Source : Russeurope, Jacques Sapir, 15-02-2016
Notre pays avait approuvé, de très peu, lors du référendum du 20 septembre 1992 sur le traité sur l’Union européenne, dit aussi Traité de Maastricht, le principe de la monnaie unique. Cette dernière est entrée en service d’abord en 1999 (pour ce qui est des transactions bancaires), puis en janvier 2002, pour ce qui est de l’Euro fiduciaire. Cela fait donc aujourd’hui plus de 17 ans que nous vivons sous le régime de l’Euro, dont 14 années très concrètement. En fait, il faut même remonter au début des années 1990 car la volonté de « qualifier » la France pour la monnaie unique a pesé lourdement sur la politique économique et ce bien avant le 1er janvier 1999.
Il est temps aujourd’hui d’en tirer le bilan. Le discours en faveur de l’Euro prétend se fonder sur des bases scientifiques. Regardons donc ce qu’il en est. Mais, le discours officiel sur l’Euro prétend que ce dernier aurait amélioré la situation globale de la France. Vérifions donc aussi cette affirmation. Et surtout, posons nous la question des conséquences politiques de l’introduction de l’Euro sur la société française.
La « bonne nouvelle » des économistes et l’imposture
Des économistes avaient préparé, dans leurs travaux, la venue de la monnaie unique. Ils sont nombreux mais nous ne présenterons ici que les trois principales contributions, celles de Robert Mundell, de R. McKinnon et de Peter Kennen. Ces économistes, tels les trois rois mages des évangiles, sont donc venus porter la « bonne nouvelle », et leurs travaux ont eu une influence considérable sur les autres économistes, non pas tant en les convaincant de la nécessité d’une monnaie unique mais en les persuadant que la flexibilité du taux de change était désormais superflue. Pourtant, des travaux récents montrent le contraire. Il faut, alors revenir sur ces travaux théoriques pour tenter de discerner le vrai du faux.
La théorie des zones monétaires optimales (ou ZMO) fut énoncée par l’économiste Robert Mundell en 1961[1]. Deux ans plus tard, c’est R. McKinnon qui apporta sa pierre à l’édifice théorique des ZMO[2]. Dans son papier, il explique que plus l’ouverture d’une économie sur l’extérieur est importante et plus l’importance du taux de change s’en trouve réduite. En conséquence l’intérêt d’un ajustement par le taux de change est faible. Quant à Peter Kennen[3], il montrait que si l’économie d’un pays était diversifiée, cette diversification réduisait l’ampleur de ce que les économistes appellent des « chocs exogènes », et permettait à ce pays d’être lié à d’autres par un taux de change fixe. De ces travaux, on pouvait donc déduire qu’un pays a intérêt à se lier à d’autres par une monnaie unique sous réserve que le capital et le travail soient parfaitement flexibles (ce que montre Mundell), qu’il soit très ouvert sur le commerce international (McKinnon) et que son économie soit largement diversifiée (Kennen). De plus, les mouvements monétaires extrêmement importants qui s’étaient produits de 1975 à 1990 n’avaient pas induits de changements spectaculaires dans les balances commerciales. Certains économistes en avaient alors déduit que la sensibilité des exportations (et des importations) au prix de ces produits était en réalité faible dans l’économie moderne. S’était alors développée l’idée que le commerce international se jouait essentiellement sur la qualité des produits. Le fait qu’un économiste ait formulé cette hypothèse dans les années 1950[4] était alors perçu comme la vérification théorique d’un fait validé empiriquement.
D’autres économistes sont venus démontrer, du moins le croit-on, que des pays tireraient des avantages économiques importants d’une monnaie unique. Cette dernière était censée donner naissance à une augmentation très forte des flux commerciaux entre les pays de la zone monétaire ainsi constituée et donc faire croître la production. A l’origine on trouve des travaux tant théoriques qu’empiriques d’Andrew K. Rose[5]. Ces travaux, fondés sur un modèle de gravité[6], devaient donner naissance à ce que l’on a appelé « l’effet Rose » ainsi qu’à une littérature extrêmement favorable aux Unions Monétaires. Ces travaux décrivaient les monnaies nationales comme des « obstacles » au commerce international[7]. L’intégration monétaire devait provoquer une meilleure corrélation du cycle des affaires entre les pays[8], et l’intégration monétaire devait conduire à une accumulation des connaissances conduisant à une forte augmentation de la production et des échanges potentiels[9]. L’Union monétaire européenne, ce que l’on appelle l’UEM, allait créer – si ces travaux étaient validés par la réalité – les conditions de réussite de la « Zone Monétaire Optimale »[10], dans un mouvement qui semblait devoir être endogène[11]. D’où les déclarations de divers hommes politiques, aujourd’hui fameuses, affirmant que l’Euro allait conduire, de par sa seule existence, à une forte croissance pour les pays membres. Jacques Delors et Romano Prodi ont ainsi affirmé que l’Euro allait favoriser la croissance européenne de 1% à 1,5% par an et ce pour plusieurs années[12]. On sait aujourd’hui ce qu’il faut en penser…
Fausse et vraie science
Seulement, il y avait un hic. Ces travaux étaient fondés sur des visions fausses des processus économiques. D’autres recherches, basées sur des bases de données plus complètes, aboutissaient alors à une forte réduction de l’ampleur des effets positifs de l’Union Monétaire[13]. Les travaux initiaux de Rose et consorts furent ainsi fortement critiqués, en particulier sur la méthode économétrique utilisée[14], qui ne semblent pas être adaptés à l’analyse d’une zone à plusieurs pays. Une critique plus fondamentale fut que ces modèles ne prenaient pas en compte la persistance du commerce international[15] qui s’explique par différents phénomènes, dont les asymétries d’information. Enfin, ces modèles négligent l’existence de facteurs endogènes au développement du commerce, facteurs qui ne sont pas affectés par l’existence – ou la non-existence – d’une Union Monétaire.
Ces différents éléments ont ainsi conduit à une remise en cause fondamentale des résultats de A.K. Rose. Capitalisant sur près de vingt ans de recherches sur le commerce international et les modèles dit « de gravité »[16], Harry Kelejian (avec G. Tavlas et P. Petroulas) ont repris les diverses estimations des effets d’une union monétaire sur le commerce international des pays membres[17]. Les résultats sont dévastateurs. L’impact de l’Union Economique et Monétaire sur le commerce des pays membres est estimée à une croissance de 4,7% à 6,3% du total, soit très loin des estimations les plus pessimistes des travaux antérieurs qui plaçaient ces effets à un minimum de 20%, et ceci sans même évoquer les travaux initiaux de Rose qui les situaient entre 200% et 300%. En dix ans, on a donc assisté à une réduction tout d’abord de 10 à 1 (de 200% à 20%[18]) réduction qui est survenue rapidement, puis à une nouvelle réduction ramenant la taille de ces effets de 20% à une moyenne de 5% (un facteur de 4 à 1)[19]. Les effets de persistance du commerce international ont été largement sous-estimés, et inversement les effets positifs d’une union monétaire tout aussi largement surestimés, et ce à l’évidence pour des raisons politiques. On ne peut manquer de remarquer que les annonces les plus extravagantes sur les effets positifs de l’Union Économique et Monétaire (avec des chiffres d’accroissement du commerce intra-zone de l’ordre de 200%) ont été faites au moment même de l’introduction de l’Euro. Le mensonge était effectivement très gros… Ces annonces ont clairement servi de justification aux politiques et aux politiciens de l’époque.
Les mêmes arguments servent cependant aujourd’hui à accréditer l’idée qu’une dissolution de l’Euro serait une catastrophe, car on utilise toujours à des fins de propagande, les mêmes chiffres mais cette fois de manière inversée pour « prédire » un effondrement du commerce international des pays concernés et donc une chute du PIB dans le cas d’une sortie de l’Euro. Or, si l’effet sur le commerce international créé par une zone monétaire est faible, il faut en déduire qu’inversement l’effet des prix (ce que l’on appelle la « compétitivité coût ») est nettement plus important que ce qu’en dit le discours dominant[20]. Ceci redonne toute son importance aux dévaluations pour restaurer la compétitivité de certains pays.
L’impact de dépréciation ou d’appréciation du taux de change sur les flux commerciaux et les balances commerciales était connu. La rapidité du « rebond » de la Russie en 1999 et 2000 en particulier, à la suite d’une dévaluation massive, était l’un des principaux arguments allant dans le sens d’un effet positif d’une dépréciation de la monnaie. Les économistes du FMI ont réalisé une étude assez systématique sur une cinquantaine de pays et ont retenu 58 « cas » de dépréciations[21]. Ils ne trouvent aucun signe de la fameuse « déconnexion » tant citée entre les flux du commerce international et les taux de change, bien au contraire. L’étude montre qu’en standardisant les résultats, on obtient en moyenne pour une dépréciation du taux de change de 10% un gain de 1,5% du PIB pour le solde de la balance commerciale. L’internationalisation des « chaînes de valeur » a bien un effet modérateur sur ces gains[22]. Mais, le développement de ces chaînes de valeur est très progressif dans le temps et ne peut venir contrarier les effets positifs d’une forte dépréciation du taux de change[23].
On constate ainsi que l’Euro fut vendu aux populations (et aux électeurs) sur la base de mensonges répétés, mensonges qui ont été enrobés dans un discours se donnant pour scientifique, mais qui ne l’était nullement. A chaque fois que l’on examine en profondeur un argument dit « scientifique » avancé pour défendre l’Euro on constate que soit les bases théoriques sont inexistantes, soit les résultats ont été obtenus par des manipulations des bases de données, soit qu’une comparaison avec la réalité détruit le dit argument, et parfois on assiste à ces trois effets réunis ! Ceci soulève un double problème de méthode. D’une part, on comprend bien qu’il y a eu manipulation, non pas tant des économistes concernés que des politiques qui se sont servis de leurs travaux. Ici, on voit que construit de cette manière, sur ce qu’il faut bien appeler un mensonge, l’Euro ne pouvait avoir de bases démocratiques. D’autre part, ceci implique une nécessaire méfiance envers des travaux économiques, mais qui ne doit pas tourner à la défiance. Qu’une monnaie unique ait des avantages potentiels pour les pays y participant est une évidence. Mais, ces avantages d’une part ne se concrétisent que si certaines conditions sont réunies et d’autre part ne sont pas nécessairement supérieurs aux désavantages, tout aussi évidents, qu’entraîne l’adoption de cette monnaie unique. Ce qui est frappant est que les économistes en faveur de l’Euro ont raisonné comme si les conditions permettant la matérialisation de ces avantages étaient nécessairement réunies et comme si les avantages potentiels de l’euro devaient toujours l’emporter sur les désavantages. C’est là que se situe la responsabilité de ces économistes.
Le coût économique de l’Euro pour la France
L’Euro a joué un mauvais tour à l’économie française. D’une part, liant la parité de sa monnaie à celle des autres pays européens, il l’a défavorisée (par rapport à l’Allemagne ou au Pays-Bas) alors même qu’il avantageait l’Allemagne qui, sans l’Euro, aurait eu à affronter une forte hausse de son taux de change. C’est ce qui explique largement le fort excédent commercial de ce pays. Mais, de plus, l’Euro s’appréciant par rapport au Dollar étatsuniens à partir de 2002, il a fait subir à l’économie française un fort choc de compétitivité vis-à-vis des pays extérieurs à la zone Euro. En France, les gouvernements successifs ont cependant choisi de maintenir une politique budgétaire fortement expansionniste pour compenser l’impact de l’Euro sur la croissance. Ceci a permis à la France de ne pas trop souffrir de la mise en place de l’Euro mais avec pour conséquence un envol de la dette publique. Et pourtant, en dépit de cela, l’économie française a néanmoins souffert.
La croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) qui était en moyenne supérieures à 2,5% à la fin des années 1990 baisse autour de 2% dans les années qui suivent l’entrée en vigueur de l’Euro puis, même en tenant compte de l’effet de la crise de 2008-2010, tombe vers 1%. Il est clair que l’Euro a placé l’économie française dans un contexte de très faible croissance. Or, la France, qui maintient des gains de productivité importants et qui se trouve dans une situation démographique plus expansive que ses voisins, à besoin d’un taux de croissance d’environ 1,4% pour créer des emplois.
Graphique 1
(La courbe rouge indique une moyenne mobile sur trois ans)
Source: INSEE
Si nous prenons maintenant la production de l’industrie, on constate que les efforts pour amener la France dans les critères de la Monnaie Unique ont coûté une dépression importante. Le niveau de janvier 1990 ne fut retrouvé qu’à l’été 1997. La croissance de la production industrielle de 1997 à l’été 2001 fut modérée, et largement due à des exonérations de prestations sociales accordées par le gouvernement. Ces exonérations passent de 6,3% du montant total en 1998 à 9% en 2002. Elles ne cesseront d’augmenter par la suite, preuve que la France connaît bien un problème de compétitivité, pour atteindre à la veille de la crise financière plus de 10% et près de 24 milliards d’euros. Or, la production industrielle n’évolue plus de 2002 à 2007. De fait, en juillet 2008, à la veille du déclenchement de la crise des « subprimes »[24], l’indice de la production industrielle n’a progressé que de 3 points (de 111,5 à 114,5) par rapport à 2001. Fortement affectée par la crise financière de 2008-2010, elle s’effondre de fin 2008 à l’été 2009 et n’a toujours pas retrouvé son niveau de 1990 à la fin de 2015.
Graphique 2
Evolution de la production industrielle et manufacturière depuis 1990
Source: INSEE
Nous avons là l’une des explications du chômage de masse qui sévit dans notre pays. Non seulement la faible croissance de l’économie et la stagnation de l’industrie entraînent un chômage important qui, si l’on calcule la somme des catégories « A », « B » et « D » de la DARES s’établit à 4,5 millions de personnes (et non pas aux seuls 3,5 millions de la catégorie « A », catégorie largement utilisée dans la presse), mais nous avons aussi l’une des explications des déficits budgétaires récurrents que notre pays connaît.
Graphique 3
Source: DARES
Les exemptions de cotisations, mais aussi les recettes manquantes du fait de la stagnation de la production, et la nécessité de constamment stimuler une économie qui sans cela sombrerait dans la récession, expliquent pourquoi les dépenses sont constamment supérieures aux recettes. Cette situation se justifie quand des événements extérieurs viennent perturber l’économie, ce qui fut le cas de la crise de 2008-2010. Mais, de 1999 à 2007, rien ne le justifiait. Rien, si ce n’est l’effet dépressif qu’exerçait l’Euro sur l’économie française. Les gouvernements successifs de cette période ont cherché à masquer l’impact récessif exercé par la monnaie unique par une stimulation budgétaire permanente. Nous en payons le prix en termes de dette publique aujourd’hui.
Cependant, un autre aspect de l’Euro se révèle si l’on y regarde bien. Le salaire moyen a continué d’augmenter en France. Mais, une moyenne n’a pas grand sens dès que la répartition des salaires est très inégale. Le salaire médian, c’est à dire le salaire qui correspond à ce que gagnent 50% des salariés, est resté stable depuis le début des années 2000. Cela signifie que la majorité des salariés ont vu leurs salaires stagner depuis près de 15 années, alors que les salaires d’une minorité, entre 10% et 15% de la population, ont eux fortement augmenté. Ces salaires correspondent aux professions liées à la financiarisation de la société, que ce soit directement (salaires et revenus des professions de la finance) ou indirectement (salaires des services liés à cette haute finance). On se rend compte, alors, que l’Euro n’a pas seulement exercé un effet récessif sur l’économie française ; il l’a aussi déformé. Cette déformation porte un nom : la financiarisation. Bien entendu, les tendances au développement de la financiarisation sont antérieures à l’Euro. Mais celui-ci a donné un coup d’accélérateur décisif à cette transformation. Il a établi la prééminence des banques (et des banquiers) dans la société française ; il a mis les logiques de la production au service de cette finance et de ces financiers. On comprend alors pourquoi tout ce beau monde des banques et des institutions financières se retrouve pour communier dans l’adoration de ce nouveau veau d’Or. Derrière les figures religieuses il y a des intérêts réels et concrets.
Le coût social de l’Euro
Dans les 17 ans qui nous séparent de l’introduction de l’Euro nous avons vu se développer la logique d’une économie où des sommes toujours plus importantes sont accaparées par un petit nombre d’individus au détriment des conditions d’existence du plus grand nombre. L’Euro pousse l’économie réelle à réduire sans cesse ses coûts. C’est l’Euro qui conduit les agriculteurs au suicide, en les forçant à travailler à pertes. C’est l’Euro qui organise l’abandon des campagnes et des territoires dits « périphériques ».
Mais un autre problème apparaît. Pour soit disant « sauver l’Euro », on met en œuvre des politiques qui ne font qu’aggraver les problèmes. Depuis le printemps 2011, sous l’effet des politiques d’austérité mises en œuvres par François Fillon, la courbe du chômage ne cesse d’augmenter. Ces politiques d’austérité, il faut le souligner, ont été décidées dans le cadre de la zone Euroet avec pour objectif le maintien de la France dans la zone Euro. Ce n’est pas par hasard si François Fillon a décidé de ces politiques, mais bien contraint et forcé par l’existence de la zone Euro. Cette dernière provoque alors un accroissement direct de 700 000 demandeurs d’emplois. Les effets de ces politiques se font sentir environ un an après l’élection de François Hollande. Mais, ce dernier ne revient nullement sur les mesures décidées par François Fillon. Il fait d’ailleurs voter, en septembre 2012, ce que l’on appelle le traité « Merkozy » (ou Merkel-Sarkozy) qui avait été négocié dans l’hiver 2011-2012. Cette continuité de la politique économique, mais cette fois sous un gouvernement se disant « de gauche », a provoqué une nouvelle hausse de 400 000 demandeurs d’emplois. Directement, c’est bien 1,1 millions de personnes qui se sont retrouvées dans les catégories « A », « B » et « D » du fait l’attachement fanatique de nos dirigeants à l’Euro. En réalité, on peut penser qu’une large part de l’accroissement de 2008 à 2010 aurait pu être évité, voire rapidement effacé, si la France n’avait pas fait partie de la zone Euro et si elle avait pu largement déprécier sa monnaie tant par rapport au Dollar que par rapport à ses partenaires commerciaux et en particulier l’Allemagne. La progression régulière du chiffre des demandeurs d’emplois constitue donc une pente néfaste sur laquelle la France est engagée depuis quatre années et demie. Cette progression est le fruit amer du consensus de fait qui existe entre la politique du centre-droit et celle de la « gauche », un consensus dont les effets sont aujourd’hui dramatiques sur les individus[25].
Ont voit ici surgir des problèmes immenses. L’inégalité croissante de la société met en cause indirectement la démocratie et ceci que la concentration d’une pouvoir monétaire et financier immense entre les mains de quelques uns, alors que le plus grand nombre en est exclu, leur donne la possibilité de truquer et de fausser le procès démocratique. Ce dernier repose sur l’hypothèse que la voix d’un banquier et celle d’un prolétaire, qu’il soit ouvrier, petit employé vivant dans les périphéries abandonnées de la société française, agriculteurs, voire fonctionnaire, pèsent du même poids. Mais le banquier peut rameuter des journalistes, des publicistes, des artistes qu’il entretient et qui ne vivent que des prébendes qu’il distribue, pour élaborer et diffuser une histoire qui semble lui donner raison. Et l’on voit, ici, que l’accumulation de la richesse entre les mains de quelques-uns met l’idée de démocratie en crise.
L’Euro et la crise politique
Mais, il faut ici aller plus loin et se poser la question de la compatibilité directe de l’Euro avec un système démocratique. L’Euro a imposé à la France de céder sa souveraineté monétaire à une institution non élue, la Banque Centrale Européenne. En fait, ce processus avait déjà commencé dans la période antérieur (de 1993 à 1999) avec l’établissement d’un statut d’indépendance de la Banque Centrale. Il faut cependant souligner que ce statut ne faisait sens qu’en raison de la mise en place à venir de l’Euro. De ce point de vue, il est clair que l’indépendance des Banques Centrales n’a pu se concrétiser dans un certain nombre de pays qu’en raison de l’engagement de ces pays dans le processus de mise en place de l’Euro. Mais, ce qu’implique ce premier abandon de souveraineté est encore plus important que cet abandon lui-même. Une fois que vous avez laissé à d’autres le choix de la politique monétaire, vous devez admettre que ces « autres » vont déterminer par leurs actions les règles budgétaires que vous devrez suivre.
En effet, une fois privé de sa liberté de faire varier les paramètres de la politique monétaire, le gouvernement perd l’un des principaux instruments de politique économique. Mais, il perd aussi en partie le contrôle de ses ressources fiscales, car les ressources fiscales sont étroitement liées au niveau d’activité économique ainsi qu’au taux d’inflation. En effet, les ressources fiscales sont des grandeurs nominales (et non des grandeurs réelles). Plus élevé est le taux d’inflation et plus grandes seront les ressources fiscales. Notons, enfin, qu’une partie du déficit public constitue bien une « dette » similaire à celle des agents privés qui empruntent pour pouvoir commencer une activité productive. Se pose alors la question de son rachat, en tout ou partie par la Banque Centrale. Mais, dans les règles de l’Union Economique et Monétaire, ceci est interdit. Ne pouvant donc plus ajuster la politique monétaire aux besoins de l’économie, le gouvernement découvre qu’il doit se plier à des règles strictes dans le domaine budgétaire et fiscal. Si un pouvoir extérieur fixe désormais la politique monétaire, il faudra à terme que le même pouvoir fixe les règles budgétaires et fiscales. C’est ce que le TSCG, ou traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance qui fut adopté en septembre 2012, a, de fait, institutionnalisé. Si le processus budgétaire échappe au contrôle du gouvernement il en va de même pour le processus fiscal. Or, le fondement de TOUTE démocratie réside dans le fait que la représentation du peuple, le Parlement, doit avoir – et lui seul – le dernier mot en matière de budget et d’impôt. Nous sommes donc revenus à un état de la situation d’avant 1789. Le lien entre le citoyen et le contribuable a été rompu.
Ceci aggrave la crise de la démocratie dans notre pays, une crise dont l’Euro est par ses conséquences tout comme son existence largement responsable. Elle se manifeste d’abord par une abstention importante lors des différents scrutins. Mais, elle se manifeste aussi par un repli vers différentes communautés et la montée de ce que l’on appelle le « communautarisme ». Les français, se sentant désormais de moins en moins citoyens, et ce d’autant plus que l’on a de cesse de galvauder ce mot dans des emplois qui sont autant de contre-sens, tendent à se replier sur ce qui semble leur offrir un semblant de protection : communautés religieuses, communautés d’origines…Mais, ce faisant ils se précipitent vers la guerre civile. Et c’est peut-être là la critique la plus radicale que l’on peut faire à l’Euro : celle de déchirer de manière décisive le tissu social et de dresser, à terme, les français les uns contre les autres. Ceci doit nous rappeler qu’il n’est dans la logique d’une monnaie d’autre avenir que celui décrit par Hobbes : la guerre de tous contre tous.
Si l’on prend donc en compte tous les aspects tant économiques, sociaux, fiscaux, mais aussi politiques, il est alors clair que l’Euro a eu, depuis maintenant près de 17 ans, un rôle extrêmement négatif. Retirant aux gouvernements le moyen d’agir, il accrédite l’idée de leur impuissance. De cela, nous n’avons visiblement pas fini de payer le prix.
Notes
[1] Mundell R., (1961), « A theory of optimum currency areas », in TheAmerican Economic Review, vol. 51, n°5, 1961, pp. 657-665.
[2] McKinnon R.I., (1963), « Optimum Currency Area » in The American Economic Review, Vol. 53, No. 4 (Sep., 1963), pp. 717-725
[3] Kenen, P.B. (1969). “The Theory of Optimum Currency Areas: An Eclectic View, ” in Mundell R.A. et A.K. Swoboda (edits) Monetary Problems of the International Economy, Chicago, Ill., Chicago University Press.
[4] Machlup, F, “Elasticity Pessimism in International Trade.” In Economia Internazionale. Vol. 3, (Février 1950), pp. 118-141.
[5] Rose, A.K. (2000), « One money, one market: the effect of common currencies on trade », Economic Policy Vol. 30, pp.7-45 et Rose, Andrew K., (2001), “Currency unions and trade: the effect is large,” Economic Policy Vol. 33, 449-461.
American Economic Review Vol. 69, n°1/1979 106-116. Deardorff, A., (1998), “Determinants of bilateral trade: does gravity work in a neoclassical world?,” in J. Frankel (ed.), The regionalization of the world economy, University of Chicago Press, Chicago.
[7] Rose, A.K., Wincoop, E. van (2001), « National money as a barrier to international trade: the real case for currency union », American Economic Review, Vol. 91, n°2/2001, pp. 386-390.
[8] Rose, A.K. (2008), « EMU, trade and business cycle synchronization », Paper presented at the ECB conference on The Euro of Ten: Lessons and Challenges, Frankfurt, Germany, 13 et 14 novembre
[9] De Grauwe, P. (2003), Economics of Monetary Union, New York: Oxford University Press. Frankel, J.A., Rose A.K. (2002), « An estimate of the effect of currency unions on trade and output », Quarterly Journal of Economics, Vol. 108, n°441, pp. 1009-25.
[10] On consultera à ce sujet le mémoire de Master 2 écrit par l’un de mes étudiants, Laurentjoye T., (2013), La théorie des zones monétaires optimales à l’épreuve de la crise de la zone euro, Formation « Économie des Institutions », EHESS, Paris, septembre 2013.
[11] Frankel, J.A., Rose A.K. (1998), « The endogeneity of the optimum currency area criteria », Economic Journal, Vol.108, 449, pp.1009-1025. De Grauwe, P., Mongelli, F.P. (2005), «Endogeneities of optimum currency areas. What brings countries sharing a single currency closer together? », Working Paper Series, 468, European Central Bank, Francfort.
[13] Bun, M., Klaasen, F. (2007), « The euro effect on trade is not as large as commonly thought», Oxford bulletin of economics and statistics, Vol. 69: 473-496. Berger, H., Nitsch, V. (2008), « Zooming out: the trade effect of the euro in historical perspective », Journal of International money and finance, Vol. 27 (8): 1244-1260.
[14] Persson T. (2001), « Currency Unions and Trade : How Large is the Treatment Effect ? » in Economic Policy, n°33, pp. 435-448 ; Nitsch V. (2002), « Honey I Shrunk the Currency Union Effect on Trade », World Economy, Vol. 25, n° 4, pp. 457-474.
[15] Greenaway, D., Kneller, R. (2007), « Firm hetrogeneity, exporting and foreign direct investment », Economic Journal, 117, pp.134-161.
[16] Flam, H., Nordström, H. (2006), « Trade volume effects of the euro: aggregate and sector estimates », IIES Seminar Paper No. 746. Baldwin R. (2006) « The euro’s trade effects » ECB Working Papers, WP n°594, Francfort. Baldwin R. et al. (2008), « Study on the Impact of the Euro on Trade and Foreign Direct Investment », Economic Paper, European Commission, n° 321.
[17] Kelejian, H. & al. (2011), « In the neighbourhood : the trade effetcs of the euro in a spatial framework », Bank of Greece Working Papers, 136
[18] Du travail initial de A.K. Rose datant de 2000 mais réalisé en fait entre 1997 et 1999 « One money, one market: the effect of common currencies on trade », Economic Policy 30, op.cit., au travail de R. Glick et A.K. Rose, datant de 2002, « Does a Currency Union Affects Trade ? The Time Series Evidence », op. cit..
[19] Bun, M., Klaasen, F. (2007), « The euro effect on trade is not as large as commonly thought», Oxford bulletin of economics and statistics, op.cit., vont même jusqu’à estimer l’effet « positif » de l’UEM à 3%, ce qui le met largement dans l’intervalle d’erreurs de ce genre d’estimations.
[20] C’est d’ailleurs le sens d’une note rédigée par P. Artus, « C’est la compétitivité-coût qui devient la variable essentielle », Flash-Économie, Natixis, n°596, 30 août 2013.
[21] Leigh, D, W Lian, M Poplawski-Ribeiro et V Tsyrennikov (2015), “Exchange rates and trade flows: disconnected?”, Chapitre 3 in World Economic Outlook, IMF, Octobre 2015.
[22] Ahmed, S, M Appendino, and M Ruta, “Depreciations without Exports? Global Value Chains and the Exchange Rate Elasticity of Exports,” World Bank Policy Research Working Paper7390, World Bank, Washington DC, 2015.
[23] Voir Johnson, R C, and G Noguera, “Fragmentation and Trade in Value Added over Four Decades.” NBER Working Paper n°18186, Harvard, NBER, 2012 et Duval, R, K Cheng, K. Hwa Oh, R. Saraf, and D. Seneviratne, “Trade Integration and Business Cycle Synchronization: A Reappraisal with Focus on Asia,” IMF Working Paper n° 14/52, International Monetary Fund, Washington DC, 2014.
[24] Sapir J., « D’une crise l’autre », note publiée sur la carnet RussEurope le samedi 16 janvier 2016, http://russeurope.hypotheses.org/4640
[25] Voir, sur l’impact du chômage sur le nombre des suicides, : Dr Carlos Nordt, PhD, Ingeborg Warnke, PhD, Prof Erich Seifritz, MD PD, Wolfram Kawohl, MD, « Modelling suicide and unemployment: a longitudinal analysis covering 63 countries, 2000–11 », in The Lancet Psichatry, Volume 2, No. 3, pp. 239–245, Mars 2015.
Source : Russeurope, Jacques Sapir, 15-02-2016