).

Acte 3 : Haro sur le Code du travail, ce « petit livre rouge » !

Les 1er et 2 septembre derniers, c’est à dire une semaine avant la publication du rapport de la mission Combrexelle, la fondation Terra Nova, think tank proche du PS, et l’Institut Montaigne, situé plus à droite, publiaient leurs expertises, invitant à une transformation radicale du droit du travail. Dans une convergence du calendrier pour le moins surprenante, ces deux rapports suivaient de peu la sortie d’un ouvrage écrit par Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen, intitulé Le travail et la loi. Les deux juristes y réclament une profonde simplification du Code, par ailleurs qualifié de « petit livre rouge » par certains médias [2]. L’offensive idéologique prépare le terrain pour la « réforme ambitieuse » appelée de ces vœux par le Premier ministre.
Scène 1 : offensive idéologique pour préparer le terrain
Pourquoi tant de haine vis-à-vis des règles qui assurent un minimum de protection et d’équité aux salariés ? L’ouvrage d’Antoine Lyon-Caen et de Robert Badinter, de même que les rapports de Terra Nova et de l’Institut Montaigne, font du Code du travail, renvoyé à sa prétendue « complexité » et à des protections excessives, le premier responsable du chômage français. « Ce constat n’est étayé par aucune étude sérieuse, pas même au sein des institutions les plus libérales comme l’OCDE, rétorque Sabina Issehnane, Maître de conférence à l’université de Rennes 2 et membre des Économistes atterrés, qui contestent frontalement ces orientations. Il s’agit d’un discours purement idéologique. Le vrai problème se situe du côté des politiques d’austérité menées à l’échelle européenne, qui compriment la demande. En persistant sur cette voie, nous allons tout droit à la catastrophe. »
Malgré l’échec des mesures engagées ces trois dernières années, le train des réformes semble parti pour ne pas s’arrêter. A sa remorque, la majorité parlementaire s’affaisse mais ne rompt pas. Après la sortie des Verts du gouvernement, la formation écologiste a vu ses chefs de groupe à l’Assemblée et au Sénat, François de Rugy et Jean-Vincent Placé, claquer la porte afin d’assumer leur soutien à l’exécutif. En prélude à l’Université d’été du PS, les frondeurs ont organisé un rassemblement traduisant leur opposition à cette ligne, mais restent incapables de l’infléchir. S’il le faut, le Premier ministre cherchera des soutiens plus au centre, et ne craindra pas d’employer l’article 49-3 pour faire passer les prochaines lois.
Scène 2 : pendant ce temps, en Europe : « mini-jobs » et « contrats zéro heure »
Jusqu’où le gouvernement est-il près à déréguler le monde du travail pour le soumettre aux impératifs de la « concurrence libre et non faussée » ? Les réformes réalisées, tout comme celles envisagées, répondent aux orientations de la Commission européenne en matière de réformes du marché du travail. En Espagne, ainsi qu’en Italie avec le Job act de Matteo Renzi, les conditions de licenciement ont déjà été assouplies. Au Royaume-Uni, 1,8 million de « contrat zéro heure », qui ne garantissent aucun horaire de travail car c’est à l’employé de s’adapter totalement aux exigences de son employeur, ont été signés. En plus de la grande difficulté de contester des licenciements, cette réforme a rendu le marché du travail hyper-flexible. Mais les socialistes français ont coutume de lorgner sur l’Allemagne, où les lois Hartz IV de 2002-2003 ont considérablement durci les conditions d’indemnisation des chômeurs, et institué des « mini-jobs » payés, au maximum, 450 euros par mois, qui accroissent la précarité des femmes (lire notre article).
Scène 3 : chômage de masse ou multitude de travailleurs pauvres ?
Le point commun de ces politiques est de sacrifier qualité et stabilité du travail au nom d’une approche visant à réduire son « coût », précarisant une fraction toujours plus importante de la population. La logique trouve son aboutissement dans ce que sociologues et économistes nomment le workfare-state, caractéristique de la régulation du travail dans les pays anglo-saxon. Au Royaume-Uni ainsi qu’aux États-Unis, un taux de chômage en apparence très faible dissimule un marché du travail extrêmement précarisé, des salaires au plus bas, et un dispositif de « retour au travail » mettant les chômeurs sous pression.
Outre manche, les working-poor, littéralement « travailleurs pauvres », sont légion ; ils cumulent parfois plusieurs emplois sans parvenir à vivre décemment. Un autre effet pervers de ces politiques est d’exclure un nombre croissant de personnes de la population active officielle. Ainsi, aux États-Unis, le taux de chômage d’environ 5 %, proche du plein-emploi, ne tient pas compte des personnes incarcérées (environ 1 % de la population active), ni des chômeurs découragés, progressivement exclus du marché de l’emploi. Le taux de participation effectif au marché du travail – c’est à dire les personnes actives rapportées à la population en âge de travailler – n’y dépasse pas les 63 %.

Epilogue : le retour du partage du temps de travail ?

En France et en Europe, quelles sont les alternatives pour échapper au rouleau compresseur néo-libéral ? « Il faut orienter les politiques publiques sur la satisfaction de besoins fondamentaux, estime l’économiste Sabina Issehnane. Au lieu d’être rabotées, les dépenses publiques devraient être relevées dans l’éducation, les hôpitaux, l’enfance, aussi pour la transition écologique. Il faut un grand plan d’investissement pour le logement social et écologique, une meilleure répartition des richesses. Enfin, engager une véritable politique de réduction du temps de travail. » Comme le rappelait Basta ! dans un précédent article (à lire ici) et contrairement aux idées reçues, en France la politique des 35 heures s’est soldée par la création nette de 350 000 emplois. Malgré de multiples réformes destinées à augmenter la flexibilité du travail et une embellie précaire en 2006 et 2007 [3], le chômage n’a, depuis, toujours pas cessé d’augmenter. En mai 2015, lors de l’élection de François Hollande, le pays comptait 4,36 millions de chômeurs [4]. Il en compte désormais – en juillet 2015 – 5,4 millions. Vous avez dit réalisme ?
@Thomas_Clerget
Photo : CC Parti socialiste

Notes

[1] Demandeurs d’emploi appartenant aux catégories A, B et C. Pour la seule catégorie A, chômeurs n’ayant eu aucune activité dans le mois, la hausse est de 178 000 personnes. Dans les deux cas, la hausse est d’environ 6 % en 2013.
[2] Notamment dans cet éditorial du Monde.
[3] En partie liée à un changement des méthodes de calcul des chômeurs, les travailleurs sous-employés étant de moins en moins pris en compte.
[4] Le bilan est aussi médiocre pour Nicolas Sarkozy, avec 3,23 millions de chômeurs en 2007 et un million de plus cinq ans plus tard.