Quand Pierre Rabhi explique comment sauver le monde
Dimanche 29 Novembre 2015 à 17:00
La première mission de l'agriculture n'est pas de produire mais de nourrir, ce qui est très différent. Célèbre pour son engagement en faveur d'une éthique de consommation respectueuse de l'homme et de la planète, l'agronome prédit le chaos rapide si persiste cette forme de croissance. Un cri d'alarme d'une lucidité glaçante.
Pierre Rabhi chez lui en Ardèche, en septembre 2013. ZEPPELIN/SIPA
La Terre. Il est des mots qui se suffisent à eux-mêmes pour décrire le réel. Tiens ! Le sol cultivable et la planète, à une majuscule d'écart, portent le même nom. Nous devrions être plus attentifs à ce genre de symboles. Or la terre, elle, se meurt. Malgré la suspicion que suscite l'évidence, qu'elle soit rétro, rance ou réac, notre monde est parvenu à une étape charnière où, faute de se soumettre, les puissances qui régissent nos destins devront disparaître. Ni Dieu, ni César, ni tribun, figure emblématique d'une conscience humaine gravée dans les valeurs de la biodiversité, Pierre Rabhi résume au travers d'un message simple et clair, comme cela n'a jamais été dit jusqu'à présent, une situation qui ne souffre, hélas, aucune controverse : si nous ne préservons pas ce qu'il reste de la mince couche de terre arable d'une quarantaine de centimètres à laquelle nous devons la vie, le genre humain disparaîtra. Une couche de terre non seulement nourricière, mais qui, depuis les temps préhistoriques, conditionne l'évolution sociale, politique et culturelle de l'humanité. «C'est à cette Terre Mère que nous devons les oiseaux du ciel, la beauté des fleurs, la majesté des arbres, les aurores, les crépuscules que nous pouvons admirer et tout ce qui nourrit notre univers intérieur en ces temps de sécheresse des esprits et des âmes», annonce Pierre Rabhi en avant-propos de l'Agroécologie, une éthique de vie, qu'il publie sous forme d'un entretien avec cet autre éminent agronome qu'est Jacques Caplat. Et de préciser : «Avec l'ère de la technoscience, de l'industrie lourde, de la productivité et de la machandisation sans limites de tout ce qui peut avoir une valeur, on ne voit plus dans la terre, les végétaux, les animaux, qu'une source de profit financier. Avec les semences standardisées, dégénérescentes, non reproductibles, les organismes génétiquement modifiés, brevetés, les engrais chimiques, les pesticides de synthèse, la monoculture, l'irrigation à outrance, le machinisme intensif, un processus meurtrier est déjà bien engagé.»
Enumérant les fléaux consécutifs à cette financiarisation de la ressource, le philosophe pointe les effets dévastateurs de cette logique : «Le bilan économique, écologique et social, loin d'être positif, est dramatique : destruction de l'humus, des sols et de la vie, pollution des eaux, perte de la biodiversité domestique animale et végétale, disparition des vrais paysans, de leurs savoir-faire et de leur culture, dévitalisation de l'espace rural, avancée de la désertification, manipulation et brevetage des semences... Par ailleurs ce mode de production agricole se révèle être le plus onéreux, vulnérable et dépendant de toute l'histoire de l'agriculture. Avec les pratiques inspirées de l'industrie, plus de 15 000 l d'eau potable sont nécessaires pour produire 1 kg de viande. Il faut près 2 t de pétrole pour fabriquer 1 t d'engrais et jusqu'à 10 calories d'énergie pour obtenir une seule calorie alimentaire. Voilà où mène cette opération obstinée qui consiste à transférer le maximum d'énergie humaine vers l'industrie en produisant avec le minimum d'agriculteurs. La terre est vivante et ne peut donc subir toutes les exactions violentes sans de graves conséquences pour les générations à venir.»
Optimisation des ressources
A ce rythme de ravages, ce n'est ni une météorite qui sonnera le glas de la civilisation ni un gigantesque chaos climatique par elle provoqué, mais le déclin des ressources nourricières par la surproduction surconsommée. Les instances mondiales peuvent toujours s'affoler en convoquant des sommets de la bonne conscience où chacun s'engage à verser son obole, le processus enclenché est à la limite de l'irréversible si une main décidée n'appuie pas sans délai sur l'interrupteur. Sur cet enjeu Pierre Rabhi est formel : «L'impasse actuelle, qui dépasse largement la question agricole, est confirmée par tous les indicateurs possibles et peut susciter un sentiment d'impuissance. La perspective de notre extinction entre de plus en plus clairement dans la liste des probabilités. Le genre humain pourrait détruire la planète, mais le plus probable est que la nature nous survivra car elle n'a pas besoin de nous.» Une fois cette prédiction acquise, l'agronome humaniste lance un formidable défi en proposant un remède à ce sinistre diagnostic : l'agroécologie. Ce concept associe l'agronomie à l'écologie, c'est-à-dire le travail de la terre dans le respect de l'environnement. Plus qu'un programme et une méthode, plus qu'un processus et une vision, l'agroécologie est une éthique de vie. Sans entrer dans les arcanes de cette éthique, et en résumant à l'extrême, elle prétend nourrir l'humanité en évitant l'industrialisation de la terre par une optimisation des ressources à partir des atouts d'une agronomie durable aujourd'hui oubliés. Initié, engagé, impliqué dans cette expérience, maître en dialectique, concepteur de pratiques, Rabhi décrypte les grandes lignes de l'agroécologie dans son entretien avec Jacques Caplat.
>> L'Agroécologie, une éthique de vie, de Pierre Rabhi, 80 p., 8 €.