Un médecin grec raconte : « Celui qui n’a pas d’argent meurt »
Harald SCHUMANN
La
Grèce doit faire des économies, en voilà les conséquences : les malades
souffrant d’un cancer n’ont pas de soutien, la poliomyélite est de
retour, les malades souffrant du diabète perdent la vue. Le médecin
Georgis Vichas nous parle de son travail quotidien.
Harald Schumann : Monsieur Vichas, ne craigniez vous pas de subir un infarctus ?
Giorgios Vichas : Non, pourquoi ?
Parce
que vous accomplissez parallèlement deux activités professionnelles à
plein temps. D’une part, vous êtes cardiologue à temps plein dans un
hôpital et d’autre part, vous dirigez une structure, où vous et vos
collègues soignez gratuitement des milliers de patients qui, sans vous,
ne recevraient aucune aide médicale. Cela doit être difficile à
supporter à long terme.
Je travaille beaucoup et ne dors que
cinq heures par jour, c’est vrai. Mais je suis en excellente forme et je
tomberais certainement vraiment malade si je ne le faisais pas et
restais les mains dans les poches alors que nombre de nos compatriotes
luttent dur et souffrent.
Votre famille l’accepte ?
Depuis
six mois, mes filles ont arrêté de demander quand la crise se
terminerait. Ma femme travaille avec nous, elle voit bien à quel point
cet engagement est nécessaire.
Comment avez-vous fait pour créer une clinique avec des bénévoles pour offrir des traitements gratuits ?
Depuis
de nombreuses années, je travaille dans un hôpital public. Au printemps
2011, j’ai vu les conséquences, lorsque des centaines de milliers de
personnes ont soudainement perdu leur emploi et par la suite leur
assurance maladie. A cette époque, j’avais un patient quinquagénaire
souffrant du cœur qui faillit mourir parce qu’il n’avait pas obtenu les
médicaments nécessaires depuis six mois. Cela m’a touché profondément,
je me sentais coupable.
Pourquoi donc ? Vous n’y étiez pour rien.
Je
voyais la souffrance des gens sans rien faire, car je ne savais pas
comment. Cela a changé au mois d’août 2011. J’ai assisté à un concert de
Mikis Theodorakis, notre grand compositeur. Il a fait un discours
passionné et dit entre autre, ce que je pensais depuis un bon moment,
que les médecins devaient entreprendre quelque chose pour aider dans
leur misère et leurs angoisses, les gens ayant perdu leur assurance
maladie. Cela m’a beaucoup perturbé. Le concert eut lieu ici, sur le
terrain de l’ancien aéroport. Alors, j’ai eu l’idée : il y avait tous
ces bâtiments vides et j’ai pensé qu’on pourrait éventuellement établir
un établissement médical ambulatoire libre dans un de ces bâtiments.
Nous avons eu la chance que le maire de la région était prêt à nous
aider. Il nous a prêté ce bâtiment tout en prenant en charge les frais
d’électricité et d’eau.
Votre patron vous laisse sans rien dire, exercer un deuxième emploi ?
Le
directeur de notre hôpital fut le premier que j’ai convaincu de ce
plan. Il voyait la détresse et y participe lui aussi. Les conditions des
bailleurs de fonds et de leur Troïka, composée du Fond monétaire
international, de la BCE et de la Commission européenne, ont mené à une
réduction de 40% des moyens financiers pour le service étatique de santé
publique. La moitié des médecins travaillant dans les hôpitaux publics
et dans les cliniques ambulatoires a été licenciée. En même temps, un
quart de la population ne dispose plus de son assurance maladie suite à
la perte de leur emploi. Et même ceux obtenant encore leur salaire ou
leur retraite ont souvent si peu d’argent qu’il leur est impossible de
payer les suppléments élevés pour les médicaments ou les traitements.
Qu’est-ce que cela veut dire au concret de ne plus avoir d’assurance maladie ?
Imaginez
que vous tombiez malade et que vous soyez obligé d’aller à l’hôpital
pour une opération ou un traitement suite auquel vous recevez une
facture s’élevant à quelques milliers d’euros. Si vous ne réglez pas
cette facture, l’office des finances transforme le montant en dettes
face à l’Etat et les fonctionnaires ouvrent une procédure contre vous en
saisissant votre maison ou votre retraite ou vous met même prison.
Et cela se passe vraiment ?
Heureusement
pas souvent. La menace est cependant bien réelle et elle a des
conséquences sévères : les gens évitent tout traitement aussi longtemps
que possible. Ainsi la maladie s’aggrave souvent massivement, sans
nécessité.
En Grèce, il y a des gens qui meurent uniquement parce qu’ils ne sont plus assurés ?
Oui,
c’est la réalité. Mais cela, vous ne le trouverez pas dans les
statistiques. Mais nous l’avons vécu dans notre clinique. Les trois
premières années, nous avons traité 200 patients souffrant d’un cancer.
10% d’entre eux sont venus nous consulter dans un stade avancé de la
maladie. La moitié est décédée parce qu’ils n’ont pas obtenu de
traitement à temps. Les collègues travaillant dans d’autres cliniques
bénévoles nous rapportent les mêmes expériences. Nous devons supposer
qu’il y a des milliers de malades décédés suite au manque de traitement.
Y a-t-il des maladies typiques de cette crise ?
Le
Sida, la tuberculose et l’hépatite. Les personnes infectées sont
souvent les pauvres ne pouvant pas s’offrir de traitement. Ils
continuent donc à infecter d’autres personnes et les infections se
répandent. Les diabétiques sont aussi durement touchés. Ils ne peuvent
souvent plus suivre leur régime ou n’obtiennent pas assez d’insuline ;
ils risquent donc la cécité ou des amputations. Beaucoup plus souvent
qu’auparavant, nous voyons des mamans, bébés et enfants sous-alimentés.
Cela va nuire à un grand nombre d’enfants pour toute leur vie.
Si
la réalité est ainsi, les coupes dans les budgets de la santé publique
sont totalement insensées même sous l’aspect purement économique.
Oui,
c’est absurde. Ces mesures d’économies coûteront en fin de compte
davantage à l’économie grecque qu’elles ne rapportent au budget de
l’Etat. Uniquement ce qu’on a économisé sur le dos des diabétiques au
cours des trois années après 2010 causera des frais supplémentaires de
200 millions d’euros. C’est le résultat d’une étude sérieuse.
Cela n’a pas amené les responsables à réfléchir ?
Ecoutez,
jusqu’au mois d’août de l’année dernière, nous avions ici un ministre
de la Santé publique qui avait exigé des hôpitaux de ne pas remettre les
nouveaux nés à leurs mères aussi longtemps qu’elles n’avaient payé leur
facture. Les aspects humains ne l’intéressaient pas !
Vous exagérez.
Cela
a vraiment eu lieu. Pendant six mois, on a pratiqué cela dans les
hôpitaux publics. Et pire encore, on fait des économies sur les
vaccinations. La plupart des enfants arrivant chez nous ne sont pas
vaccinés. C’est pourquoi nous nous attendons au retour de la
poliomyélite. C’est un risque pour toute l’Europe. Les germes ne
s’arrêteront pas aux frontières.
Avez-vous pu parlé aux
représentants des bailleurs de fonds de la zone euro ou de la Troïka sur
la contre-productivité de ces coupes ?
Uniquement avec des
députés des Parlements nationaux et du Parlement européen. Récemment,
une délégation du Bundestag allemand est venue nous voir. Ils ont admis
qu’eux-mêmes avaient fait de mauvaises expériences avec les mesures
d’austérité et qu’on avait dû revenir en arrière. Je leur ai proposé de
faire pression sur le gouvernement de Mme Merkel pour qu’il fasse marche
arrière dans le domaine des coupes budgétaires dans la santé publique
grecque. On m’a répondu que cela relevait de la responsabilité de la
Troïka, et non pas du gouvernement allemand.
Mais c’est lui
qui, de commun accord avec les autres gouvernements de la zone euro, a
chargé la Troïka d’imposer ces mesures à la Grèce.
C’est juste. Néanmoins, les députés ne se sentaient pas concernés.
Ni mêmes ceux des partis gouvernementaux de la CDU et du SPD ?
Non. Pas même ceux-ci. En lieu et place, ils nous ont offert des dons pour notre clinique.
Il y avait de bonnes raisons de réformer à fond l’ancien système. Finalement, il était extrêmement dépensier et corrompu.
Certainement,
des réformes étaient absolument nécessaires, mais on n’a pas réformé,
on a simplement détruit tout le système de santé. On aurait dû mieux
répartir les médecins et les cabinets sur tout le pays. On aurait dû
réduire les prix des médicaments et l’influence des entreprises
pharmaceutiques. Et bien sûr qu’il fallait combattre la corruption. Mais
tout cela, on ne l’a pas fait, la seule chose, ce furent des coupes
dans les budgets et des licenciements.
Etait-ce la faute des
créanciers allemands et de la zone euro ? La responsabilité ne
revient-elle pas plutôt à l’ancien gouvernement grec composé de
conservateurs et de sociaux-démocrates ?
D’un point de vue
formel, la responsabilité principale revient certainement aux anciens
gouvernements grecs. Et les fonctionnaires de la Troïka le répèteront
toujours. Cependant, en lisant les mémorandums et les rapports de la
Troïka, vous verrez qu’elle a planifié ce programme brutal jusque dans
les moindres détails.
Pourquoi des fonctionnaires non impliqués
de Bruxelles ou de Washington auraient-ils la volonté d’imposer un tel
procédé si cela n’apporte rien ?
C’est une question que je me suis souvent posée. Pourquoi
nous forcent-ils de faire une telle restriction dans nos dépenses, alors
que cela ne mène qu’à davantage de dettes ? Finalement, il ne me reste
qu’une seule explication : il s’agit de mettre en pratique une idéologie
affirmant que celui qui possède de l’argent a le droit à la vie, celui
qui n’en a pas a le droit à la mort.
Autrefois, les médecins grecs demandaient en supplément à leur salaire étatique de l’argent aux patients. Vous aussi ?
Non,
je ne l’ai pas fait. C’est insupportable que cela se passe aujourd’hui
encore – et qu’aucun de ces médecins n’ait été traduit en justice, pas
un seul. Depuis plusieurs mois, j’essaie, au sein de l’association des
médecins, d’inciter les comités concernés de s’y opposer.
Malheureusement, en vain.
En même temps, il y en a beaucoup qui s’engagent contre la misère. Combien de médecins travaillent gratuitement ici ?
Nous sommes une centaine de médecins de toutes les disciplines et 200 infirmiers et infirmières et aides-soignants.
Combien de cliniques ambulatoires semblables y a-t-il ?
Dans toute la Grèce, il y en a 50, dont huit à Athènes.
Comment vous arrivez à financer cela ?
Nous
n’acceptons par principe jamais d’argent, uniquement des dons en
nature. Heureusement, nous en obtenons beaucoup de la part de citoyens
de toute l’Europe, notamment d’Allemagne et d’Autriche. Une petite
partie nous parvient également de France et d’Italie. Le mois dernier,
nous avons pu remettre deux chargements de camion de matériel provenant
de nos donateurs à des hôpitaux publics.
Ces dons proviennent de Grecs émigrés ?
Non, pas des Grecs, uniquement des citoyens normaux d’autres pays européens.
Donc les citoyens font preuve de la solidarité que leurs gouvernements refusent ?
En
Allemagne ou en France, il y des pans entiers de la société qui ne sont
pas d’accord avec la politique de leurs gouvernements. J’en ai
rencontré beaucoup qui ont honte de ce que leurs gouvernements ont
imposé à la Grèce.
Vous et vos collègues, êtes vous en mesure de couvrir les besoins dans les autres centres médicaux gérés par des bénévoles ?
Non,
en aucun cas. Nous pouvons soulager la souffrance, mais cela ne peut
remplacer les services de santé publique normaux. C’est vraiment
tragique. Les hôpitaux publics manquent de tout, pas seulement de
médecins, mais même de pansements et de désinfectants. Les conséquences
sont souvent graves. L’année passée, il n’y eut, pendant des mois, dans
une maternité au Nord de la Grèce, plus de vrais clamps de cordon
ombilical. Cela a mis en danger la vie de nombreux bébés.
Si la
situation est si grave, il y a certainement de nombreuses personnes qui
vous téléphonent jour après jour pour demander de l’aide. Comment
arrivez-vous à supporter cela ?
Parfois, c’est terrible. Je me
réveille la nuit en pensant à la mère qui ne peut pas sauver son enfant
ou au malade cancéreux ayant besoin d’un traitement coûteux que nous ne
pouvons lui offrir. Il y a des jours où je me sens très frustré et
déprimé.
Le nouveau gouvernement de gauche a promis de
combattre cette situation d’urgence humanitaire. La situation ne
s’est-elle pas améliorée depuis son entrée en fonction en février ?
Quand
une voiture dévale une pente à plein gaz et qu’on change le conducteur,
la course vers l’abîme n’est pas encore terminée. Néanmoins, il y a
maintenant des bons d’alimentation et de l’électricité pour les plus
pauvres. Le nouveau gouvernement a promulgué une loi selon laquelle les
non-assurés ont également accès aux hôpitaux publics. En réalité, tout
cela n’apporte pas encore de réelle aide, car le système public est
totalement débordé par manque de personnel et d’équipement.
Il n’y a pas assez de médecins et de soignants ?
Oui, bien sûr. 4000 médecins sont partis à l’étranger dont
2500 en Allemagne. Même quand les gens obtiennent un rendez-vous, cela
ne veut pas dire qu’on pourra les aider. Souvent les appareils
nécessaires manquent ou les médicaments sont impayables. Il faut donc
continuer à lutter et faire pression sur le gouvernement.
Les chances de pouvoir améliorer la situation sont-elles faibles ?
Honnêtement,
je n’attends pas grand-chose des gouvernements, ni d’ici ni du reste de
l’Europe. La situation est trop embrouillée et échauffée. Je puise le
plus d’espoir dans l’immense solidarité des gens entre eux, chez nous et
par le grand soutien de nos amis en Allemagne et dans d’autres pays
européens. Cela me donne du courage.
Avez-vous jamais pensé entrer en politique pour changer le système par cette voie ?
Oui,
j’y ai pensé. Mais plus par désespoir que par conviction. Je me suis
même fait mettre sur une liste de Syriza lors des dernières élections
parce que je m’y sentais obligé. Mais je n’en ai parlé à aucun
journaliste, je n’ai pas fait de campagne et je n’ai pas été élu.
Maintenant, j’en suis content. Ma place est aux côtés des malades, ils
ont besoin de moi. •
Pour en savoir davantage sur la « Metropolitan Community Clinic », consultez le site anglais :
Source : www.tagesspiegel.de/weltspiegel/sonntag/ein-griechischer-arzt-berichte... du 2/6/15
Réimpression avec l’aimable permission de l’auteur.
(Traduction Horizons et débats)
* Giorgios Vichas, 53 ans, est
médecin et cardiologue dans un hôpital d’Athènes. Parallèlement, il
dirige depuis quatre ans une polyclinique, où des médecins et d’autres
professionnels de la santé apportent gratuitement dans leur temps libre
de l’aide aux patients n’ayant plus d’assurance-maladie. Il est marié et
a deux filles.
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