Au Québec, écologistes et Amérindiens entrent en guerre contre un nouveau projet d’oléoduc géant
La
polémique enfle au Québec autour d’un gigantesque projet d’oléoduc qui
traverserait plusieurs centaines de rivières. Dans ses tuyaux, un
pétrole issu des très polluants sables bitumineux de l’Alberta, qui sera
ensuite acheminé vers l’Europe ou les États-Unis. Déjà recalée par
Barack Obama pour son très controversé projet d’oléoduc Keystone XL,
l’entreprise canadienne TransCanada voit grandir face à elle un front
citoyen mené par les communautés autochtones et les organisations
environnementales. Celles-ci redoutent une marée noire dans le
Saint-Laurent ou ses affluents. Elles veulent que les gouvernements
canadien et québécois tournent le dos aux hydrocarbures, et respectent
leurs engagements pris lors de la COP21.
Ils sont une centaine à battre le pavé ce samedi 20 août, sur le pont qui relie Gatineau [1] à Ottawa. A l’avant du cortège, une grande banderole annonce la couleur : « Coule pas dans nos cours d’eau ! ». La « Marche pour nos rivières »,
partie sept jours plus tôt, s’achève devant le Parlement de la capitale
du Canada. C’est la première action menée par le mouvement citoyen
« Stop oléoduc Outaouais », né en avril. Objectif : empêcher le projet
Énergie Est porté par la compagnie TransCanada de voir le jour [2].
Énergie Est n’est pas un ouvrage comme les autres. C’est le plus
important projet d’oléoduc jamais imaginé en Amérique du nord : 4 600
kilomètres de tuyaux [3]
entre les provinces de l’Alberta et du Nouveau-Brunswick, 1,1 million
de barils de pétrole transportés chaque jour, 15,7 milliards de dollars
d’investissement. Et 830 cours d’eau traversés, rien qu’au Québec. Un
temps favorables au projet, les Québécois sont aujourd’hui de plus en
plus nombreux à se joindre à la contestation. Début 2014, seuls 19%
d’entre eux se déclaraient hostiles au projet [4]. Fin 2015, ils étaient 57% [5].
Ce qui les inquiète le plus ? Les risques de pollution de l’eau potable
et l’absence de transparence du processus d’évaluation.
Trois millions de personnes sans eau potable ?
Cette marche citoyenne marque une étape importante pour les opposants
à Énergie Est. Elle leur aura permis d’obtenir le soutien de la
municipalité de Gatineau, quatrième ville du Québec, et de se livrer à
une belle revue d’effectifs. Parmi les invités venus ajouter leur voix à
celle des marcheurs, des appuis de poids : la députée Manon Massé, du
parti Québec Solidaire, l’archevêque de Gatineau, le vice-président de
la Fonction publique canadienne, un responsable de la Confédération des
syndicats nationaux et Jean-Guy Whiteduck, chef de la communauté
amérindienne Kitigan Zibi Anishinabeg.
Dernière étape de la Marche citoyenne pour nos rivières, entre Gatineau et Ottawa.
« Nous, les peuples autochtones, n’avons pas été consultés par le gouvernement du Canada, intervient le chef autochtone. Nous
sommes inquiets car l’eau est sacrée pour nous. Nous avons vu ce qui
s’est passé au Saskatchewan ces dernières semaines et cela pourrait
aussi se produire ici avec ce pipeline. » Le 20 juillet 2016, la
fuite d’un oléoduc avait provoqué une marée noire dans la rivière
Saskatchewan nord. Le tracé d’Énergie Est présente deux points
particulièrement sensibles qui correspondent à la traversée du fleuve
Saint-Laurent : au sud de la ville de Québec et à l’ouest de Montréal. « S’il
y avait une rupture du pipeline à cet endroit, le pétrole s’écoulerait
jusqu’à Montréal et on aurait trois millions de personnes sans eau
potable », s’indigne Geneviève Nadeau, co-organisatrice de la marche.
Les précédents du Saskatchewan et du Michigan
Le bilan affiché par les transporteurs en matière de sûreté n’a pas
de quoi rassurer les Québécois. Le 20 juillet dernier, 69 000 personnes
ont été privées d’eau potable dans la province canadienne du
Saskatchewan, suite à la fuite de l’oléoduc de la compagnie Husky
Energy. Un rapport publié le 2 septembre à la demande des communautés
autochtones de la région dénonce la lenteur de réaction de
l’entreprise : 14 heures ! Pendant ce temps 250 000 litres de pétrole
brut se sont déversés dans la rivière Saskatchewan nord. Près de deux
mois après l’accident, son eau n’est toujours pas potable.
Six ans plus tôt, dans le Michigan (États-Unis), c’est un oléoduc de
la compagnie Enbridge qui s’était rompu, déversant plus de 300 000
litres de « dilbit », ce pétrole bitumineux venu de l’Alberta,
dilué avec des solvants afin de le rendre plus fluide. Le même pétrole
que l’on retrouverait dans les tuyaux d’Énergie Est. Pointée du doigt
pour l’extrême lenteur de son intervention le jour de la catastrophe –
17 heures après la première alerte –, Enbridge a estimé à 1,2 milliards
de dollars le coût des opérations de nettoyage. « La question n’est pas "est-ce qu’il y aura des fuites", mais "à quel moment et quelle sera leur ampleur" », résume Sydney Ribaux, directeur général d’Equiterre, une ONG québécoise.
« Trop de risques pour trop peu de retombées »
S’appuyant sur les chiffres du Bureau de la sécurité des transports
du Canada, l’ONG estime à 412 le nombre de fuites et déversements
observés sur les oléoducs de TransCanada depuis 2004 [6].
Un chiffre contesté par l’entreprise basée à Calgary (Alberta), qui met
en avant son nouveau système électronique de contrôle et de détection.
Ce système permettrait à ses équipes, dans le scénario idéal,
d’intervenir 13 minutes seulement après une fuite. Délai suffisant,
néanmoins, pour laisser s’échapper 1,5 millions de litres de pétrole
dans une rivière... « Même dans le cas d’une fermeture très rapide des vannes, on a une catastrophe », confirme Chantal Savaria, ingénieur géologue [7].
La raffinerie Suncor, près de Montréal, doit être alimentée par l’oléoduc Energie Est.
« Dans la majorité des cas, il faut plusieurs heures avant de détecter les fuites ou les déversements accidentels », poursuit la géologue. Le projet Énergie Est comporte « trop de risques environnementaux » pour « trop peu de retombées économiques »,
a reconnu le maire de Montréal Denis Coderre. Opposant de la première
heure, Gérard Jean, édile de Lanoraie, une commune québecoise de 4 000
habitants, avait fait réaliser dès la fin 2014 une étude d’impact dont
les conclusions font désormais autorité. Dans cette commune, l’arrivée
de l’oléoduc causerait la perte de plus de 50 hectares de forêts et de
tourbières et menacerait une réserve écologique protégée.
L’argument de l’emploi
Le regard dans le vague, Serge Simon observe le lac où il venait autrefois pêcher avec son père. « Le pipeline passerait sous la rivière des Outaouais, à dix kilomètres du lac des Deux Montagnes », indique d’un geste de la main le grand chef de la Nation autochtone Kanesatake [8]. « S’il y avait un déversement, ce serait un désastre écologique comme on n’en a jamais vu ici », lâche-t-il avec gravité [9].
Même son de cloche du côté de la réserve indienne de Wendake – qui
compte entre 3 000 et 4 000 habitants – située à quinze minutes de la
ville de Québec. « Le moindre déversement aurait un effet catastrophique pour les bélugas et l’ensemble de la faune aquatique »,
affirme Konrad Sioui, grand chef de la nation Huronne-Wendat. En juin,
l’Assemblée des premières nations du Québec-Labrador (APNQL) a adopté
une résolution officielle d’opposition au projet Énergie Est. Pour elle,
ce projet ne respecte pas les droits ancestraux des Premières nations,
menace leurs lacs et leurs rivières, favorise l’expansion de sables
bitumineux et accélère les changements climatiques.
Si les communautés autochtones opposées à Énergie Est sont nettement
majoritaires, ce genre de projet continue cependant de susciter des
débats en leur sein même, concède Ghislain Picard, chef de l’APNQL. « Nos
dirigeants doivent d’un côté protéger l’environnement et, de l’autre,
répondre aux besoins économiques de leur population ». Dans les réserves, le taux de chômage et le manque de perspectives sont criants. « Nous sommes toujours en situation de rattrapage sur le plan de l’éducation, de l’emploi, de la santé »,
déplore Ghislain Picard. Dans ce contexte, les perspectives d’emplois
sont parfois difficiles à refuser. Et quand TransCanada annonce la
création de 14 000 emplois, dont 3 000 au Québec, certains y voient la
promesse d’un avenir meilleur. « Peut-on réellement se passer d’un
projet d’investissement privé qui créerait et maintiendrait
annuellement plus de 14 000 emplois directs et indirects au pays, dont
près de 25% au Québec ? », écrivent d’une même main le PDG de la Fédération des chambres de commerce et le PDG du Conseil du patronat du Québec [10].
Alliance des syndicats et des ONG environnementales
L’argument de l’emploi, la Fédération des travailleurs du Québec n’y
croit plus. Il n’y aurait pas plus de 33 emplois directs créés durant la
phase d’exploitation, avance Marc-Edouard Joubert, président du Conseil
régional du principal syndicat du Québec. Un chiffre que ne conteste
pas Énergie Est [11]. Pour le dirigeant syndical, l’affaire est entendue : « Les
33 emplois créés ne contrebalancent pas les risques de déversement
associés au déploiement d’un oléoduc sur le territoire québécois. » Et d’ajouter : « l’exploitation des sables bitumineux est sale. On devrait l’arrêter ».
Une manière de signifier que l’opposition à cet oléoduc s’inscrit dans
un combat bien plus large que la prévention des marées noires.
Manifestation contre Energie Est à Montréal, le 11 août 2016.
« Le plus grand risque que pose Énergie Est, martèle Sydney Ribaux, le directeur général d’Equiterre, c’est
de permettre l’expansion des sables bitumineux en Alberta et au
Saskatchewan. L’extraction de ce pétrole émet trois à quatre fois plus
de gaz à effet de serre que celle du pétrole conventionnel ». Patrick Bonin, responsable de la campagne climat-énergie à Greenpeace Canada, dénonce quant à lui « la destruction de la forêt boréale », « l’utilisation massive d’eau et de gaz naturel » pour extraire le bitume et « la création de grands réservoirs toxiques remplis de produits chimiques », qui menacent la santé des communautés autochtones de l’Alberta [12].
Les promesses de Justin Trudeau à l’épreuve des faits
Sortir ou ne pas sortir de l’extrême dépendance au pétrole héritée
des années Harper, Premier ministre conservateur de 2006 à 2015, telle
est la question que semblent se poser les dirigeants canadiens.
Fraîchement nommé Premier ministre, Justin Trudeau avait pris tout le
monde de court en s’engageant lors de la COP21 à réduire les émissions
du Canada de 30% d’ici 2030. Un défi colossal pour ce pays qui figure
dans le quatuor de tête des plus gros émetteurs mondiaux de gaz à effet
de serre par habitant, aux côtés de l’Australie, de l’Arabie Saoudite et
des États-Unis. « Si le Canada prend au sérieux ses propres
engagements à la COP21, il doit mettre un moratoire sur les futurs
projets dans les sables bitumineux », estime le géologue canadien David Hugues [13].
Marche d’ouverture du Forum social mondial à Montréal le 9 août 2016.
Mais depuis la conférence de Paris, rien ne semble avoir changé. La
promesse électorale du candidat Trudeau de réformer l’Office national de
l’énergie (ONE), organisme chargé notamment d’évaluer les projets
d’oléoducs, est restée lettre morte. Or ce « tribunal de l’énergie »,
accusé de servir les intérêts des compagnies pétrolières et gazières,
vient d’entrer en crise ouverte. La 9 septembre, sous le feu des
critiques, les trois commissaires en charge de ces audiences ont décidé
de jeter l’éponge. Pendant ce temps-là, Philippe Couillard, le Premier
ministre du Québec, joue les équilibristes. Son projet de loi de
transition énergétique, qui doit être soumis à l’Assemblée nationale en
octobre, prévoit, dans un même élan, de réduire la consommation
d’hydrocarbures de 40 % d’ici 2030 et de renforcer les droits
d’exploration et d’exploitation des entreprises pétrolières et gazières.
Si cette loi est votée en l’état, prévient le juriste et sociologue
Richard Langelier, « les compagnies auront un droit prioritaire d’accès aux terrainx des résidents durant la phase de prospection ». Elles pourront même les exproprier, insiste-t-il, si elles trouvent du gaz ou du pétrole sur leur propriété.
Un mouvement de mobilisation « sans précédent »
Interrogés sur les conséquences du projet d’oléoduc géant, ni
TransCanada, ni l’ONE, ni le ministère de l’Environnement du Québec
n’ont souhaité nous répondre. Alors que les forages exploratoires se
multiplient le long du fleuve Saint-Laurent, en Gaspésie et jusque sur
l’île d’Anticosti, Énergie Est apparaît de plus en plus clairement comme
le maillon central d’une stratégie pro-hydrocarbures. L’oléoduc de
TransCanada pourrait ainsi servir à la fois à transporter les pétroles
bitumineux de l’Alberta et les pétroles de schiste du Québec. Un défi
énorme pour le mouvement de résistance organisé autour des peuples
autochtones et des 130 comités citoyens du Réseau vigilance
hydrocarbures Québec (RVHQ).
Anne-Céline Guyon, porte-parole de STOP oléoduc, au bord du Saint-Laurent, près du lieu de passage prévu pour Energie Est.
C’est « un mouvement sans précédent dans l’histoire du Québec », se félicite la porte-parole de ce réseau, Carole Dupuis. « On
ne lutte pas seulement contre Énergie Est mais surtout contre
l’exploration, l’exploitation et le transport des énergies fossiles en
général », précise Anne-Céline Guyon. Selon la porte-parole de Stop
oléoduc, l’heure est à la convergence des luttes. Notamment avec les
Premières nations, dont les revendications ne sont pas toujours en phase
avec celles des autres communautés, mais dont la capacité d’action
reste intacte. « Si tous les autochtones du Canada se soulèvent en même temps, les choses vont changer », prévient Serge Simon.
Bloquer au Québec, boycotter en Europe
Le grand chef Kanesatake se dit prêt, s’il le faut, à « bloquer physiquement »
l’avancée de l’oléoduc. Serait-ce le grain de sable capable d’enrayer
la mécanique bitumineuse ? C’est ce que croit le sociologue Eric
Pineault [14]. « Dans ce combat qui, selon moi, va définir le Canada du 21ème siècle, explique-t-il, les communautés autochtones ont un avantage sur les citoyens québécois : elles peuvent exercer une souveraineté ».
Aujourd’hui, observe le sociologue, ce sont les communautés autochtones
qui bloquent les autres grands projets d’oléoducs dans l’ouest
Canadien.
Aux États-Unis, les autochtones étaient déjà en première ligne dans
la lutte contre le projet Keystone XL de la compagnie… TransCanada (Lire
notre précédent article
sur Keystone XL). Un projet rejeté par Barack Obama en février 2015.
Bloquée au sud, l’entreprise albertaine mise énormément sur la route de
l’est qui lui ouvrirait les marchés européens et asiatiques. Pour
Anne-Céline Guyon, il faut maintenant organiser la mobilisation des
Européens, clients potentiels de ce pétrole bitumineux. Et utiliser
l’arme du boycott.
Samy Archimède
Photo de une : CC Lenny K Photography
Photos dans l’article : La "marche pour nos rivières", entre Gatineau aet Ottawa / Samy Archimède