« La prise de conscience doit venir des jeunes eux-mêmes »
Loan Nguyen
Lundi, 23 Novembre, 2015
L'Humanité
Mourad Benchellali et Nizar Sassi, embrigadés au début des années 2000 en Afghanistan, militent aujourd'hui pour dissuader les jeunes de partir en Syrie.
Ils ont connu l'envie de partir rejoindre Al-Qaïda, à l'époque où l'Etat Islamique n'existait pas encore, avant de subir les tortures dans le camp américain de Guantanamo puis la prison en France. Mourad Benchellali, 34 ans, et Nizar Sassi, 36 ans, sont aujourd'hui déterminés à essayer d'empêcher les jeunes de commettre les mêmes erreurs en partant en Syrie, mais sans « leur faire la morale ». Partis en Afghanistan en 2001, juste avant les attentats du 11 septembre, les deux jeunes gens expliquent qu'ils ne savaient pas réellement dans quoi ils mettaient les pieds en atterrissant dans un camp d'entraînement du mouvement islamiste radical. « On a grandi dans une banlieue avec un sentiment d'apartheid social, j'avais un emploi précaire qui faisait que j'avais du mal à me projeter. Et puis, je n'avais jamais voyagé, alors quand on m'a proposé de découvrir l'Afghanistan, j'étais super excité », se souvient Mourad, originaire de Vénissieux, à côté de Lyon, où il vit toujours. « Je n'avais rien à perdre, c'est-à-dire que je n'avais rien », résume-t-il. « La religion était un habillage », précise son ami Nizar, également de Vénissieux. « C'était surtout l'aventure et le sentiment de relever un défi qui nous attirait. Aujourd'hui, c'est trop rapide et trop facile d'aller en Syrie », souligne-t-il.
« Daech, c'est une mode »
Pour Mourad, cette naïveté habite encore les jeunes qui sont séduits par le djihad en Syrie, malgré l'omniprésence des atrocités de Daech dans les médias. « Il y a beaucoup de désinformation sur Internet, il y a un vrai travail à faire pour apprendre aux jeunes à décrypter les informations et leurs sources », préconise-t-il à la suite de nombreux échanges organisés dans des collèges, des librairies ou des cafés. « Quand tu regardes les vidéos de Daech, on dirait des clips de rap, avec les mecs qui posent dans leur quatre-quatre avec des kalachnikovs. C'est ça aussi qui attire les jeunes : ils partagent tous leurs codes », ajoute Nizar. « Daech, c'est une mode », résume-t-il.
La radicalisation, un « fourre-tout »
Bien que Mourad passe depuis quelques années une bonne partie de son temps à tenter de dissuader les jeunes de partir en Syrie, celui-ci se dit « très critique » des dispositifs de déradicalisation institutionnels existants. « Déjà, le terme de radicalisation est un fourre-tout où l'on met aussi bien la jeune fille qui se met à porter le voile que le jeune qui est susceptible de basculer dans la violence. A partir de là, on stigmatise des jeunes comme étant radicaux alors qu'ils ne le sont pas, certains sont dans une posture identitaire parce qu'ils sont en pleine crise d'adolescence. Mais on crée une confusion dans l'opinion, en entretenant un climat de suspicion généralisée. Cela a un effet contre-productif et pousse des gamins simplement attirés par la religion vers le radicalisme à force de les surveiller et de leur demander des comptes », affirme ce formateur en insertion. Il cite le cas de parents, inquiets du comportement de leur fils, qui ont appelé le fameux numéro vert du ministère de l'Intérieur en espérant voir un éducateur débarquer, mais se sont retrouvés convoqués au commissariat pour s'expliquer.
« Faire la morale, ça ne marchera pas »
Pour Mourad, « les institutions sont sans doute les acteurs les moins bien informés sur la radicalisation ». Il fustige l'approche psychologisante qui prédomine dans les initiatives existantes. « On pense toujours que les jeunes qui veulent partir en Syrie ont un problème psychologique. On ne veut pas accepter qu'il existe des motivations rationnelles à cela. Il y a des filles voilées qui se disent que la Syrie sera un refuge, parce qu'on ne les embêtera pas là-bas. Il y en a d'autres qui voient les victimes des massacres de Bachar El-Assad et qui se disent qu'ils veulent les défendre », insiste-t-il, refusant une posture paternaliste dans ses échanges avec les jeunes. « Si on pense qu'on va régler le problème en faisant la morale, en disant aux jeunes que le djihad, c'est mal, ça ne marchera pas. Il faut leur dire la réalité des choses. Souvent, je raconte simplement mon expérience, pour qu'ils prennent conscience par eux-mêmes des conséquences pour eux et pour leurs familles ».
Les structures de déradicalisation qui existent en prison ne le convainquent pas davantage. « Ce qui radicalise les gens, en prison, ce ne sont pas d'autres détenus. Le radicalisme, c'est pas Ebola, ça ne s'attrape pas en fréquentant quelques terroristes. Mais ce sont les conditions de détention qui énervent », affirme Mourad, encore très marqué par son passage dans la prison illégale américaine de Guantanamo puis en détention provisoire pendant deux ans à Fleury-Mérogis.
"S'attaquer aux causes plutôt qu'aux conséquences"
Les excès sécuritaires, ils les ont côtoyés d'assez près pour craindre le chemin qu'emprunte la France. La prolongation de l'état d'urgence décidé par les parlementaires leur paraît une mesure non seulement illusoire mais dangereuse. « La réponse apportée aux attentats : les perquisitions, les descentes dans les mosquées, c'est de la com', mais qui risque de créer encore plus de radicalisation », estime Mourad. « Il faudrait vraiment associer les communautés musulmanes à ce combat-là si on veut éviter de les stigmatiser. Parce que tant qu'on nous voit comme une cinquième colonne en France, et qu'on suit le chemin d'un état sécuritaire, les responsables politiques donnent raison à Daesh », affirme Nizar. Pour les deux Vénissians, il n'y a pas de doute : « il faut s'attaquer aux causes plutôt qu'aux conséquences », en arrêtant de stigmatiser les musulmans, en donnant aux jeunes des quartiers une place sociale et économique en France, et en mettant fin aux interventions militaires au Moyen-Orient.
Mourad Benchellali a raconté son histoire dans un livre « Voyage vers l'enfer », aux éditions Robert Laffont.
Nizar Sassi a également rapporté son expérience dans l'ouvrage « Prisonnier 325, camp Delta: De Vénissieux à Guantanamo » aux éditions Denoël Impacts.