lundi 5 septembre 2016

Marcel Gauchet : “L’impuissance du politique est une impuissance fabriquée” (les crises)

Source : Bernard Poulet, pour Au Fait, septembre 2013.
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Marcel Gauchet appartient à une catégorie de penseurs devenue rare : ceux qui refusent de s’enfermer dans une spécialité et qui veulent comprendre le monde dans toutes ses dimensions.D’abord philosophe politique, cet homme qui travaille comme un moine bénédictin est aussi historien, empruntant encore à la psychanalyse et à l’anthropologie. Il a écrit sur l’histoire des sciences, l’éducation, les droits de l’homme. Rien de ce qui est humain, pourrait-on dire, ne lui est étranger, ce qui en fait l’un des penseurs les plus importants de notre époque. Son irruption sur la scène intellectuelle remonte à 1985, avec « Le désenchantement du monde ». Souvent classé parmi les philosophes libéraux, il est pourtant un des critiques les plus exigeants de la démocratie telle qu’elle va en ce début de siècle. Ces dernières années, en dehors de nombreuses interventions publiques, il s’est attelé à établir une « théorie de la démocratie » et à une élucidation de ce qui a conduit au néo-libéralisme. Ce qui advient avec la sortie de la religion, c’est un monde où les hommes ambitionnent de se gouverner eux-mêmes. Et c’est à ce titre qu’il livre, ici, une critique sans concession des risques qui pèsent sur la démocratie et des mauvaises pistes suivies par la construction européenne.
Les mécanismes de la démocratie semblent être devenus gênants pour beaucoup d’acteurs publics. Ils préfèrent confier le pouvoir à des personnalités qui ne sont pas élues, à l’instar des responsables des instances européennes. Faut-il parler de «crise de la démocratie » ?
«De quoi s’agit-il? Pas de l’instauration d’une dictature mais du règne d’une oligarchie qui tend à s’affranchir des mécanismes démocratiques au nom de la bonne gouvernance économique. À cet égard, la crise actuelle crée un effet de brouillage dont il faut avoir conscience quand on évoque une «crise de la démocratie». C’est une notion qu’il convient de relativiser. Car il s’agit surtout d’un problème européen. Si les États-Unis, par exemple, ont de gros problèmes, si leur système politique fonctionne mal, on ne peut pas parler d’une crise de la démocratie américaine au sens de ce qui se passe dans l’espace européen. Il y a bien en revanche, une crise de la démocratie en Europe, combinée avec une crise de la construction européenne. Elle affecte toutes les démocraties nationales en même temps que la construction européenne, même si elle est ressentie différemment selon les pays.»
La politique est-elle devenue impuissante, incapable de répondre aux aspirations des populations ?
«Il s’agit d’une impuissance fabriquée et, d’une certaine manière, souhaitée par certains acteurs de la construction européenne dont la philosophie sous-jacente est de vider les appareils politiques nationaux de toute substance. Ceux-ci voudraient construire un espace politique non seulement post-national mais aussi
Il y a bien en revanche, une crise de la démocratie en Europe, combinée avec une crise de la construction européenne.
post-étatique. C’est-à-dire un espace où la “gouvernance”, par un mélange de droit et de régulation économique, aurait remplacé l’action de gouvernements élus, toujours soupçonnés d’arbitraire et d’inefficacité. Les arguments juridiques et économiques constituent le fonds de sauce européiste dans lequel nous nous sommes enlisés.»
C’est donc là que se situe l’origine de l’impuissance des personnels politiques nationaux ?
«Pour une part importante, certainement. La campagne pour l’élection présidentielle française de 2012 l’a très bien illustré. Les candidats étaient incapables d’aborder le fond de leur programme car ils avaient peur que les
Le Parlement européen n’a pas tardé à se révéler une espèce de cour des miracles politique, essentiellement destinée à caser ou à recaser un personnel qu’on n’a pas envie de voir chez soi.
citoyens, droite et gauche confondues, se rendent compte que c’était globalement le même, en gros, que celui de la Commission européenne. Chaque fois que l’un ou l’autre avançait une proposition ayant un peu de relief, qui sortait du cadre, le chœur des bons esprits s’exclamait immédiatement que c’était impossible en raison des accords que nous avions préalablement signés au niveau européen. Cette Europe-là fonctionne comme une machine à vider la volonté politique de toute substance. »
Donc tout est faux dans la volonté qu’ont eue les «pères fondateurs» et leurs successeurs de construire cette unité européenne?
«Non, je ne dis pas du tout que c’était un projet absurde. D’une part, l’Europe existe civilisationnellement et la mondialisation confirme de plus en plus cette existence en lui donnant le sens d’une identification européenne. D’autre part, l’abandon de la politique des états-nations, celle qu’on a connue notamment dans la première moitié du vingtième siècle, ne doit pas faire l’objet de grands regrets. Aujourd’hui, dans la situation économique et stratégique que nous connaissons, les états européens ont intérêt à coopérer étroitement. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. L’intention d’origine était donc excellente. Mais il n’en découle pas que les instruments sont bons. Je partage les intentions de départ mais je juge les instruments déplorables, absurdes et dépassés. Ces institutions sont une rêverie de technocrate, conçue dans un contexte particulier, celui de la Guerre froide et de la division de l’Europe en deux, les Soviétiques d’un côté et les Américains de l’autre. C’est dans ce cadre où l’Europe faisait figure de champ de bataille annoncé de la troisième guerre mondiale que le projet européen a pris corps, il ne faut jamais l’oublier. Pour les uns, il s’agissait tout simplement de renforcer le camp occidental, pour les autres de retrouver les moyens d’une indépendance relative entre les deux blocs. Entre les deux a pu s’insinuer l’idée d’États-Unis d’Europe, avec des institutions préfigurant le futur état fédéral d’une future nation européenne transcendant les six pays d’origine. Et puis finalement l’équilibre de la terreur a produit une paix durable, la haute croissance a fait d’un continent en ruine une zone de prospérité où l’économie est devenue la priorité des priorités. Sur cette lancée, on a commencé l’élargissement au nom des bienfaits du libre échange, une vocation que la vague néolibérale des années 1980 n’a fait que confirmer. Les six sont devenus quinze. C’était déjà un changement de nature, mais qui s’est fait à institutions inchangées. Entre temps, il est vrai, on leur avait adjoint un parlement pour se donner des airs démocratiques. Il n’a pas tardé à se révéler une espèce de cour des miracles politique, essentiellement destinée à caser ou à recaser un personnel qu’on n’a pas envie de voir chez soi. Là-dessus arrive 1989 et la fin de la Guerre froide. Nouvelle embardée, nouvelle mutation du projet, couronnée par la monnaie unique et l’élargissement en grand. L’Europe devient le laboratoire d’un monde post-national et de la gouvernance post-politique. Le tout toujours avec les mêmes institutions ou à peu près, présumées miraculeusement adaptées à un contexte tota – lement bouleversé. Faut-il s’étonner que cela ne marche pas ? »
Mais cela a fort bien marché pendant de nombreuses années !
«En fait, la construction européenne a très bien marché tant que les peuples qui en étaient membres ne s’apercevaient pas qu’elle existait. Tant que c’était une machinerie technocratique d’harmonisation et de coopération qui fonctionnait dans l’indifférence des populations. Mais cette construction a été victime de son succès. À partir du moment où ses institutions sont devenues visibles, sont entrées dans la vie des gens et ont acquis la prépondérance, leurs défaillances et leurs insuffisances sont devenues flagrantes. Le projet était excellent mais les institutions qu’on a construites sont dépassées par l’histoire et elles sont devenues intenables. Qui se sent représenté aujourd’hui par le Parlement européen? Qui peut avoir envie de s’en remettre aux inspirations de Manuel Barroso? Quant à la Cour de justice européenne qu’on vante tant, c’est le sommet de l’aberration puisqu’elle prétend faire de la politique avec du droit. Ce genre de démarche peut faire illusion un temps, mais ne risque pas de produire des résultats solides. La construction européenne amplifie les problèmes déjà visibles à l’intérieur des démocraties. Elle enlève à la décision politique le peu d’effectivité qu’elle pouvait encore conserver à l’intérieur des espaces nationaux. Elle est animée par une volonté post-politique, celle de réduire la démocratie à l’exercice le plus large possible des libertés individuelles. Celles-ci en sont bien sûr une composante mais la démocratie consiste essentiellement et d’abord dans la capacité de faire des choix collectifs. Pour cela, il faut un cadre où ils peuvent être effectués par des gens conscients en commun des enjeux. L’Europe n’est pas un tel cadre. Elle est un espace de coopération entre états-nations dont il s’agit de trouver les formes adéquates. Les institutions actuelles, en prétendant contourner les nations, n’aboutissent qu’à vider de tout contenu la possibilité d’opérer des choix collectifs.»
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Et l’idée d’un état-nation européen, d’un véritable fédéralisme?
«C’est terminé. L’idée d’un état-nation européen avait à la rigueur du sens à l’intérieur d’un bloc de pays dotés d’une très forte homogénéité politique, culturelle et civilisationnelle, même si la profondeur historique de chacune des
A persévérer dans cette prétendue “union politique” sans politique, on s’enfonce dans un trou noir catastrophique.
expériences nationales rendait leur fusion fédérale très peu probable. Mais ce qui est sûr, c’est que les élargissements successifs ont enlevé toute crédibilité à cette perspective. Ce qui se fait désormais relève d’une autre logique, on ne sait pas laquelle. Tout notre problème est d’en donner la bonne interprétation. L’objectif est-il le dépassement du politique au profit de la gouvernance juridico-économique, ou bien est-il la mise en commun de leurs principes constitutifs par des communautés politiques qui ont vocation à garder leur pleine consistance? Si tel est le cas, comme je le crois, il faut en tirer les conséquences et redéfinir les conditions pratiques de la coopération entre ces entités politiques. Sinon, à poursuivre sur la lancée actuelle, à persévérer dans cette prétendue “union politique” sans politique, qui défait la capacité de choix de ses composantes sans en créer une autre à la place, on s’enfonce dans un trou noir catastrophique.»
Mais la double contrainte, montée des individualismes et approfondissement de la mondialisation, n’est-elle pas la principale raison de l’impuissance de tous les pouvoirs politiques?
«Vous avez raison, c’est la racine primordiale du phénomène. Ce qui met les démocraties en crise, en dernier ressort, c’est une refonte de l’organisation la plus profonde de nos sociétés, qui se traduit par une hypertrophie de la dimension du droit, c’est-à-dire concrètement les droits des individus aux dépens des autres dimensions de la vie collective. C’est un approfondissement de la démocratie, mais qui a pour effet paradoxal de tendre à la paralyser, comme on l’a vu à d’autres moments de son histoire. L’individualisme dont nous parlons n’est pas un fait psychologique conjoncturel qui rendrait nos contemporains exceptionnellement égoïstes ou portés au repli sur soi. C’est un fait de structure qui met l’acteur individuel, avec ses droits mais aussi ses intérêts, au premier plan, à l’exclusion tendancielle du reste, le politique en particulier, qui n’a plus de rôle qu’au service de ces droits et intérêts individuels. Il en résulte un programme que l’on pourrait résumer ainsi : la liberté totale de chacun et l’impuissance complète de tous. La dynamique
Les Européens sont ceux qui, aujourd’hui, sont allés le plus loin dans la liquidation de leur passé. Sur ce plan, ils ont rattrapé et dépassé les américains.
des droits individuels devient une machine à dissoudre la capacité collective de se gouverner, autrement dit la démocratie. Voilà ce qui me paraît être la contradiction fondamentale qui justifie de parler d’une «crise de la démocratie». Il se trouve par ailleurs que ce développement interne coïncide, à l’extérieur, avec la mondialisation et ce n’est évidemment pas un hasard. Sans entrer dans l’analyse du phénomène, qui ne se réduit pas à l’économie, on voit tout de suite en quoi il contribue à amplifier les effets de l’individualisation. Il donne à chacun, en tout cas à ceux qui en ont les moyens, la possibilité de jouer le dehors contre le dedans. Il généralise la stratégie du “passager clandestin”, dont les principaux bénéficiaires sont naturellement les acteurs les plus puissants, les très grandes entreprises au premier chef. La stratégie du “passager clandestin”, consiste à tirer le maximum de sa communauté d’origine –une éducation gratuite, par exemple– tout en minimisant ses obligations –par exemple l’impôt. Ce n’est pas de nature à accroître le sentiment démocratique d’un destin commun dont il s’agit d’assumer les contraintes en vue d’un mieux collectif.»
Ce qui signifie une dissolution inévitable de tous les cadres politiques, de toutes les formes collectives?
«Tout de même, entre l’individu et le monde, il reste la nation, la communauté politique dans laquelle s’exerce le processus démocratique et c’est en fonction de ce paramètre que la crise de la démocratie est très inégalement ressentie. C’est en fonction de lui qu’on voit que le problème est très européen. Quelles que soient les difficultés rencontrées par la démocratie américaine et son système politique, la question ne s’y pose pas de la même façon, en raison de la vitalité de l’état-nation américain. Celui-ci demeure un cadre efficace pour apporter des réponses aux défis posés par la mondialisation. Et il offre aussi un cadre sensé pour les individus. Les Américains continuent de penser qu’ils sont membres de la nation américaine, les Européens penseraient plutôt qu’ils ne sont membres de rien du tout. La philosophie des institutions européennes, obsédées par le dépassement des nations, consiste à signifier aux citoyens : vous échappez à l’autorité de vos états. Leur message subliminal est qu’elles n’ont à faire qu’à des individus sur lesquels aucun état ne doit exercer une autorité indue. Cela donne une lecture de la globalisation où il s’agit de s’ouvrir toujours davantage, sans jamais regarder le monde mondialisé comme un monde dans lequel il s’agit de se situer stratégiquement par des choix collectifs forts. L’Union européenne est incapable de penser politiquement la mondialisation ; sa logique spontanée est de s’y dissoudre. Sans doute est-ce l’un des motifs les plus cruciaux de son discrédit auprès des peuples. Toujours est-il que cette logique conduit à démultiplier l’impact de l’individualisation. Zone la plus ouverte du monde, l’Europe est aussi la zone où l’individualisme est le plus puissant. Encore cette situation est-elle inégalement répartie, en fonction du degré d’individualisation de chacun des pays. Les sociétés scandinaves, par exemple, tout individualisées qu’elles soient, demeurent des sociétés très communautaires par héritage historique.»
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Pourquoi cela s’est-il produit en Europe plus particulièrement?
«Parce que sur ce plan, les Européens ont rattrapé et dépassé les Américains. La jeune démocratie américaine a fait figure pendant longtemps de parangon de l’individualisme et de la détraditionalisation. Mais ce qui s’est passé en Europe depuis 1945 a inversé les rôles. Les énormes transformations qui s’y sont produites, la pénétration de la démocratie, l’élimination de toutes les traces de l’ancien régime et notamment, cas exceptionnel sur la carte mondiale, l’effacement en règle des encadrements religieux ont créé une situation parfaitement originale. Il y a une exception européenne par rapport au reste du globe qui est le degré atteint par la sortie de la religion. Alors que celle-ci reste partout ailleurs, à commencer par les États-Unis, une armature vivante. Les Européens sont ceux qui, aujourd’hui, sont allés le plus loin dans la liquidation de leur passé. Ce mouvement de détraditionalisation radicale, avec le renfort de nouveaux éléments comme le développement de l’état-providence, est allé dans le sens d’une individualisation et d’une juridicisation hyperboliques, ainsi que d’une économicisation sans comparaison dans le monde.»
Et c’est ce qui nous distingue des États-Unis?
«Bien sûr que le capitalisme américain a une énergie, une puissance, une liberté et des capacités politiques incroyables, mais il est américain ! Il se loge à l’intérieur de la nation américaine et à son service. Il est vécu comme un facteur de la puissance américaine, du dynamisme américain et de sa projection dans le monde. En Europe, l’économie est au service de… rien du tout, collectivement parlant, si ce n’est peut-être, dans une certaine mesure, en Allemagne. Elle ne concerne que les intérêts de ses acteurs. Il y a en Europe une désinsertion des vieux encadrements politiques, sociaux, historiques, qui est sans équivalent. C’est pour cette raison que la crise de la démocratie a son foyer dans le cadre européen. Nous avons bâti une union politique par en haut, qui inhibe le fonctionnement classique de la démocratie au sein des états-nations et qui coiffe une société à l’avant-garde de l’individualisation moderne. Même si les caractéristiques de cette évolution se manifestent un peu partout, en comparaison de l’Europe d’aujourd’hui, les États-Unis font figure d’une société assez traditionnelle.»
Jusqu’à quel point cela a-t-il affecté la France ?
«C’est certainement un des pays européens qui ont poussé le plus loin cette dynamique. Cela tient à son histoire. Le déclin du politique est plus sensible en France qu’ailleurs car la France avait misé dessus plus que toute autre. C’est en France que les encadrements collectifs, religieux, sociaux, communautaires ont été les plus radicalement détruits. Il n’en reste à peu près rien, contrairement à ce qui se passe chez quelques-uns de nos voisins. Il faudrait prendre les différents plans de la vie collective un par un pour mesurer à quel point la société française a quitté l’orbite de la “société traditionnelle”.» N’est-ce pas le seul apanage des élites françaises, celles qu’on dit «mondialisées»? «Non, je crois que le phénomène touche la société dans son ensemble. En-dehors peut-être de quelques isolats de bourgeoisie catholique des beaux quartiers, je voudrais qu’on me montre, dans la France profonde, un seul endroit qui ait résisté à cette détraditionalisation. Quand on étudie un village – comme l’a fait récemment le sociologue Jean-Pierre Le Goff – on constate qu’il ne reste rien des formes de vie communautaire qui étaient encore en place il y a une trentaine d’années. Et quand on tombe sur ce qui ressemble à des formes traditionnelles, on s’aperçoit qu’elles ont été réinventées, en général, par des résidents secondaires et des bobos venus de la ville.»
Mais dans le même temps, toutes les études montrent que les Français sont parmi les plus réticents à la mondialisation, à l’économie de marché…
La révolte anti-fiscale a pour raison première la perception du gaspillage éhonté des appareils d’État. Quel citoyen peut ignorer la gabegie publique ?
«Les deux choses ne s’excluent pas. Les Français sont en proie à une contradiction entre les cadres intellectuels que leur ont légués leurs différentes histoires et la réalité de leur pratique. D’ailleurs sont-ils aussi réticents à la mondialisation qu’on le dit? Quand on regarde les chiffres de près, on voit qu’il s’agit plutôt de nuances. Ils ne croient pas au libre échange mais c’est dans la même proportion que les Américains. Le paysage est beaucoup plus nuancé que ne le feraient croire les conclusions journalistiques hâtives. Les Français ont une longue tradition étatique et ils ne voient pas de raison de penser que la mondialisation les obligerait à la liquider. On peut en effet avoir une société très ouverte, économiquement et humainement, en même temps qu’un cadre d’autorité public structuré et des services publics efficaces. Les valeurs françaises sont égalitaires et homogènes. Les Français n’accepteront pas un état où l’on changerait de loi en changeant de département. Cette culture qui pousse dans le sens de la centralisation place les Français en première ligne face à toutes les choses que le mouvement vers la mondialisation tend à déconstruire. Mais ça n’empêche pas la société française d’être prodigieusement ouverte et détraditionalisée. Ce sont deux choses différentes.»
Si le rôle de l’État reste important en France, comment expliquez-vous le refus croissant de l’impôt ?
«La révolte anti-fiscale a pour raison première la perception du gaspillage éhonté des appareils d’État et des collectivités territoriales. Quel citoyen peut ignorer la gabegie publique autour de lui ? Les États keynésiens ont pris de très mauvaises habitudes qui reviennent, en gros, à décréter que toute dépense est bonne, puisqu’elle contribue, au final, à «soutenir l’activité». La France s’est distinguée en la matière ; elle a été prise d’une frénésie de dépenses publiques tous azimuts qui arrangeait le clientélisme du personnel politique. Cela finit par se voir ! Ajoutez à cette conscience diffuse le renforcement du sens de l’intérêt personnel et vous comprenez pourquoi les contribuables renâclent. On ne réhabilitera pas l’impôt, programme excellent, sans une vraie réflexion sur la dépense publique.»
Mais ceux qui veulent des baisses d’impôt sont souvent les mêmes qui réclament des prestations de l’État, que ce soit en matière de santé ou de sécurité…
«Bien entendu! Les gens sont pris dans des contradictions permanentes. L’individualisme, en Europe, est dans une large mesure le produit de l’état-providence qui assure à chacun la possibilité de déployer sa liberté dans la sécurité. Il diffère totalement de celui des États-Unis, qui est un individualisme pionnier fondé sur la responsabilité individuelle. Le pionnier assume les risques qu’il prend et les coups durs qui lui tombent dessus. L’individualisme des Européens est suspendu à une socialisation intégrale de l’existence. Du coup, les gens sont coincés entre leur exception individuelle et une règle commune qui implique un très haut niveau de prélèvements. Et comme ils ne sont pas idiots, ils savent qu’ils sont pris dans ces contradictions. Donc ils pourraient comprendre quelqu’un qui saurait aborder clairement et habilement ces problèmes. Si nous avions de grands hommes politiques, ils sauraient jouer de ces contradictions. »
Néanmoins, un grand nombre d’experts annoncent qu’avec la mondialisation et la crise économique actuelle, l’État social «à la française» va disparaître.
«Sans doute arrivons-nous en effet à un moment de vérité. On a emprunté pour continuer à fonctionner comme s’il ne s’était rien passé. Démagogie oblige, le problème des coûts de l’état social n’a pu être réellement débattu publiquement. Les gouvernants ont cherché à freiner les dépenses, face à des populations qui ne voulaient rien entendre. Ce sont elles qui ont gagné… à crédit. Elles y sont parvenu d’autant plus facilement que les banques ne demandaient qu’à prêter aux États. Elles avaient trouvé une martingale supposément infaillible pour tirer des profits pharamineux du commerce de ces dettes publiques. C’est ici, soit dit au passage, que l’Europe a joué un rôle particulièrement pernicieux. Les élites dirigeantes se sont convaincu d’avoir affaire à des sociétés à peu près ingouvernables. L’idée leur est venue qu’il n’y avait d’autre moyen de contourner leur résistance que de passer par l’extérieur et la mise en concurrence, notamment fiscale, des modèles nationaux. C’est devenu le rôle de l’Europe. Cette méthode indirecte, inspirée de la méthode Monnet, était supposée imposer par la force des choses ce qui ne pouvait être accompli ouvertement. Il ne s’est rien produit de tel. La construction européenne y a gagné une solide impopularité, en tant que machine à introduire des changements dans le dos des peuples, sans empêcher le moins du monde les déficits de se creuser. On a juste différé l’heure des choix. Ils sont difficiles, c’est vrai, mais il n’est pas possible d’en faire l’économie, c’est le cas de le dire. Des réformes de cette ampleur, qui représentent ni plus ni moins une mise à plat en règle de ce que peut et doit être l’État social, exigent la ratification des peuples, si rude qu’elle soit à obtenir. Aucune gouvernance ne nous délivrera jamais de la nécessité de nous gouverner.»
Les stratégies économiques, dans leur ensemble, étaient fondées sur l’idée de croissance. Son ralentissement, pour ne pas dire son effacement, ne dressent-ils pas un mur pour la pérennité de l’État providence ?
«En tout état de cause, nous ne retrouverons pas des taux de croissance autorisant une redistribution à la fois massive et indolore, même en prenant le scénario le plus optimiste, le scénario de l’appauvrissement n’étant pas à exclure. Il faut changer de pied. Grossièrement, le schéma vers lequel s’orientent nos sociétés est celui d’un actif assurant la subsistance de deux inactifs : un jeune en formation et un retraité. Faire vivre un tel système n’est pas impossible mais cela suppose une pression très forte dans le sens de l’égalité. La contradiction entre cet impératif de solidarité et la logique actuelle des choses est béante car tout dans nos sociétés, pour le moment, pousse vers l’inégalité. On ne pourra pas demander très longtemps à des jeunes actifs de payer pour des retraités qui ont des revenus d’inactivité très supérieurs aux leurs. Il va falloir choisir. La pérennité de l’État social ne va pouvoir être assurée que moyennant une très forte cohésion collective. Que voulons-nous ? »
Mais chaque fois qu’on demande, particulièrement en France, aux populations d’accepter un sacrifice, cela provoque une levée de boucliers et cela échoue.
«À court terme sans doute. Mais le pari d’un homme politique d’envergure doit être sur le long terme. Quel intérêt peut-il y avoir à exercer le pouvoir au prix du mensonge au moment des élections qui ne vous épargne pas les tomates au moment de la réélection ? Dans ces conditions, la carrière politique risque de devenir de moins en moins attractive ! Si l’espèce des hommes d’état dont la démocratie a besoin n’est pas éteinte, il devrait tout de même s’en trouver quelques-uns pour miser sur le moment de vérité et l’heure des choix, en comprenant que la démocratie consiste par excellence dans ce pouvoir de choix. »
N’êtes-vous pas en train de flirter avec le populisme ?
«Tout le monde a été, est ou sera «populiste», dans l’acception confusionniste que le mot en est venu à prendre ! C’est l’épouvantail préféré des bien-pensants de tout poil. En réalité, la qualification de “populiste” recouvre deux choses pour le moins différentes. Il y a effectivement un populisme démagogique qui consiste à inculper sans cesse le complot des riches et des puissants en regard de la pureté
Tout dans nos sociétés pousse vers l’inégalité. On ne pourra pas demander très longtemps à des jeunes actifs de payer pour des retraités qui ont des revenus très supérieurs aux leurs.
présumée d’un peuple-victime. Et puis il y a, d’autre part, un populisme qui est une réaction au sentiment que les décisions importantes sont prises dans le dos des citoyens par des gens indifférents à leur sort. Ce populisme-là est tout simplement une demande politique de décisions raisonnées et transparentes. Est “populiste”, dans ce cas, toute revendication qui exprime la volonté d’un peuple particulier de maîtriser ses frontières ou son espace économique ou le fonctionnement de sa société. Tout démocrate ne peut être que “populiste” en ce sens. Mais dans la mesure où elle désigne ainsi des choses exactement contraires, la catégorie de “populisme” est inopérante. Elle est à éviter. »
Tout l’esprit de la construction européenne vise à exclure ou du moins à marginaliser le politique
Le protectionnisme signifie pourtant quelque chose. Un débat avait semblé s’engager au début de la campagne présidentielle, notamment lors de la primaire socialiste, puis il a cessé. Comment expliquer que cette question demeure taboue en Europe ?
« Compte tenu de tout ce qui a présidé à l’esprit de la construction européenne depuis les années 1980, il est normal que le protectionnisme soit devenu la figure de l’ennemi, puisque dans la notion de protectionnisme, il y a l’idée même du politique, d’une instance de décision qui, au nom des intérêts collectifs, est capable de s’opposer aux intérêts individuels ou particuliers, comme ceux des grands groupes industriels. Si la construction européenne avait été une construction politique normale, l’idée d’une protection des frontières matérialisant la défense des intérêts supérieurs de l’Europe lui eût été consubstantielle. Or tout l’esprit de la construction européenne vise à exclure ou du moins à marginaliser le politique. Depuis la disparition de l’Union soviétique, dont l’existence fournissait une raison d’être au politique en Europe, la construction européenne a connu
«Après l’écrasement de l’individu par la société, voici le rêve de l’individu sans société. Ce n’est pas PLUS viable»
une embardée qui en a fait une utopie antipolitique. À cela s’est ajouté le fait que le libre échange est devenu consubstantiel au projet européen. C’est désormais un dogme. Si bien que, lorsqu’on parle de protectionnisme dans les sphères officielles, on se retrouve à peu près dans la position de quelqu’un qui aurait à plaider la cause de l’athéisme dans un concile ! Il ne s’agit pas seulement d’efficacité économique mais de l’incarnation d’une construction idéologique prétendant accoucher d’un type de société nouveau. C’est de ce songe qu’il s’agit de s’extraire.»
Croyez-vous réellement une telle issue possible? Avec ces individus sans autre boussole que leurs droits et leurs intérêts, la société que vous décrivez peut-elle fonctionner ?
« Elle ne peut pas fonctionner durablement de la manière dont elle fonctionne aujourd’hui. Il y a épuisement de la phase néolibérale où nous sommes embarqués depuis plus de trente ans. Ce qui est vrai sur le plan économique l’est encore plus sur le plan social et politique. Probablement sommes-nous près du moment de bascule, du point d’inflexion où la marche de nos sociétés va s’engager dans une autre direction, en resaisissant ces réalités qui lui échappent. De ce point de vue, la comparaison avec les années 1930 n’est pas injustifiée. Entendons-nous bien : je n’évoque rien comme une résurgence menaçante des totalitarismes. À bien des égards, nous sommes aux antipodes du moment totalitaire. Ce n’est pas le tout politique qui nous menace, c’est la dissolution de la cohérence politique de nos sociétés. Mais l’élément commun, au-delà de cette opposition des contenus, c’est l’expérimentation de l’impossible. Ces expérimentations sont de signe inverse. Mais elles se rejoignent dans l’onirisme idéologique. Après l’écrasement de l’individu par la société, voici le rêve de l’individu sans société. Ce n’est pas plus viable, bien que ce soit plus sympathique. Nos sociétés se piquent d’en avoir fini avec les idéologies. En réalité, elles sont sous l’emprise d’un moment idéologique intense, sauf que ce n’est plus la même idéologie. En effet, le parti unique, l’état tout-puissant, le culte du chef, la soi-disant science de la société, tout cela est mort et enterré! Mais il y autre chose à la place, quelque chose de beaucoup plus discret et de beaucoup plus vivable – félicitons-nous en – mais tout aussi irréel. La société de marché qui marche toute seule est une créature tout aussi chimérique que l’État du peuple entier. Le destin de l’Europe, continent de l’idéologie décidément, aura été de ne sortir d’une folie meurtrière que pour tomber dans une folie douce. Douce mais pas sans danger, si elle tourne, comme nous en avons des signes inquiétants, à la lutte de tous contre tous. Nous sommes en train de nous réveiller de cet épisode somnambulique. Souhaitons que l’atterrissage se fasse sans trop de casse. Mais il est vrai que la conjoncture n’est pas rassurante. Le carcan institutionnel que nous nous sommes mis sur le dos possède une force paralysante considérable. Les passions mobilisées dans cet aveuglement sur les conditions d’existence des sociétés sont profondes et elles ne sont pas confinées aux élites dirigeantes. Et puis surtout, nous n’en sommes plus comme par devant à régler nos affaires entre occidentaux. Nous courons le risque d’un affaiblissement et d’une marginalisation par rapport à une planète qui a appris à se passer de nous. Peut-être l’âge européen de l’histoire moderne est-il sur le point de se refermer. Cependant, une sortie par le haut reste imaginable. Les possibilités sont encore là pour un petit moment. Mais rien ne garantit qu’elles seront exploitées. C’est cela la liberté. Jamais sans doute les Européens n’ont été devant une échéance aussi cruciale.»
Source : Bernard Poulet, pour Au Fait, septembre 2013.
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