Retrait de la loi "travail" : « Montrer que le gouvernement peut céder »
Marc Bussone (à Marseille) et Clotilde Mathieu (à Saint-Nazaire)
Vendredi, 20 Mai, 2016
L'Humanité
Blocages
de raffineries, opérations escargot et barrages filtrants : les
opposants à la loi travail ne désarment pas. Nos reportages à la
raffinerie de Donges, près de Saint-Nazaire, et dans les
Bouches-du-Rhône, où les routiers ont bloqué jeudi des sites
stratégiques.
Très
rapidement, les barrières de la voie ferrée sont baissées afin
d’empêcher les camions de se rendre sur le site. Les conteneurs déposés
par les dockers empêchent définitivement tout passage. Certains partent
en quête de gravats, de pierres, d’autres vont chercher des pneus. La
terre s’empile. Quelques minutes plus tard, la tranchée est formée, elle
permettra aux grévistes de partir manifester en toute tranquillité,
même si une poignée restera pour empêcher « les tauliers de reprendre
possession du site, le temps de la manifestation, en forçant le barrage
», explique Pascal Pontac.
« Nous sommes là pour les autres »
Autour du café, les trois cents salariés se sont rassemblés, rejoint
par une délégation du PCF. « Beaucoup d’entreprises qui n’étaient pas en
grève mardi le sont aujourd’hui », confie le syndicaliste des ports et
docks. Reste l’inconnue : « Les salariés sont-ils prêts à y aller ? »
C’est la question que tous se posent ici. « Pour nous, c’est différent,
nous sommes 130 salariés, tous syndiqués à la CGT. Si la loi El Khomri
passe, nous aurons le rapport de forces dans la boîte pour faire
renoncer l’employeur en cas d’accord d’entreprise défavorable permis par
l’inversion de la hiérarchie des normes contenue dans le projet
gouvernemental », confie Fabien Crand, secrétaire du comité d’entreprise
(CE) de GMOP, groupement des employeurs portuaires. Une logique qui
fait que le contenu des accords négociés entreprise par entreprise
s’imposera sur les accords de branche et sur les dispositions légales en
cas d’absence d’accord, favorisant la mise en concurrence des salariés
d’une entreprise à l’autre.
« Nous sommes là pour les autres, pour ceux qui sont dans les petites
boîtes et qui se feront laminer. » Une motivation partagée par le
secrétaire du CE de la centrale électrique de Cordemais, Mathieu Pineau.
« Le dumping social à Saint-Nazaire, on connaît ça par cœur avec les
travailleurs détachés. Le seul effectif croissant dans le bassin, ce
sont les travailleurs détachés. » Un « avenir » que ses camarades de la
raffinerie refusent. « Si cette loi passe, c’est la foire d’empoigne du
dumping social. Le but, ce n’est pas de créer des emplois mais de
baisser le niveau de vie de tous les Français », renchérit Frédéric. Car
la désindustrialisation est une réalité.
Deux semaines plus tôt, les salariés de la centrale de Cordemais
étaient quasiment tous en grève. Leur direction a brutalement décidé de
fermer l’activité fioul de la centrale, mesure accompagnée par un plan
social de 136 postes supprimés et sans perspectives pour l’activité
charbon. « La direction a vite compris que nous étions nombreux et
déterminés, raconte le syndicaliste. En deux jours, nous avons “gagné”
que le plan social soit divisé par deux, sans aucun départ contraint,
mais surtout avec un engagement d’investissement pour la modernisation
de la partie charbon, afin de pérenniser l’activité de la centrale. Nous
restons méfiants, même si nous avons conscience que nous avons remporté
la bataille. »
« Montrer que c’est possible, que le gouvernement et les patrons
peuvent céder », c’est l’ambition des grévistes, qui souhaitent encore
durcir le mouvement. « Nous sommes partis un peu plus tard que nos
camarades du Havre et des Bouches-du-Rhône. Il y a encore du gazole
(dans les stations-service – NDLR), mais ce ne sera bientôt plus le cas
», affirme Christophe Hiou, secrétaire du CE de la raffinerie. « Lorsque
le dépôt sera plein, la production devra s’arrêter dans la raffinerie,
précise le syndicaliste. Nous avons eu une assemblée générale, où nous
étions plus de 200. Mardi, à 92,4 %, nous avons voté la grève de
vingt-quatre heures. Quand on est 92 %, on ne se pose pas trop de
questions sur notre capacité à reconduire la grève. »
Les blocages relevent de « la responsabilité du gouvernement »
Chez les dockers, la décision a été prise. La grève est reconduite
jusqu’à lundi matin. Mais tous ne sont pas aussi déterminés. Boutaleb et
Jérôme, syndicalistes chez Fouré Lagadec Atlantique, une PME d’une
centaine de salariés, sont moins confiants. « Ça commence à bouger mais
c’est timide, ce mouvement est trop long. Chez nous, si on est dix à
sortir pour la manifestation, ce sera déjà bien », confient-ils. Une
réalité qui n’échappe pas au secrétaire général de la CGT de
Saint-Nazaire : « C’est bien de brûler des pneus, mais il va falloir
encore convaincre beaucoup de salariés. »
Au même moment, leurs collègues des bords de la Méditerranée sont
entrés dans une nouvelle phase de leur mobilisation. Dans les
Bouches-du-Rhône, tandis que la grève tournante dans les raffineries de
l’étang de Berre monte en puissance et le Grand Port Maritime de
Marseille est toujours à l’arrêt, un millier de camions ont bloqué hier
des sites stratégiques dans les zones industrielles de Fos-sur-Mer, de
Martigues et de Vitrolles. « Manifester dans la rue c’est une chose,
mais il faut passer à une autre méthode. On y arrivera si on s’y met
tous, plaide Jean-Charles Pascal, salarié à la centrale de Gardanne. On
est tous connectés : sans énergie pas d’industrie, sans industrie pas de
santé… On doit avoir une démarche commune et converger pour obtenir le
retrait de la loi. »
La CGT Total partira en grève reconductible à partir de lundi
Pour beaucoup, l’exemple est à prendre en Normandie, où l’action des
routiers et des raffineries a déjà conduit à des pénuries locales de
carburant. « Chez nous, les salariés sont demandeurs d’un blocage total,
constate Frédéric Lomini, de la CGT dockers. On est motivés mais on
attend un signal des autres secteurs. Gagner, c’est possible ! Même si
Hollande a dit qu’il ne céderait pas, il vaudrait mieux qu’il cède. Pas
pour lui, car il ne pourra jamais être réélu, mais parce que, au-delà de
sa personne, en continuant comme ça, il est en train de détruire la
gauche. »
Très visibles et ayant un impact immédiat sur le fonctionnement de
l’économie, les salariés des raffineries ont mis en place un véritable
calendrier des luttes s’étendant jusqu’à la semaine prochaine, en
répartissant les jours de grève sur les sites. Mais l’arrêt général est
aussi en discussion, un éventuel blocage relevant de « la responsabilité
du gouvernement ».
« L’utilisation du 49-3 nous oblige à nous lancer dans la bataille
maintenant, tous les sites de chimie et de pétrochimie entrent dans le
mouvement, explique Daniel Bretones, délégué CGT chez Ineos à Lavéra,
vaste site de raffinage pétrochimique. L’étang de Berre va pousser vers
l’arrêt dans les semaines qui viennent, on va commencer avec des baisses
d’allure et des blocages, ensuite les salariés décideront, mais, comme
70 % des Français, ils ne veulent pas de cette loi scandaleuse. » «
C’est un coup de semonce. On ne se contentera pas d’arrêts de
production, on bloquera s’il le faut les dépôts pour pénaliser
l’économie dans son ensemble », prévient de son côté Sébastien Varagnal,
également délégué CGT d’Ineos. « On travaille dans l’unité avec les
autres syndicats de la pétrochimie quand on partage le même objectif :
faire tomber la loi, complète Yann Manneval, secrétaire de la CGT des
Bouches-du-Rhône. La CGT Total a décidé au niveau national de partir en
grève reconductible à partir de lundi. »
Les cheminots renforcent le mouvement
Les dockers et les salariés des raffineries peuvent aussi compter sur
le renfort des cheminots : « On est sur deux luttes actuelles, pour
l’aménagement de notre temps de travail et contre la loi El Khomri,
raconte Natacha Malet, cadre CGT de la SNCF. C’est compliqué de mener
ces deux luttes de front mais quand je vois qu’aujourd’hui on a réussi à
mobiliser trois fois plus de monde qu’en avril, je pense que le
discours passe. Les gens commencent aussi à comprendre que la loi
travail peut impacter nos conditions de travail actuelles mais qu’elle
va aussi toucher nos enfants. »
Valls menace de débloquer les raffineries par la force. « L’accès aux ports, l’accès aux centres névralgiques économiques, l’accès aux aéroports doit être possible et on ne peut pas tolérer ces barrages, même si c’est une difficulté supplémentaire pour les forces de l’ordre », a menacé le premier ministre, Manuel Valls, hier sur Europe 1. Un avertissement déjà proféré par Nicolas Sarkozy, qui était passé aux actes pendant le conflit sur les retraites en 2010, en ordonnant aux préfets de réquisitionner les raffineries. Mais le tribunal administratif de Melun avait suspendu la procédure de réquisition de Grandpuits, assimilée à « une atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève ». L’Organisation internationale du travail (OIT) avait aussi épinglé la France pour le même motif, créant une jurisprudence sur le sujet.