De grands principes au frontispice d’un Code du travail affaibli
FANNY DOUMAYROU
MARDI, 26 JANVIER, 2016
L'HUMANITÉ
Le rapport Badinter, remis hier au gouvernement, fixe les 61 grands principes qui figureront en tête du Code du travail. Ils n’empêcheront pas la remise en cause du CDI et des 35 heures par la loi El Khomri, annoncée pour début mars.
Il régnait une certaine contradiction, hier, dans les salons de Matignon, où la mission Badinter chargée de dégager les « principes essentiels » du droit du travail remettait le fruit de ses travaux au gouvernement. D’un côté, l’ancien garde des Sceaux socialiste, auréolé de son action pour l’abolition de la peine de mort il y a trente-cinq ans, insistait sur l’« esprit républicain », le « consensus » flottant sur son rapport, et indiquait que les huit juristes et magistrats composant la mission avaient travaillé « à droit constant », en s’interdisant de proposer de nouvelles dispositions. Autrement dit, les 61 « principes essentiels » relevés par le comité ne seraient qu’une reformulation, condensée, de l’état actuel du droit du travail construit par les textes et la jurisprudence. Mais cette présentation rassurante était aussitôt bousculée par les propos du premier ministre, Manuel Valls, qui, entrant dans le détail, saluait le « choc salutaire » provoqué selon lui par le principe numéro 33 du rapport, concernant la durée du travail. Alors même que résonnaient encore dans les esprits les déclarations du ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, qui, la semaine dernière à Davos, avait affirmé que le projet de loi qui sera présenté le 9 mars par la ministre du Travail, Myriam El Khomri, marquera « de facto » la fin des 35 heures : « Si vous pouvez négocier des accords majoritaires au niveau de l’entreprise pour n’avoir presque aucune surcompensation, cela veut dire que vous pouvez créer plus de flexibilité », avait-il expliqué.
Depuis le lancement de la mission Badinter fin novembre, on s’interrogeait sur la forme que prendraient les « principes » que les juristes experts étaient invités à dégager, et sur la fonction qu’ils occuperaient dans le système juridique. Constitueraient-ils une sorte de préambule solennel au Code du travail ou entreraient-ils plus avant dans le concret des règles pour former le socle indérogeable du Code, comme l’avait laissé entendre la ministre El Khomri, dessinant en creux tout le champ où la négociation collective deviendrait prioritaire ? Cette deuxième option aurait demandé un travail bien plus long, et c’est la première qui a été confirmée hier. Les 61 « principes essentiels du droit du travail », organisés en huit thèmes, devront figurer « dans un chapitre autonome placé en tête du Code du travail » et « n’auront point de valeur juridique supérieure aux autres dispositions », a précisé Robert Badinter. C’est une autre commission, dite de « refondation du Code du travail », qui sera chargée de la réécriture du Code en trois parties prévue par le gouvernement : socle indérogeable, domaines renvoyés à la négociation collective, et règles supplétives s’appliquant seulement en l’absence d’accord.
Sorte de première étape se voulant rassurante, non susceptible de critiques à gauche, la formulation des 61 principes est pourtant déjà annonciatrice de la casse à venir. La plupart des articles reprennent bien des principes actuels du droit du travail, assurant aux salariés « le respect de leurs droits fondamentaux » et de leur « dignité », a insisté hier Robert Badinter. Principe d’égalité, interdiction des discriminations et des harcèlements, protection de la santé et sécurité, droit syndical, droit de grève sont réaffirmés, certes au minimum. Mais d’autres laissent entrevoir un recul du point de vue des salariés, par touches plus ou moins subtiles. Sur la question du temps de travail, la marque n’est pas subtile, comme l’a souligné le premier ministre. L’article 33 du futur préambule du Code du travail indique que « la durée normale du travail est fixée par la loi » – exit la notion de « durée légale » aux accents trop rigides –, et que « celle-ci (la loi) détermine les conditions dans lesquelles les conventions et accords collectifs peuvent retenir une durée différente ». Actuellement, les 35 heures ne sont pas un plafond, mais un simple seuil de déclenchement des heures supplémentaires, obligatoirement majorées. Par la négociation, il sera donc possible de prévoir un seuil de déclenchement plus élevé, 36, 37, 40 heures… C’est bel et bien la fin des 35 heures ! Au-delà de ce seuil, la suite de l’article 33 dispose que « tout salarié dont le temps de travail dépasse la durée normale a droit à une compensation ». Les heures supplémentaires continueront bien à être majorées, ont confirmé hier Manuel Valls et Myriam El Khomri, garantissant que « le niveau de cette compensation sera inscrit dans le projet de loi ». Aujourd’hui, la loi prévoit une majoration de 25 % au minimum, mais un accord peut « descendre » jusqu’à 10 %. Le gouvernement fixera-t-il un plancher encore plus bas que 10 % ? Le très faible surcoût des heures supplémentaires permettrait alors une flexibilité totale et jouerait à plein contre l’embauche, contre l’emploi… La courbe du chômage n’est pas près de s’inverser.
Le rapport Badinter conduit à affaiblir certains principes
Sur d’autres thèmes, le rapport Badinter conduit à affaiblir certains principes, en réduisant leur champ d’application. Le principe de faveur, par exemple, pierre angulaire du droit du travail qui veut qu’en cas de contradiction entre la loi, le contrat de travail ou une convention collective, la règle la plus favorable s’applique au salarié, est bien réaffirmé mais uniquement « si la loi n’en dispose pas autrement ». Ce principe était certes largement entamé par la montée en puissance des accords dérogatoires à la loi depuis trente ans, mais cette formulation entérine cette régression. De même pour l’obligation de reclassement, à l’article 28. Aujourd’hui, un employeur ne peut procéder à un licenciement économique que s’il a auparavant tout mis en œuvre pour reclasser son salarié. La seule exception jusqu’à présent a été ouverte par les accords de maintien de l’emploi en 2013. L’article 28 réaffirme que l’employeur doit s’efforcer de reclasser le salarié « sauf dérogation prévue par la loi », précision qui ouvre la brèche. Enfin, l’article 13 réaffirme certes la primauté du CDI et limite le CDD aux « cas prévus par la loi ». Mais il « oublie » le grand principe actuel du Code du travail en matière de contrats à durée déterminée ou d’intérim : ils ne doivent pas « avoir pour objet ou pour effet de pourvoir durablement des emplois permanents » de l’entreprise, termes qui tentent d’empêcher l’utilisation de ces contrats pour flexibiliser le travail et non pour répondre à des besoins ponctuels de main-d’œuvre. Un « oubli » qui n’est pas anodin à l’heure où le Medef ne cesse de réclamer l’assouplissement des CDD et du CDI, bref de l’agilité !
De l’agilité, de la souplesse, il y en aura dans le projet de loi El Khomri, M. Pierre Gattaz pourra en faire « un marketing de la France », comme il l’a souhaité hier. Le premier ministre a confirmé le projet de plafonnement des indemnités prud’homales qui entraîne « de facto », là encore, une remise en cause du CDI. Si la sanction judiciaire d’un licenciement sans motif valable devient très peu coûteuse, les employeurs auront les coudées franches et les salariés ne verront plus l’intérêt de se lancer dans une action de longue haleine devant les prud’hommes. La fonction protectrice du CDI sera sérieusement écornée. Manuel Valls a annoncé un autre assouplissement de taille. Alors que le projet de loi va élargir les domaines – à commencer par le temps de travail – où les accords collectifs primeront sur la loi, le gouvernement avait avancé que ce basculement serait limité par le garde-fou de la règle majoritaire : seuls les accords signés par des syndicats représentant plus de 50 % des salariés seraient valables. Mais l’exemple du travail du dimanche, où la règle majoritaire a permis aux syndicats d’empêcher pour l’instant la mise en place du travail dominical, dans les grands magasins parisiens et à la Fnac notamment, a poussé le gouvernement à revoir sa copie. « Ce seuil (de 50 %) ne doit pas être bloquant », a annoncé Manuel Valls. « Il y a des craintes de blocage si on passe directement de 30 % (seuil actuel de validité d’un accord – NDLR) à 50 %, il faut trouver une autre voie », a précisé Myriam El Khomri, qui doit révéler « dans quelques jours » le détail de cette mesure. Sous la pression du chantage à l’emploi, le garde-fou de l’accord majoritaire était déjà très relatif, mais c’est encore trop pour ce gouvernement.