Les sénateurs examinent le nouveau projet de loi sur la biodiversité de Ségolène Royal, alors que de nombreuses espèces animales et végétales sont menacées de destruction. Le Parlement a lancé en amont une consultation citoyenne à laquelle environ 9300 personnes ont participé. Une partie d’entre elles appellent à refuser la privatisation des gènes des plantes, à empêcher la dissémination de nouveaux OGM, à interdire les insecticides les plus dangereux, à sanctionner la biopiraterie, et à se méfier des mesures de compensation… Les élus suivront-ils les recommandations des citoyens ?
En France, seulement un quart des espèces animales et végétales « d’intérêt communautaire » – dont la protection est jugée prioritaire par l’Europe – sont en bon état de conservation [1]. À l’inverse, une espèce sur quatre est en très mauvaise posture pour sa survie, en particulier parmi les mollusques, les poissons et les amphibiens, rendus vulnérables par la destruction de leurs habitats. 40 ans après la première loi de protection de la nature, les sénateurs ont entamé le 19 janvier l’examen du projet de loi « Reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages ».
Selon la promotion qu’en fait le ministère de l’Écologie de Ségolène Royal, la loi vise à lutter « contre la biopiraterie en partageant les avantages issus de l’exploitation des ressources génétiques avec les populations locales », « contre les trafics d’espèces protégées en renforçant les sanctions contre les trafiquants », et à offrir « une nouvelle place pour la notion de paysage dans les projets d’aménagement ». Pour cela, elle ambitionne de mieux organiser la gestion de la biodiversité aux niveaux national et régional. Une Agence française de la biodiversité devrait ainsi voir le jour courant 2016, dotée d’un budget de 226 millions d’euros et composée de 1200 agents issus des différentes structures déjà existantes [2]. Au-delà du cas français, l’enjeu de la préservation de la biodiversité est primordial : notre mode de développement condamnerait une espèce toutes les vingt minutes [3].
Pendant l’élaboration du projet, les citoyens ont pu donner leurs avis par internet sur les 118 pages de texte, apporter leurs commentaires et proposer des amendements sur ces sujets via la plateforme collaborative Parlement & Citoyens. Basta ! s’est penché sur les contributions des quelque 9700 participants, à titre individuel ou collectif. Il en ressort des craintes très fortes dans le domaine de la privatisation du vivant. Le collectif Semons la biodiversité dénonce notamment la possibilité pour les multinationales de déposer en Europe des brevets sur des caractères déjà présents naturellement dans les plantes. Monsanto a par exemple cherché à déposer un brevet sur un gène de résistance des tomates (voir ici), Syngenta sur un caractère de résistance des poivrons (voir là). « Les paysans sont les premiers à être spoliés par ce type de brevet, alerte le collectif. La loi pour la reconquête de la biodiversité passerait à côté de ses objectifs si elle ne mettait pas un terme à une telle menace. »
« La société toute entière refuse la privatisation de la vie »
Dès qu’un tel brevet est déposé, les sélectionneurs ou les agriculteurs qui conservent et cultivent ces plantes sont obligés de cesser leur activité ou d’obtenir à un prix souvent très élevé un droit de licence pour pouvoir conserver leurs graines. Ils risquent sinon d’être poursuivis comme de vulgaires contrefacteurs. C’est ce qui est arrivé à l’entreprise française Gautier Semences. Elle sélectionne depuis longtemps des lignées de laitues contenant un caractère de résistance à un puceron. Mais une entreprise hollandaise, Rijk Zwaan, a mis au point une méthode pour obtenir ce caractère et a déposé un brevet [4]. Résultat ? Depuis 2004, la société Rijk Zwann contraint les sélectionneurs de semences potagères, comme Gautier Semences, à acquitter des redevances pour poursuivre la vente de leurs salades...
Le collectif Semons la biodiversité appelle à actualiser le Code de la propriété intellectuelle et celui de l’environnement. Objectif : que les plantes, les animaux mais aussi leurs gènes ne puissent pas être brevetés [5]. Une position partagée par la CGT-Inra qui soutient un amendement du Front de gauche dans ce sens. Dans un communiqué, l’organisation syndicale appelle les sénateurs à se saisir de ce texte « pour interdire tous les brevets sur les gènes présents naturellement dans les organismes vivants, qu’ils soient des plantes, des animaux ou de l’être humain ». « Par ce geste le Sénat ne ferait que satisfaire à une exigence très forte de la société toute entière qui refuse la privatisation de la vie que veulent les multinationales de la pharmacie et de l’agro-industrie. »
Empêcher la dissémination de nouveaux OGM
L’examen du projet de loi est aussi l’occasion pour le collectif des Faucheurs volontaires de relancer l’alerte autour des plantes mutées. Celles-ci ont tout des OGM, mais ne sont pas considérées comme tels par la réglementation européenne. Ce sont des semences et des plantes soumises en laboratoire à la mutagenèse : des rayons X, des agents chimiques ou des pesticides sont projetés en vue de transformer artificiellement leurs gènes. Certaines plantes vont par exemple se révéler plus tolérantes aux herbicides. « Les VrTH (variétés résistantes tolérantes aux herbicides, ndlr) passent à travers les mailles et avancent masquées », dénoncent les Faucheurs volontaires. Alors même que le tournesol muté est d’ores et déjà largement cultivé en Rhône-Alpes, les Faucheurs volontaires déplorent l’absence d’obligation d’étiquetage et l’ignorance du consommateur en la matière [6].
L’usage de tous les organismes modifiés par de telles méthodes doit être « considéré au même titre que les OGM », souligne la CGT de l’Inra qui soutient un amendement allant en ce sens. Le collectif Semons la biodiversité demande également aux sénateurs de suspendre la culture et la commercialisation de ces semences en France.
Ces OGM et plantes mutées influencent les milieux naturels. « La progression très rapide des cultures de variétés rendues, par des modifications génétiques non naturelles, tolérantes à certains herbicides dissémine massivement jusque dans de nombreuses plantes sauvages des gènes de résistances à ces herbicides. Il ne peut en résulter qu’une forte augmentation des quantités d’herbicides utilisées dont on connaît déjà les impacts catastrophiques sur la biodiversité, l’environnement et la santé », prévient le collectif Semons la biodiversité. Sept ans après son lancement, le plan Ecophyto, qui vise à réduire la quantité de pesticides épandus en France, est un échec cuisant. Le recours aux pesticides a augmenté de plus de 10 % entre 2009 et 2013, alors que l’objectif était de diminuer de moitié l’usage de pesticides d’ici à 2018.
Les internautes votent pour l’interdiction des néonicotinoïdes
Pourtant, les pesticides figurent parmi les principaux ennemis de la biodiversité. La France demeure le troisième consommateur mondial de ces produits toxiques, derrière les États-Unis et le Japon. Un amendement porté par les sénateurs écologistes Joël Labbé, Ronan Dantec, Marie-Cristine Blandin et la sénatrice communiste Evelyne Didier a rencontré un vif succès sur Parlement & Citoyens : il demande l’interdiction des néonicotinoïdes d’ici le 1er septembre 2016. Présents sur le marché français depuis vingt ans, les néonicotinoïdes sont une famille d’insecticides agissant sur le système nerveux central des insectes. Chez les abeilles, il a été démontré que l’exposition aux doses réelles nuit à l’orientation, l’apprentissage, la collecte de nourriture, la longévité, la résistance aux maladies et la fécondité ! « La production nationale de miel a été divisée par 3 en 20 ans, passant de 32 000 tonnes en 1995 à 10 000 tonnes en 2014 », déplore Olivier Fernandez, président du syndicat Apiculteurs Midi-Pyrénées.
En mai 2013, la Commission européenne a restreint l’usage de trois néonicotinoïdes. Cette décision est intervenue à la suite de plusieurs avis de l’agence européenne de sécurité des aliments, constatant les risques élevés de ces substances pour les abeilles [7]. Ces produits restent cependant utilisés sur de très larges surfaces, car les restrictions ne concernent ni les céréales d’hiver ni les traitements en pulvérisation après floraison. « Une interdiction donnerait plus de problèmes économiques qu’autre chose, des pesticides plus dangereux pourraient être autorisés », réagit un internaute devant la proposition d’amendement. « Toute innovation n’est pas progrès, et les alternatives à l’usage des néonicotinoïdes existent », plaide en retour Olivier Fernandez. Qui milite pour de « bonnes pratiques agronomiques » telles que la rotation des cultures, le choix de variétés adaptées ou la lutte intégrée avec des insectes notamment.
Des entreprises enfin sanctionnées en cas de piratage du vivant ?
Paradoxe déconcertant : 90 % du patrimoine biologique mondial se trouve dans les pays dits « en voie de développement », quand 97 % des brevets sont détenus par des compagnies pharmaceutiques, agroalimentaires ou cosmétiques des pays du Nord. Comment éviter la biopiraterie, c’est à dire l’appropriation à des fins privées de la biodiversité via des brevets déposés par des entreprises ? Comment garantir l’accès à ces ressources aux communautés locales ? C’est l’objet d’une partie du texte de loi censé transcrire en droit français la convention sur la diversité biologique signée en 1992 [8]. Pour la fondation France Libertés, les dispositions en la matière doivent être renforcées. « La France se doit de prévenir la biopiraterie à laquelle ses entreprises nationales pourraient se livrer hors de son territoire », précise la fondation. Elle appelle à ce que chaque entreprise fournisse a minima deux preuves lorsqu’elle utilise une ressource, telle une plante médicinale : la communauté doit d’une part avoir donné son consentement préalable, et elle doit d’autre part pouvoir bénéficier d’un accord de partage juste et équitable des avantages tirés de l’utilisation de ces ressources.
Le projet de loi prévoit par ailleurs une amende d’un million d’euros lorsque l’utilisation des ressources génétiques ou des savoirs traditionnels sans autorisation donne lieu à une utilisation commerciale. Pour la fondation créée par Danielle Mitterrand, ce montant n’est pas suffisamment dissuasif pour les grandes entreprises. Elle demande « une amende assise sur le chiffre d’affaires de l’entreprise » : 5 % du chiffre d’affaires annuel global de l’entreprise. Cette demande intervient alors qu’une âpre bataille oppose le gouvernement indien au géant suisse de l’agroalimentaire Nestlé.
Nestlé revendique la découverte des propriétés de la thymoquinone, une molécule très présente dans les extraits de fleurs de fenouil qui permettrait de réduire les allergies alimentaires. Or, ses vertus curatives en matière de vomissements ou de fièvre seraient connues depuis des millénaires en Asie [9]... Une pétition demandant le retrait du projet de brevet par Nestlé a d’ores et déjà recueilli plus de 700 000 signatures.
Refuser la marchandisation des réserves naturelles
L’article 33 du projet de loi institue des « obligations de compensation écologique ». Il offre aux aménageurs et aux industriels la possibilité de remplacer ce qu’ils détruisent à un endroit par un bout de nature supposé équivalent à un autre endroit. On détruit une rivière et des centaines d’hectares en Bretagne, on en restaure l’équivalent en Auvergne. Comme si tous les milieux naturels se valaient... « Ce dispositif menace très directement l’activité agricole, les pratiques agronomiques et les pratiques contractuelles qui les régissent », alerte le collectif Semons la biodiversité. Ce projet de loi crée par ailleurs des banques d’un nouveau genre, des « réserves d’actifs naturels » gérées par des acteurs privés, auxquelles les opérateurs pourront faire appel pour satisfaire « leurs obligations de compensation ». S’achemine t-on vers des banques privées de biodiversité, comme il en existe aux États-Unis depuis 20 ans ?
L’efficacité réelle de ces banques pour la protection de la nature n’est toujours pas démontrée [10]. En France, une seule expérimentation de « réserve d’actifs naturels » est menée depuis 2008 par une filiale de la Caisse des dépôts, la CDC-Biodiversité, dans la plaine de Crau (Bouches-du-Rhône). Là, les aménageurs peuvent s’acquitter de leurs obligations de compensation écologique en se procurant auprès de la CDC-biodiversité des actifs naturels au prix de 47 000 euros l’hectare. Ils financent ainsi la restauration de cette petite steppe classée réserve nationale tout en se procurant des « droits » à détruire ailleurs. Un collectif composé en partie de chercheurs souligne qu’ « il serait vraiment prématuré d’institutionnaliser ce type de pratiques, sans bilan critique de cette expérience pilote ». « Maintenir ces dispositions reviendrait à accepter la privatisation de la conservation et protection de la biodiversité », appuie le collectif Semons la biodiversité. Les sénateurs suivront-ils les avis des citoyens qui placent l’intérêt général avant les intérêts économiques privés ?