Publié le 07/03/2016.
Les
technologies modernes nous sollicitent de plus en plus, et chacun semble s’en
réjouir. Or, cela épuise notre faculté de penser et d’agir, estime le
philosophe-mécano Matthew B. Crawford.
« Tout le malheur des hommes vient d'une seule
chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre », écrivait déjà Pascal en son temps. Mais que
dirait l'auteur desPensées aujourd'hui, face à nos pauvres esprits
sursaturés de stimulus technologiques, confrontés à une explosion de choix et
pour lesquels préserver un minimum de concentration s'avère un harassant défi
quotidien ? C'est cette crise de l'attention qu'un autre philosophe, cette fois
contemporain, s'est attelé à décortiquer.
Matthew
B. Crawford est américain,
chercheur en philosophie à l'université de Virginie. Il a la particularité
d'être également réparateur de motos. De ce parcours de « philosophe mécano »,
il a tiré un premier livre, Eloge
du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail,
best-seller aux Etats-Unis. Il y raconte comment, directeur d'un think tank de
Washington où il lui était demandé de résumer vingt-trois très longs articles
par jour — « un objectif absurde et
impossible, l'idée étant qu'il faut écrire sans comprendre, car comprendre
prend trop de temps... » —, il en a claqué la
porte pour ouvrir un garage de réparation de motos. Dans ce plaidoyer en faveur
du travail manuel, il célèbre la grandeur du « faire », qui éduque et permet
d'être en prise directe avec le monde par le biais des objets matériels.
“Notre espace public est colonisé par des
technologies qui visent à capter notre attention.”
C'est en assurant la promotion de son
best-seller que Crawford a été frappé par ce qu'il appelle « une nouvelle frontière du capitalisme ». « J'ai passé une grande partie de
mon temps en voyage, dans les salles d'attente d'aéroports, et j'ai été frappé
de voir combien notre espace public est colonisé par des technologies qui
visent à capter notre attention. Dans les aéroports, il y a des écrans de pub
partout, des haut-parleurs crachent de la musique en permanence. Même les
plateaux gris sur lesquels le voyageur doit placer son bagage à main pour
passer aux rayons X sont désormais recouverts de publicités... »
Le voyageur en classe affaires dispose d'une
échappatoire : il peut se réfugier dans les salons privés qui lui sont
réservés. «On y propose de jouir du silence comme d'un produit de luxe. Dans
le salon "affaires" de Charles-de-Gaulle, pas de télévision, pas de
publicité sur les murs, alors que dans le reste de l'aéroport règne la
cacophonie habituelle. Il m'est venu cette terrifiante image d'un monde divisé
en deux : d'un côté, ceux qui ont droit au silence et à la concentration, qui
créent et bénéficient de la reconnaissance de leurs métiers ; de l'autre, ceux
qui sont condamnés au bruit et subissent, sans en avoir conscience, les
créations publicitaires inventées par ceux-là mêmes qui ont bénéficié du
silence... On a beaucoup parlé du déclin de la classe moyenne au cours des
dernières décennies ; la concentration croissante de la richesse aux mains
d'une élite toujours plus exclusive a sans doute quelque chose à voir avec
notre tolérance à l'égard de l'exploitation de plus en plus agressive de nos ressources
attentionnelles collectives.»
“L’autorégulation est comme un muscle, il
s’épuise facilement.”
Bref, il en va du monde comme des aéroports :
nous avons laissé transformer notre attention en marchandise, ou en « temps de cerveau humain disponible », pour reprendre la formule de Patrick Le Lay,
ex-PDG de TF1 ; il nous faut désormais payer pour la
retrouver. On peut certes batailler, grâce à une autodiscipline de fer, pour
résister à la fragmentation mentale causée par le « multitâche ». Résister par
exemple devant notre désir d'aller consulter une énième fois notre boîte mail,
notre fil Instagram, tout en écoutant de la musique sur Spotify et en écrivant cet article...« Mais l'autorégulation est comme un muscle, prévient Crawford. Et ce muscle s'épuise facilement. Il est
impossible de le solliciter en permanence. L'autodiscipline, comme l'attention,
est une ressource dont nous ne disposons qu'en quantité finie. C'est pourquoi
nombre d'entre nous se sentent épuisés mentalement. »
Cela ressemble à une critique classique de
l'asservissement moderne par la technologie alliée à la logique marchande. Sauf
que Matthew Crawford choisit une autre lecture, bien plus provocatrice.
L'épuisement provoqué par le papillonnage moderne, explique-t-il, n'est pas que
le résultat de la technologie. Il témoigne d'une crise des valeurs, qui puise
ses sources dans notre identité d'individu moderne. Et s'enracine dans les
aspirations les plus nobles, les plus raisonnables de l'âge des Lumières. La
faute à Descartes, Locke et Kant, qui ont voulu faire de nous des sujets
autonomes, capables de nous libérer de l'autorité des autres — il fallait se
libérer de l'action manipulatrice des rois et des prêtres. « Ils ont théorisé la personne humaine comme
une entité isolée, explique Crawford, totalement indépendante par rapport au monde
qui l'entoure. Et aspirant à une forme de responsabilité individuelle radicale. »
C'était, concède tout de même le philosophe
dans sa relecture (radicale, elle aussi) des Lumières, une étape nécessaire,
pour se libérer des entraves imposées par des autorités qui, comme disait Kant,
maintenaient l'être humain dans un état de « minorité ». Mais les temps ont
changé. « La cause actuelle de notre
malaise, ce sont les illusions engendrées par un projet d'émancipation qui a
fini par dégénérer, celui des Lumières précisément. » Obsédés par cet idéal d'autonomie que nous avons mis au coeur de
nos vies, politiques, économiques, technologiques, nous sommes allés trop loin.
Nous voilà enchaînés à notre volonté d'émancipation.
“Cette multiplication
des choix capte toujours plus notre énergie et notre attention...”
« Nous pensons souvent que la liberté équivaut
à la capacité à faire des choix ; maximiser cette liberté nécessiterait donc de
maximiser toujours plus le nombre de possibilités qui s'offrent à nous, explique Crawford. Alors que
c'est précisément cette multiplication qui capte toujours plus notre énergie et
notre attention... » Un processus pervers
dont nous souffrons autant que nous jouissons, en victimes consentantes. En
acceptant de nous laisser distraire par nos smartphones, nous nous épuisons
mentalement... tout en affirmant notre plaisir d'être libres et autonomes en
toutes circonstances. Vérifier ses e-mails en faisant la queue au cinéma, au
feu rouge ou en discutant avec son voisin, c'est clamer sa liberté
toute-puissante, face à l'obligation qui nous est faite d'attendre. C'est être
« designer » de son monde, comme le répètent à l'envi les forces du marketing.
Et c'est s'enfermer, dénonce le philosophe,
dans l'idéal autarcique d'un « moi sans attaches qui agit en
toute liberté », rationnellement et
radicalement responsable de son propre sort. Dans un sens, nous sommes
peut-être tous en train de devenir autistes, en cherchant à nous créer une
bulle individuelle où il nous serait, enfin, possible de nous recentrer... Bien
sûr, faire de Descartes et Kant les seuls responsables de cette captation de
l'attention, c'est pousser le bouchon très loin. Mais c'est aussi écrire une
philosophie « sur un mode vraiment
politique, revendique Crawford, c'est-à-dire polémique, comme le faisaient les
penseurs des Lumières que je critique, en réponse à tel ou tel malaise ressenti
de façon aiguë à un moment historique donné ». Ce faisant, le philosophe offre une vision alternative, et
même quelques clés thérapeutiques, pour reprendre le contrôle sur nos esprits
distraits. Pas question pour lui de jeter tablettes et smartphones — ce serait
illusoire. Ni de s'en remettre au seul travail « sur soi ».
« L'effet combiné de ces efforts
d'émancipation et de dérégulation, par les partis de gauche comme de droite, a
été d'augmenter le fardeau qui pèse sur l'individu désormais voué à
s'autoréguler, constate-t-il. Il suffit de jeter un œil au rayon
"développement personnel" d'une librairie : le personnage central du
grand récit contemporain est un être soumis à l'impératif de choisir ce qu'il
veut être et de mettre en oeuvre cette transformation grâce à sa volonté. Sauf
qu'apparemment l'individu contemporain ne s'en sort pas très bien sur ce front,
si l'on en juge par des indicateurs comme les taux d'obésité, d'endettement, de
divorce, d'addictions y compris technologiques... »
Matthew Crawford préfère, en bon réparateur de
motos, appeler à remettre les mains dans le cambouis. Autrement dit à « s'investir dans une activité qui structure
notre attention et nous oblige à "sortir" de nous. Le travail manuel,
artisanal par exemple, l'apprentissage d'un instrument de musique ou d'une
langue étrangère, la pratique du surf [NDLR : Crawford est aussi surfeur] nous contraignent par la concentration que ces
activités imposent, par leurs règles internes. Ils nous confrontent aux
obstacles et aux frustrations du réel. Ils nous rappellent que nous sommes des
êtres "situés", constitués par notre environnement, et que c'est
précisément ce qui nous nous permet d'agir et de nous épanouir ». Bref, il s'agit de mettre en place une «
écologie de l'attention » qui permette d'aller à la rencontre du monde, tel
qu'il est, et de redevenir attentif à soi et aux autres — un véritable antidote
au narcissisme et à l'autisme.
“Le monde actuel privatise le
silence qui rend possible l'attention et la concentration”
Est-ce aussi un appel à mettre plus de zen ou
de « pleine conscience » dans nos vies, comme le faisait déjà un autre
auteur-réparateur de motos, l'Américain Robert Pirsig dans un roman devenu
culte, le Traité du zen et de l'entretien
des motocyclettes ? Non, rétorque
Crawford, car l'enjeu n'est pas qu'individuel. Il est foncièrement politique. « L'attention, bien sûr, est la chose la plus personnelle qui soit :
en temps normal, nous sommes responsables de notre aptitude à la
concentration, et c'est nous qui choisissons ce à quoi nous souhaitons prêter
attention. Mais l'attention est aussi une ressource, comme l'air que nous
respirons, ou l'eau que nous buvons. Leur disponibilité généralisée est au
fondement de toutes nos activités. De même, le silence, qui rend possible
l'attention et la concentration, est ce qui nous permet de penser. Or le monde actuel
privatise cette ressource, ou la confisque. » La solution ? Faire de l'attention, et du
silence, des biens communs. Et revendiquer le droit à « ne pas être interpellé »...
Matthew Crawford
Chercheur en philosophie à l'université de Virginie et réparateur de motos
2010 : Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail. Ed. La Découverte
Chercheur en philosophie à l'université de Virginie et réparateur de motos
2010 : Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail. Ed. La Découverte
A lire
Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, de Matthew B. Crawford, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Marc Saint-Upéry et Christophe Jaquet. Ed. La Découverte, 2016, 352 pages, 21 €.