Source : Libération, Anne-Laure Delatte, 01-02-2016
Thomas Jefferson, président des Etats-Unis de 1801 à 1809, l’un des artisans du dollar comme monnaie unique. Photo Getty Images. AFP
Plutôt que de condamner la monnaie unique, les Etats-Unis devraient se rappeler la création du dollar et les crises qui ont traversé leur pays.
«L’euro est une expérience qui a échoué.» Il n’est pas rare d’entendre cette phrase sur le sol américain. Le premier à l’affirmer a été Martin Feldstein, professeur d’économie à l’université Harvard et ancien conseiller économique du président Ronald Reagan. Autres expressions habituelles : l’euro est «un cauchemar», «un piège», «un catalyseur d’extrémisme», «antidémocratique», etc. Les Américains reprochent aux fondateurs de l’euro d’avoir fait fi des contingences économiques dans les années 90 : on n’instaure pas une union monétaire comme ça !
Il y a une théorie pour cela, qui dresse la liste des bénéfices et des coûts à partager sa monnaie avec d’autres pays ; certes, tout le monde a droit à l’erreur, mais, depuis 2010, les Européens ont vraiment fait n’importe quoi : jamais d’accord entre eux, incohérents, ils ont dit tout et son contraire, ont mis des années à se réformer alors que les marchés grondaient. Ils n’ont que ce qu’ils méritent ! La sortie de la Grèce n’est maintenant plus qu’une question de mois («Grexit»), puis, les Anglais voteront leur sortie de l’Union européenne («Brexit»), et alors les pays du Nord quitteront le navire. Tel est le pronostic américain (1).
Sauf que les conditions économiques n’étaient pas franchement réunies pour partager la même monnaie en 1792, quand le dollar fut adopté ; chaque Etat s’était débrouillé jusque-là en émettant sa propre monnaie. Mais George Washington, Thomas Jefferson, Alexander Hamilton et les autres pères fondateurs pensaient qu’une même monnaie était une expression de souveraineté et scellerait l’unité nationale. Ce que les Américains (et nous avec) oublient, c’est que l’union monétaire américaine a été un parcours sinueux et accidenté.
Au printemps 1790, deux ans avant que le dollar ne soit adopté, les débats sur la manière de procéder ont été si terribles que l’union américaine a failli exploser. Ce que les Américains ont aussi oublié, c’est que le dollar tire son origine d’une crise de la dette publique : la guerre d’Indépendance contre les Anglais avait ruiné la plupart des Etats, qui étaient incapables de rembourser leurs dettes. Ainsi, à la fin de la guerre, en 1783, l’Etat du Rhode Island effaçait une majorité de sa dette de façon unilatérale, ce qui entraîna un soulèvement de fermiers et créa un traumatisme chez les révolutionnaires.
En 1790, Alexander Hamilton, secrétaire d’un Trésor ruiné sous le premier gouvernement des Etats-Unis de George Washington, défend alors l’idée de transférer les dettes de tous les Etats au gouvernement fédéral. Autrement dit, il propose d’assumer toutes les dettes sous le parapluie du nouvel Etat américain. Thomas Jefferson, proche des fermiers du Middle West et fervent défenseur du droit des Etats, y est farouchement opposé car la solution donne trop de pouvoir au gouvernement fédéral. Les Etats non endettés s’y opposent également car ils ne voient pas pourquoi ils paieraient pour les autres. Alexander Hamilton trouve alors un moyen astucieux d’égaliser les coûts de la guerre d’Indépendance entre les Etats et de redistribuer des intérêts aux Etats créanciers. Le dollar est né !
C’est aussi à cette occasion que la capitale des Etats-Unis est transférée à Washington DC comme compromis d’Alexander Hamilton à Thomas Jefferson pour éloigner les Etats du Nord du pouvoir fédéral. Cette bataille va façonner les divergences idéologiques entre démocrates et républicains pour les deux siècles à venir. Et les disputes ont encore été féroces pendant longtemps : l’union monétaire a explosé pendant la guerre de Sécession en trois zones et trois monnaies. En 1890, alors que le dollar avait été rétabli, les Etats du Sud et du Nord se sont écharpés sur les règles de conversion et l’étalon à adopter ; les Etats du Sud, majoritairement agricoles, avaient besoin d’une dévaluation pour relancer les exportations et les Etats du Nord y étaient opposés.
Finalement, c’est la réponse à la Grande Dépression des années 30 et le Social Security Act de Franklin D. Roosevelt en 1935 qui complètent le dollar en instaurant des transferts fiscaux entre Etats de l’union. Aujourd’hui, le dollar est incontesté et irrévocable. L’union monétaire américaine n’a donc pas été un long fleuve tranquille. Elle est passée par des épisodes étonnamment proches de nos propres crises. Certes, les Européens n’ont pas cent cinquante ans pour compléter l’euro. Mais, contrairement aux Américains, ils savent contempler le passé et s’en inspirer pour leur avenir. Heureuse vertu.
(1) Regard sur la question européenne, de Nouriel Roubini, Project Syndicate.
Source : Libération, Anne-Laure Delatte, 01-02-2016