Salaire amputé, logement indécent et droits bafoués : bienvenue dans la vie d’un travailleur détaché
Vingt
ans après la directive européenne sur le détachement des travailleurs,
la pratique est devenue courante au sein de l’Union européenne, en
particulier dans le secteur du bâtiment. Les travailleurs polonais y
représentent l’un des plus gros contingents de salariés détachés. Ces
travailleurs migrants, condamnés à passer une grande partie de leur
temps à distance de leur foyer, sont-ils les principaux bénéficiaires du
système ? Rien n’est moins sûr, tant la face cachée du marché du
travail européen révèle le chemin de croix vécu par ces travailleurs
hyper-flexibles. Témoignage de Piotr, grutier polonais, réalisé en
partenariat avec le magazine Hesamag, consacré à la santé et à la sécurité au travail.
Depuis
1996, les entreprises de l’Union européenne (UE) peuvent faire appel
aux salariés d’un autre État-membre sous le statut de « travailleur détaché »,
aux conditions sociales du pays d’origine. Une aubaine pour les
employeurs, qui peuvent faire venir des Polonais, des Bulgares ou des
Roumains, pour des salaires bien moindres que ce qu’ils devraient payer à
des Français, des Belges ou des Allemands. Un piège pour les
travailleurs, mis en concurrence les uns avec les autres à l’échelle du
continent tout entier. L’UE promet de réformer ce statut depuis des
années pour lutter contre le dumping social généralisé qu’il permet.
Pour l’instant, en vain. Une nouvelle initiative
de la Commission européenne veut imposer l’égalité de salaires entre
travailleurs locaux et détachés. Pour quels résultats quand sur le
terrain, les travailleurs détachés sont des ouvriers nomades envoyés
dans un pays dont ils ne connaissent pas la langue, sans représentation
syndicale, et qui doivent souvent réclamer pour être payés ?
Au sein de l’UE, la Pologne fait partie des États qui exportent le
plus de travailleurs détachés. En 2013, le pays a envoyé plus de 260 000
ouvriers dans les autres États-membres de l’Union [1].
Les salariés polonais sont notamment très nombreux dans le secteur de
la construction, particulièrement friand d’un statut qui autorise de
substantielles économies salariales. Ils seraient 200 000 à œuvrer sur
les chantiers allemands, suédois, belges, français… dont les trois
quarts sous le statut de travailleur détaché [2]
De Bagdad à Francfort, itinéraire d’un travailleur détaché
Piotr, un grutier de 60 ans, fait partie de ces travailleurs nomades.
Il vit dans une ville moyenne du nord-est de la Pologne. Mais une
partie de l’année seulement, car il ne travaille qu’à l’étranger. « En Pologne, dans mon domaine, les salaires ne suffisent pas pour survivre »,
explique l’ouvrier. C’est à Bagdad, en 1982, que Piotr s’exile pour la
première fois. Avec la fin du régime communiste en Pologne, l’ouverture
au marché commun et la création du statut de travailleur détaché, il
officie ensuite en Europe de l’Ouest.
Jusqu’à une période récente, Piotr manœuvrait surtout sa grue sur des
chantiers allemands. Par exemple à Francfort, sur la construction du
siège de la Banque centrale européenne (BCE), ou du gratte-ciel
emblématique de la Main-Tower. En Allemagne, le nombre de travailleurs
détachés dans la construction n’a cessé d’augmenter ces dernières
années. La caisse d’assurance sociale allemande du BTP en a enregistré
57 000 en 2010, 89 000 en 2013, plus de 98 000 en 2014. Parmi eux,
26 000 Polonais, plus de 10 000 Roumains, et 9 500 Hongrois [3].
Toucher son salaire, une vraie galère
Plus récemment, Piotr a travaillé en Suède et en Belgique. Il revient
d’un chantier de quatre mois près d’Anvers, pour la construction d’une
maison de retraite. « Une fois de plus, je me suis fait arnaquer, déplore le grutier. Chaque
mois, ils sous-estimaient le nombre d’heures travaillées. Sur le
paiement des salaires, il faut toujours se battre. Et en fin de compte,
on reçoit toujours moins que prévu. » Mais les abus ne s’arrêtent pas aux montants des salaires. « Sur
un contrat en Belgique, nous étions même payés en zlotys polonais !
Pour acheter ce dont nous avions besoin sur place, nous devions changer
nos zlotys en euros. »
Question logement, ça n’est pas mieux. « Il y avait des souris, des champignons sur les murs. »
Qu’à cela ne tienne, son employeur, qui est toujours une entreprise
polonaise, a réclamé 250 euros de loyer à Piotr et à ses collègues, qui
devaient aussi payer leur transport vers le chantier. « Souvent, nous sommes deux ou trois par chambre, parfois plus, décrit-il. Une
fois, en Belgique, nous étions logés dans un foyer qui n’était pas
terminé. Nous respirions les produits chimiques du chantier. » En
Allemagne, Piotr raconte avoir connu des conditions d’hébergement encore
plus indignes. Des contrôles sur les logements des travailleurs
détachés ? Il n’en a jamais vu.
Du salariat détaché à l’auto-entrepreneuriat forcé
Dans le secteur allemand de la construction, 90 % des salariés
détachés sont embauchés pour des missions de moins de six mois. Piotr ne
fait pas exception à la règle. « Pour les conducteurs de grue, il y a toujours du travail »,
précise-t-il. Mais la précarité s’accroit. Sur l’un de ses derniers
chantiers, Piotr n’avait même plus le statut de salarié détaché, mais
celui de travailleur indépendant. Il a dû créer sa propre entreprise,
enregistrée en Pologne, dont il est l’unique associé et employé. « On voit ce nouveau modèle se répandre en Allemagne aussi », déplore Ilona Jocher, conseillère à Francfort de l’Association européenne des travailleurs migrants et du programme syndical Faire Mobilität, qui vient en aide aux travailleurs migrants d’Europe de l’Est.
« Les employeurs attirent les gens avec des annonces sur
lesquelles ils promettent un emploi. Mais quand les travailleurs
arrivent en Allemagne, ils leur disent “Si tu veux travailler pour moi,
tu dois créer ta propre entreprise”. Comme ça, ils ne paient aucune
cotisation sociale. » Lorsqu’il travaille comme auto-entrepreneur,
Piotr doit payer lui-même ses cotisations en Pologne. Pour seize euros
de l’heure gagnés sur un chantier, il doit en reverser une bonne partie.
Et là encore, il faut se battre pour se faire payer. « Il faut que j’envoie les factures, et que j’insiste, toujours. C’est beaucoup d’énergie. Alors parfois, je laisse tomber. »
Dans les méandres de la sous-traitance
Ce type d’emploi nomade, temporaire, sur des statuts toujours plus
précaires, empêche toute forme d’organisation collective de ces
travailleurs migrants du bâtiment. Sur chaque nouveau chantier, Piotr se
retrouve avec des collègues différents. « Ce ne sont jamais les
mêmes. Beaucoup viennent de villages reculés. Ils ne savent pas
forcément qu’on les arnaque, ne se défendent pas », regrette le Polonais. « Pour
des Roumains ou des Bulgares, par exemple, un montant de 500 euros est
déjà énorme, vu le coût de la vie dans leur pays. Alors ils ne réclament
pas forcément, même s’ils devraient être payés bien plus »,
témoigne Ilona Jocher. Piotr, lui, se bat. Il est en procédure
judiciaire en Pologne, avec un ancien employeur qui devait le payer neuf
euros de l’heure, mais ne lui en a versé que quatre.
Pour ne rien arranger, dans la construction, les entreprises sous-traitent en cascade. « L’entreprise qui gère le chantier sous-traite à une autre, qui sous-traite à une autre, qui sous-traite à une autre, explique Ilona Jocher. Celle
qui est au sommet de la chaîne gagne de l’argent. Mais les travailleurs
détachés, à l’autre bout, n’en voient pas la couleur. Alors, ils
viennent nous voir. Malheureusement, les entreprises sous-traitantes
disparaissent parfois de la circulation. Et en cas de procédure, même si
les travailleurs obtiennent souvent justice, les entreprises font
appel. Avant d’être indemnisé, il faut parfois des mois, voire des
années. »
À 60 ans, pas de retraite en vue
Pour un travailleur détaché, le temps passé loin de sa famille peut paraître une éternité. « Parfois,
quand il n’y a pas de jours fériés, comme je suis le seul conducteur de
grue sur le chantier, je dois travailler trois ou quatre mois de suite
sans pouvoir rentrer chez moi », témoigne Piotr. Le grutier n’a pas
non plus beaucoup de contact avec la population du pays d’accueil, quel
qu’il soit. Après dix ans passés sur les chantiers allemands, il n’a
jamais eu l’occasion d’en apprendre la langue. « Je travaille
toujours avec des firmes polonaises. Ce que je sais de l’allemand, je
l’ai appris tout seul. Ce sont quelques phrases du quotidien, et un peu
de vocabulaire du chantier. »
Pourquoi, alors, continuer cette vie de travailleur migrant, exposé à
toutes les arnaques et à des conditions de travail si précaires ? Piotr
refuse de dire combien il gagne en moyenne par mois. Mais assure que
sans le salaire de son épouse, laborantine dans un hôpital en Pologne,
le couple ne s’en sortirait pas. Quant à la retraite, il va falloir
attendre. En principe, il y a droit. Mais sa pension ne suffirait pas.
Sa carrière est entrecoupée de périodes considérées comme non
travaillées : des périodes sans emploi entre deux chantiers, d’autres
pour lesquelles certains employeurs ne l’ont tout simplement pas payé,
ou n’ont pas versé les cotisations pour sa pension. « Alors, je continue », conclut le grutier.
Rachel Knaebel
Cet article a été réalisé en partenariat avec le magazine Hesamag, consacré à la santé et à la sécurité au travail et édité en français et en anglais par l’Institut syndical européen. A commander ici (le premier numéro commandé est gratuit).