L’exacerbation de
l’émotion peut être le pire des remèdes
Une atmosphère dangereuse et irrespirable
Jean
ORTIZ
L’atmosphère que nous vivons depuis le 13 novembre devient de plus en plus
irrespirable. Et pourtant il faut respirer, écrivait François Mauriac à
l’époque.
Immenses, la douleur, l’angoisse, travaillent des millions d’hommes et de
femmes, de jeunes, par-dessus tout clivage politique et même religieux. Comment
ne pas comprendre et partager ce deuil collectif, cette terrible déchirure,
cette rupture entre « l’avant » et « l’après » ?
Des millions de Français sont sous le coup de la sidération, de l’émotion, de
la compassion, et aussi d’une colère rentrée. Ils ne cessent de témoigner
(majoritairement) leur refus du rejet de l’autre, de la violence aveugle, de
manifester leur solidarité sincère. Tout cela rassure.
Mais chauffés à blanc jour et nuit depuis le 13 novembre par les uns et les
autres, ce climat anxiogène, cette atmosphère de va-t-en guerre, cette fuite en
avant, peuvent légitimement inquiéter.
Ils rendent difficile tout recul pourtant si nécessaire, toute analyse autre
que l’officielle... Les quelques consciences qui s’y attèlent sont désignées à
la vindicte publique, assimilées à des complices des tueurs, isolées et
stigmatisées. Si l’on ouvrait des bureaux de recrutement comme en 1914, que se
passerait-il ?
L’exacerbation de l’émotion peut être le pire des remèdes ; manipulé à des
fins inavouables, mais que l’on devine, il peut faire finalement le jeu des
terroristes, et de tous les requins d’eaux troubles, se retourner tel un
boomerang contre les sentiments les plus purs et les meilleures intentions au
monde.
Les tueurs de Saint-Denis et du Bataclan, des quartiers parisiens, fanatisés,
déshumanisés, ne sont pas des « justiciers » mais de vulgaires assassins, sans
foi ni loi. Mais comment a-t-on pu provoquer chez ces jeunes la haine délirante
de la France, jadis phare universel ? Quelles peuvent être les causes de ces
pulsions de mort, de cet aveuglement si cruel ?
Incontournables, les réponses à ces questions, leur nature, engagent notre
avenir. Limitées à l’ultra sécuritaire, à des bombardements au millimètre près
sur Daech (qui peut le croire ?) elles condamnent à de nouveaux carnages. Chaque
vague de bombardiers, chaque déclaration de guerre, chaque dérapage (volontaire)
de langage (« conflit de civilisation », « on est en guerre »), chaque erreur
d’appréciation sur la situation en Syrie, dans tout le Moyen et Proche Orient,
fabriquent de nouveaux monstres. Tant pis si le dire aujourd’hui n’est pas
majoritairement entendu, voire inaudible. Sartre nous appelait hier à avoir le
courage d’aller à contre-courant s’il le fallait. L’heure est trop grave pour
laisser instrumentaliser l’émotion à des fins politiciennes, carriéristes,
électoralistes. Ne permettons pas le naufrage de tout esprit critique. Ce serait
la pire des choses. Jaurès mourut assassiné d’avoir eu finalement raison contre
le consensus guerrier et « l’union sacrée ».
A qui fera-t-on croire que déclarer et prolonger « l’état d’urgence » ne
risque pas de menacer nos droits et nos libertés ? Que l’arsenal antiterroriste
existant, que les lois et les différents moyens répressifs, les dispositions et
outils inscrits déjà dans les textes officiels, ne suffisaient pas à venir à
bout des terroristes ?
Ne vise-t-on que les terroristes en recourant à des dispositifs
« d’exception », en interdisant des manifestations populaires ? A qui fera-t-on
croire que le prix à payer pour être « protégé » passe par la relégation des
questions sociales, par l’abandon des Palestiniens, par une politique étrangère
impérialiste, par une « démocratie restreinte » ?
A ce prix-là, il ne peut y avoir de protection solide et durable. Seuls
l’épanouissement de la démocratie, de la justice, de la souveraineté des
peuples, la résolution des conflits extérieurs par la négociation, protègent
vraiment.
Jean Ortiz, universitaire, Pau.
URL de cet article 29631