Guerre commerciale, élevages intensifs, génétique : les dessous de la grippe aviaire
Dix ans après les premiers cas de grippe aviaire en France, le virus est de retour dans plusieurs élevages du Sud-Ouest. En dépit de l’absence de dangerosité pour l’être humain, le gouvernement veut imposer des mesures radicales y compris dans des départements où aucun foyer du virus n’a été identifié. Des centaines de petits producteurs risquent de mettre la clé sous la porte. Les intérêts industriels prendraient le pas sur les enjeux sanitaires, dénoncent-ils. Des producteurs fermiers et vétérinaires se mobilisent pour faire la lumière sur la responsabilité de la filière industrielle et des élevages intensifs dans la diffusion du virus.
D’abord l’incompréhension, puis la colère. Benoit Liogé, producteur fermier bio de canards et d’oies en Dordogne, enchaine les réunions depuis la découverte d’un foyer d’influenza aviaire – appelé grippe aviaire si elle se transmet à l’homme, ce qui est rare – le 24 novembre dernier dans son département [1]. L’avenir de sa ferme comme celle de centaine d’éleveurs de palmipèdes est désormais incertain. En cette fin janvier, le gouvernement dénombre 69 foyers répartis dans huit départements du Sud-Ouest [2]. Selon l’Agence nationale de sécurité sanitaire, il n’y aurait pas d’inquiétude à avoir sur la qualité des produits issus d’animaux contaminés par la grippe aviaire [3]. Le gouvernement a pourtant décidé de sortir l’artillerie lourde pour éradiquer l’épidémie.
Dans un arrêté pris le 15 janvier, il élargit les mesures d’assainissement à 18 départements du Sud-Ouest dans lesquels il interdit de nouveaux élevages de canetons jusqu’à début mai. L’objectif est qu’il n’y ait plus aucune canard sur toute cette zone à la mi-avril. Une fois les vides sanitaires effectués dans chaque exploitation – le virus influenza est très sensible aux désinfectants – les éleveurs pourront redémarrer leur production en mai prochain. Face aux promesses de compensations financières annoncées par le ministre de l’agriculture Stéphane Le Foll, nombreux sont les acteurs de la filière volailles qui dénoncent la disproportion des mesures et le manque de transparence sur ce dossier.
Les canards, victimes collatérales des guerres commerciales
L’acharnement administratif à l’égard des élevages de canards interroge. D’après les données recensées sur la plateforme ESA, le centre de ressources d’épidémio-surveillance de la santé animale, plusieurs foyers déclarés concernent des élevages de gallinacées (poules, dindes, pintades, cailles...) et non de palmipèdes (canards, oies...) [4]. Le ministère insiste de son côté sur la transmission du virus entre les volailles, avec le « risque de devenir plus virulent ». Et pointe le rôle du canard, vecteur de la maladie. Car si les gallinacées meurent lorsqu’ils sont touchés par l’influenza aviaire, dans sa forme hautement pathogène, ce n’est pas le cas des palmipèdes qui montrent peu de symptômes. Le gouvernement a donc décidé d’éliminer les canards, considérés comme des réservoirs à virus, dans un contexte où au moins trois souches différentes d’influenza aviaire ont été identifiées sur le territoire national (H5N1, H5N2 et H5N9) [5].
Derrière ces précautions sanitaires, se déroule une intense bataille économique entre petits éleveurs et industriels. Le gouvernement insiste ainsi sur la nécessité « de retrouver le plus rapidement possible le "statut indemne" de la France pour l’ensemble de la filière volaille ». Ce statut est la condition sine qua non pour exporter. « Quand il y a un cas d’influenza aviaire, le statut indemne tombe », observe Pierre Dufour, éleveur dans le Lot. De nombreux pays comme la Chine, le Japon ou l’Égypte ont ainsi décidé de suspendre leurs importations de volailles françaises suite à la découverte de foyers d’influenza aviaire en France.
« Les industriels de la filière ne veulent pas perdre leur part de marché à l’exportation, observe la Confédération paysanne de l’Aude. Ils font pression auprès du gouvernement pour mettre en place des mesures radicales. » C’est ce qui expliquerait selon ce syndicat l’élargissement de la zone concernée par les mesures à des départements où aucun foyer d’influenza aviaire n’a été détecté. Une manière de redonner confiance aux partenaires commerciaux, même si cela se fait au détriment d’élevages non contaminés par le virus.
« Chômage sec » pour les petits élevages
De retour d’une réunion au ministère, Benoit Liogé est désemparé. « Le secteur fermier représente peu de choses en poids financiers, alors on tente d’avancer des arguments en termes d’impacts économiques, sociaux, de vie locale, mais nous ne sommes pas entendus ». « L’accord de la profession », dont se targue le ministère concernant les mesures prises pour éradiquer le virus, semble surtout bénéficier aux grands groupes coopératifs et industriels exportateurs. Ceux-ci communiquent d’ores et déjà sur le fait qu’ils s’en sortiront bien grâce à leurs filières transnationales [6]. « Les exportateurs assainissent leur situation tout en piquant la clientèle à des petites structures, déplore Pierre Dufour. C’est une guerre commerciale qui se joue. » Un avis partagé par Christophe Mesplède, président du syndicat Modef dans les Landes, qui dénonce l’opportunité offerte aux grandes entreprises d’écouler leurs 6 000 tonnes de stocks de foie gras... [7]
« Le président du Cifog (l’interprofession du foie gras, ndlr) nous dit que personne ne sera mis sur la brèche, mais il ne se rend pas compte de l’impact des vides sanitaires sur nos exploitations, c’est catastrophique », déplore Benoit Liogé, lui-même affecté. Avec ses deux associés, il va vider progressivement son stock de canards vivants et ne pourra pas démarrer le cycle de l’oie en mars, seulement à partir de mi-mai. « Pour les producteurs fermiers qui accueillent les animaux du premier jour d’élevage jusqu’à leur vente en produits finis, cela signifie un arrêt de production de près de six mois ! En mai, on va avoir une pression phénoménale pour retrouver de jeunes animaux. Nous sommes mis au chômage sec, et on n’a pas la réserve de trésorerie pour rebondir ». D’après le Modef, 30 000 emplois directs et 100 000 emplois indirects sont menacés par ces mesures d’assainissement de la filière volailles.
Omerta sur le rôle de la filière industrielle dans la diffusion du virus
Que sait-on exactement de la manière dont s’est faite la propagation du virus ? « Tout le monde s’accorde pour dire que les oiseaux migrateurs n’ont rien à voir là-dedans », pointe Denis Fric, vétérinaire. « On ne nie pas la maladie, il y a des cas avérés, et il faut regarder là où il y a des problèmes », complète Pierre Dufour. « Si on veut arrêter immédiatement la diffusion du virus, il ne faut pas tuer les canards mais empêcher les transports de canards vivants », analyse Jean-Michel Berho, éleveur au Pays Basque, dans un entretien accordé à l’hebdomadaire du syndicat ELB. « Quand on suit un camion de canards prêts à gaver, il y a un nuage de lisier qui vole, c’est visible. Et il y a ce que l’on ne voit pas, les déjections qui sont aussi semées le long de la route », précise t-il.
Un autre éleveur confie à Basta ! avoir appris lors des réunions d’informations que des camions passaient d’un élevage industriel à l’autre sans nettoyer les caisses. C’est ce qui fait dire à la Confédération paysanne que « les élevages fermiers génèrent moins de mouvements donc moins de risques ». De nombreux producteurs fermiers, qui abattent et transforment les animaux sur leurs exploitations, demandent donc des dérogations pour ceux qui ne transportent pas les animaux vivants et ne risquent pas de diffuser les virus sur les routes.
Le manque de diversité génétique des volailles en cause
Les conditions d’élevage pourraient aussi être un terrain favorable à l’expression du virus. « Là où y a des fortes densités d’élevage, ça peut se diffuser très vite, précise Denis Fric. Si les animaux ont des types génétiques très forts, la porte est grande ouverte au virus ». Or, comme le montre notre enquête sur la reproduction animale, les animaux de ferme sont sélectionnés en fonction de critères productifs pour l’industrie, ce qui aboutit à une très forte érosion de la biodiversité animale. Ce manque de diversité génétique des animaux d’élevage pourrait favoriser l’apparition et la diffusion de microbes pathogènes.
« Quand les animaux ont des types génétiques variés, ils ont des sensibilités différentes : certains tombent malades, d’autres résistent, complète Denis Fric. La solution ? Il faut reprendre la génétique de la volaille. La diversité génétique implique des animaux plus solides ». C’est le travail que mène notamment Ivan Catinel avec sa fille, dans leur couvoir de canetons en Dordogne. Depuis 1988, Ivan travaille sur la sélection de souches de canards selon des critères de rusticité et de croissance prolongée. Or, cette sélection pourrait être anéantie dans le cadre des mesures de vide sanitaire voulues par le gouvernement.
« Identifier l’origine de la maladie au lieu de sortir le bazooka »
La question des mises aux normes fait aussi débat. Le gouvernement a annoncé des « mesures de biosécurité » qui pourraient se révéler inadaptées aux élevages en plein air. « On entend qu’il faudrait mettre le canard en confinement total », confie un éleveur ayant participé aux réunions avec l’administration. Le "nec plus ultra" de la biosécurité pour eux, ce serait l’absence de contact avec l’extérieur. C’est complètement contraire aux installations paysannes ». L’arrêté concernant ces normes de biosécurité devrait être rendu public la semaine prochaine.
Alors que l’élevage fermier en plein air est pointé du doigt dans les couloirs du ministère, des producteurs de la Confédération paysanne proposent de réaliser un état des lieux de l’étendue des contaminations. « Plutôt que de demander à tout le monde d’arrêter de produire, ne peut-on pas faire des tests dans toutes les exploitations visées et permettre à celles qui sont indemnes de pouvoir continuer à travailler ? », propose Pierre Dufour. Ce serait l’occasion d’avoir enfin des données précises sur les responsabilités différentiées des élevages fermiers et industriels dans la transmission du virus. Pour l’heure, aucune institution n’a accepté de financer ces analyses.
« L’enjeu immédiat c’est d’identifier l’origine de la maladie et mieux la connaitre, au lieu de sortir le bazooka comme le fait le gouvernement », plaide Josian Palach, secrétaire national de la Confédération paysanne. Une pétition, à l’initiative du Collectif « Les canards en colère », demande l’abrogation de l’arrêté du ministère de l’Agriculture qui impose l’arrêt total de la production de canards durant au moins cinq mois. Selon le collectif, soutenu par près de 5000 personnes, « c’est tout le tissu économique rural du Sud-Ouest qui va être réduit à l’état de cendre ».
Photo de une : canetons / CC Anne-Marie Michaud