Raffineries : à Saint-Nazaire, les grévistes prêts à « aller jusqu’au bout » contre la loi travail
Les
huit raffineries françaises sont désormais en grève. Plusieurs dépôts
de carburants sont bloqués. A Donges, près de Saint-Nazaire, où se
ravitaillent une bonne partie des stations du grand ouest, le blocage
dure depuis une semaine. Posé à la croisée de deux routes qui desservent
la raffinerie, le terminal charbonnier, le port et d’autres terminaux
industriels, le piquet de grève rassemble des dockers, des salariés de
Total ou de la chimie, des sous-traitants, des intérimaires... Présents
jours et nuits, ils affichent une détermination sans faille contre une
loi qui, selon eux, va tirer tout le monde vers le bas, menaçant
l’avenir de leurs enfants. Reportage sur place, alors que les forces de
l’ordre menacent d’évacuer les grévistes et leurs soutiens.
Le
feu de la nuit crépite encore ce lundi matin devant le dépôt d’essence
de Donges, au pied de la barricade sud, située non loin des berges de la
Loire, à proximité de Saint-Nazaire. Juste derrière, des gravats et des
parpaings bloquent la route. Plus loin, un piquet de grève veille sur
l’entrée du dépôt SFDM (Société française Donges Metz, qui appartient au
groupe Bolloré), où sont stockés des dizaines de millions de litres de
carburant [1].
Alimenté par un pipeline qui arrive de la raffinerie toute proche, le
dépôt SFDM se fait également livrer du carburant par bateau. C’est aussi
là que sont mélangés le gazole et des biocarburants. « Tout arrive ici. Et tout en part »,
résume Patrick, salarié pré-retraité de la SFDM. Le dépôt ne compte
qu’une petite vingtaine de salariés, quasiment tous en grève, mais
alimente une grande partie de l’Ouest de la France. « Il suffit d’être un ou deux pour charger les camions, explique Patrick. C’est pour cela qu’on bloque l’entrée. Pour être sûr que le carburant ne sorte pas. »
« Plus d’autre choix que de bloquer l’économie »
Au blocage du dépôt, qui dure depuis une semaine, s’est ajouté depuis
le 20 mai l’arrêt de la raffinerie du groupe Total où, selon la CGT,
90 % des 800 salariés sont en grève. On compte aussi des grévistes parmi
les 800 sous-traitants qui assurent la maintenance au sein de la
raffinerie. « Il faut plusieurs jours pour arrêter une raffinerie sans prendre de risques, explique François, salarié de Total [2]. Nous sommes obligés d’abaisser la température des fours par pallier, pour ne pas endommager le matériel. » Pour le redémarrage, il faudra compter au moins trois jours. « Et trois jours encore pour avoir à nouveau du carburant prêt à l’emploi », précise un autre employé. Voté pour une semaine, l’arrêt total pourrait être reconduit. « De
combien va être amputé notre salaire avec ces jours de grève ? Nous
n’avons pas compté, mais la fin du mois sera difficile, c’est évident », confie Jules, sous-traitant sur les chantiers navals.
Les dockers, présents en nombre vers 4h du matin alors que courraient
des menaces d’intervention policière, reviennent de leur assemblée
générale. Ils ont décidé de reprendre partiellement le boulot, quelques
heures par jour, après d’être arrêtés en fin de semaine dernière. Pas
une cale n’a été déchargée ce week-end. Une dizaine de bateaux chargés
de soja, de taules ou de bobines de fer attendent dans la rade. Aucun
biocarburant ne sera produit cette semaine à Donges. Une bonne partie
des salariés de Saipol-diester (groupe Avril) ont aussi cessé le
travail. « Nous n’avons plus d’autre choix que celui de bloquer l’économie. Manifester, cela ne marche pas. Faire grève non plus »,
regrette Sabine, auxiliaire de puériculture dans une crèche publique,
syndiquée à la CGT, et venue en soutien. De nombreux occupants partagent
son avis.
« Je suis là pour défendre le droit de ne pas perdre sa vie au travail »
« Cela fait une semaine que nous sommes là, de jour comme de nuit », raconte Sabine. « Il
y a toujours de quoi manger, ou boire un petit café. Nous vivons une
vraie solidarité. Cela nous rend plus forts, et plus déterminés. Plus
ils serrent la vis, plus on est déterminés et furax. » Si la CGT est présente en force, tous les participants au piquet de grève n’ont pas forcément leur carte syndicale. « Nous ne sommes pas obligés d’être syndiqués pour nous mobiliser, dit Romain, 28 ans, intérimaire pour une entreprise sous-traitante des chantiers navals. Je suis là pour défendre le droit de ne pas perdre sa vie au travail. »
Plombier de formation, Romain est tuyauteur. Il travaille 35 heures sur
quatre jours, et fait une journée d’heures supplémentaires le vendredi,
soit des semaines de 41 heures. « Travailler fatigué sur un chantier, c’est vraiment dangereux, constate-il. Si demain, on augmente encore le temps de travail, nous aurons davantage d’accidents » (lire aussi : Pourquoi la réforme du code du travail met en péril la sécurité et la santé des salariés).
Tous les salariés présents sur le blocage de Donges ce lundi matin
évoquent une accélération de leurs cadences de travail, qui mine leur
possibilité de repartir satisfaits du boulot, autant qu’elle augmente
les risques d’accidents. « La direction nous demande de faire attention, pour éviter les accidents, décrit Dominique, salarié dans l’usine d’engrais du groupe norvégien Yara. Normalement,
il ne faut pas courir. Mais on entend de plus en plus souvent
"aujourd’hui, exceptionnellement, on est pressés, courrez !". Et le jour
suivant, pareil. Les choses exceptionnelles deviennent la norme. Avec
toujours moins de personnel... Les chutes, les brûlures, les doigts
cassés, il y en a de plus en plus. »
La loi travail, « c’est du foutage de gueule »
« Pour souder, nous devrions disposer de masques spéciaux, qui protègent nos voies respiratoires, renchérit Quentin, 21 ans, tuyauteur intérimaire chez un sous-traitant des chantiers navals de Saint-Nazaire. Mais
quand, sur un chantier, nous le faisons remarquer, l’encadrement nous
répond de voir ça avec notre employeur. Quand nous allons le voir, il
nous rétorque que c’est trop cher ! » La sous-traitance en cascade est omniprésente dans le secteur industriel à Donges et à Saint-Nazaire. « C’est catastrophique pour la santé et la sécurité des travailleurs, estime Cédric Turcas, secrétaire général de l’union locale CGT de Saint-Nazaire. C’est
aussi un problème pour les actions collectives. Nous souhaitons rompre
cette division et nous serrer les coudes. Si la loi passe, nous serons
tous dans le même merdier. »
« Nous sommes tous concernés par cette menace, explique
doucement un électricien, lui aussi gréviste, qui travaille comme
sous-traitant dans la raffinerie Total depuis plus de 15 ans. Il y a plus de monde qu’en 2010 »,
constate-t-il. Il y a six ans, sous Sarkozy, plusieurs raffineries
avaient été bloquées lors du mouvement social contre la réforme des
retraites. « Ce qui est plus difficile comparé à 2010, c’est quand le
gouvernement prend la parole pour nous expliquer que tout cela, c’est
pour notre bien. C’est du foutage de gueule », tempête un docker. Plusieurs des occupants du dépôt ont voté pour François Hollande en 2012. Ils n’auraient « jamais cru » vivre une telle situation sous un gouvernement de gauche.
« Ils vont tirer tout le monde vers le bas : c’est le modèle grec »
« Avec les accords d’entreprise, si un syndicat, même minoritaire,
accepte des conditions de travail au rabais, nous sommes bons pour tous
affaiblir nos conditions de travail, proteste Hervé, salarié chez Saipol-diester. Si
la direction n’obtient pas d’accord, il y aura un référendum. Nous
savons bien ce qu’est un référendum en entreprise : c’est du chantage à
l’emploi fait aux salariés, point. » « Tout est fait pour passer outre les syndicats », ajoute l’un de ses collègues. Autre sujet d’inquiétude : la facilitation des licenciements. « On invente le CDI précarisé, lâche Hervé. Le
CDD deviendra – chose incroyable – plus sûr ! Du coup, il y en aura
moins c’est clair. Mais qui pourra signer un prêt bancaire avec un CDI
devenu précaire ? Personne ! »
Réunis par petits groupes, au coin du feu, ou accoudés au zinc de
fortune où l’on sert de la bière et du café, les travailleurs
s’inquiètent pour leurs enfants. Auront-ils la possibilité de travailler
dignement ? Sans craindre à chaque instant de se faire virer ?
Pourront-ils envisager des projets ? Ou simplement prendre des
vacances ? « Nous sommes aussi là pour eux », dit Hervé, très préoccupé par les effets à plus long terme de la loi. « En
cassant le droit du travail, ils vont tirer tout le monde vers le bas :
c’est le modèle grec. Il n’y a pas que les salariés qui vont être
touchés. Des tas de petits patrons et d’artisans seront impactés : les
petits commerçants, ceux qui tiennent des restaurants ouvriers, les
boulangers... toute cette activité alimentée par les revenus des
salariés comme nous, que va-t-elle devenir quand tout le monde sera
précarisé ? »
« Il y a un vaste mouvement social, et c’est le moment de le rejoindre »
« Les gens n’osent pas tous se mettre en grève et manifester. Mais beaucoup ont peur de ce que prépare cette loi, estime Patrick. Contrairement
à ce que l’on entend en boucle dans les médias, les gens ne sont pas si
énervés que ça par les blocages ! Quand nous avons bloqué les routes la
semaine dernière, en distribuant des tracts aux automobilistes,
beaucoup nous encourageaient. Plusieurs nous ont dit : s’il n’y a plus
d’essence, on n’ira plus au boulot. Point. Rappelons qu’il suffit que le
gouvernement retire la loi pour que nous arrêtions immédiatement de
bloquer. » Ce 24 mai, ce sera au tour des chantiers navals de se mettre en grève.
« Nous voulons que tout le monde sache qu’il y a un vaste mouvement social et que c’est le moment de le rejoindre », lance Cédric Turcas. « Les salariés doivent comprendre qu’on a besoin d’eux, ajoute Sabine. Je
sais que c’est compliqué pour beaucoup de gens de se mettre en grève.
Ils ont tellement peur de ne pas pouvoir payer leurs factures. » « Dans les ports, nous sommes déterminés, martèle un docker. Nous irons jusqu’au bout. »
Malgré les forces de l’ordre, qui ont débloqué à grand renfort de gaz
lacrymogène et de canons à eau le terminal de Fos-sur-Mer, près de
Marseille, ce 24 mai à l’aube. « S’ils nous délogent, on ira sur tous les ronds points de la zone bloquer les camions. Nous savons faire ça très bien. » En 2010, le blocage du dépôt de Donges avait duré trois semaines.
Nolwenn Weiler
Photos : © Laurent Guizard / Basta !