Un système
qui, le lendemain de l’élection de Donald Trump, fait commenter
l’événement par Christine Ockrent — sur France Culture… — et le
surlendemain par BHL interviewé par Aphatie, n’est pas seulement aussi
absurde qu’un problème qui voudrait donner des solutions : c’est un
système mort. On ne s’étonnera pas que le thème des morts-vivants
connaisse un tel regain d’intérêt dans les séries ou dans les films :
c’est l’époque qui se représente en eux, et c’est peut-être bien le
sentiment confus de cette époque, à la fois déjà morte et encore
vivante, qui travaille secrètement les sensibilités pour leur faire
apparaître le zombie comme le personnage le plus parlant du moment.
Les morts-vivants
On objectera sans doute que les morts-vivants sont plutôt des
trépassés qui reviennent, alors qu’en l’occurrence l’époque, si toute
vie s’en est retirée, n’en finit pas de mourir. Institutions politiques,
partis en général, parti socialiste en particulier, médias, c’est tout
le système de la conduite autorisée des opinions qui a été comme passé à
la bombe à neutrons : évidement radical au-dedans, ou plutôt chairs
fondues en marmelade indifférenciée, seuls les murs restent debout, par
un pur effet d’inertie matérielle. Au vrai, ça fait très longtemps que
la décomposition est en marche, mais c’est que nous avons affaire à un
genre particulier de système qui ignore ses propres messages
d’erreur-système. Dès le 21 avril 2002, l’alarme aurait dû être
généralisée. Mais ce système qui enseigne à tous la constante obligation
de « changer » est lui d’une immobilité granitique — tout est dit ou
presque quand Libération, l’organe du moderne intransitif, fait
chroniquer Alain Duhamel depuis cent ans. Il s’en est logiquement suivi
le TCE en 2005, les étapes successives de la montée du FN, le Brexit en Grande-Bretagne, Trump aux États-Unis,
et tout le monde pressent que 2017 s’annonce comme un grand cru. Voilà
donc quinze ans que, désarçonné à chaque nouvelle gifle, vécue comme une
incompréhensible ingratitude, le système des prescripteurs fait du
bruit avec la bouche et clame que si c’est ça, il faut « tout changer » —
avec la ferme intention de n’en rien faire, et en fait la radicale
incapacité de penser quoi que ce soit de différent.
Mais avec le temps, le travail de l’agonie devient mordant, et le
système se sent maintenant la proie d’une obscure inquiétude : commence
même à lui venir la conscience confuse qu’il pourrait être en cause — et
peut-être menacé ? Sans doute réagit-on différemment en ses différentes
régions. Le Parti socialiste n’est plus qu’un
bulbe à l’état de béchamelle, dont on mesure très exactement la
vitalité aux appels de Cambadélis, après l’élection de Trump, à
resserrer les rangs autour de Hollande (ou bien aux perspectives de lui
substituer Valls).
On ne s’étonnera pas que le thème des morts-vivants connaisse un tel regain d’intérêt : c’est l’époque qui se représente en eux
C’est la partie « médias », plus exposée peut-être, qui exprime un
début d’angoisse terminale. A la manière dont elle avait pris la raclée
du TCE en 2005 — une gigantesque éructation contre le peuple imbécile (1) —,
on mesure quand même depuis lors un effet des gifles à répétition.
Alors les médias, un peu sonnés à force, commencent à écrire que les
médias pourraient avoir eu une responsabilité. Le propre du mort-vivant
cependant, encore debout mais en instance de mourir, c’est que rien ne
peut plus le ramener complètement vers la vie. Aussi, la question à
peine posée, viennent dans l’instant les réponses qui confirment le pur
simulacre d’une vitalité résiduelle, et la réalité de l’extinction en
cours. Y a-t-il responsabilité des médias ? « Oui, mais quand même
non ».
La protestation sociologique des médias
Comme le système prescripteur du changement pour tous n’a aucune
capacité de changement pour lui-même, défaut qui signe d’ailleurs la
certitude quasi-évolutionnaire de sa disparition, il s’arrange pour
poser la question sous la forme qui le remette aussi peu que possible en
question : non nous ne sommes pas « coupés », et nous ne vivons pas
différemment des autres ; oui nous avons fait notre travail, la preuve :
nous avons tout parfaitement fact-checké.
Dans un mouvement aussi sincèrement scandalisé que touchant de
candeur, Thomas Legrand, par exemple, proteste sur France Inter qu’on
puisse trouver la presse « déconnectée » : n’est-elle pas désormais « peuplée de pigistes et de précaires » (2) ?
Il faut vraiment être arrivé au bout du chemin pour n’avoir plus
d’autre ressource que de transformer ainsi le vice en vertu, et se faire
un rempart de la prolétarisation organisée des soutiers,
providentielle garantie sociologique d’une commune condition qui
rendrait sans objet les accusations de « déconnexion ». Mais on en est
là. Des hipsters précarisés jusqu’au trognon servent de bouclier humain à
des éditorialistes recuits qui, désormais étrangers à toutes les
régulations de la décence, n’hésitent plus à en faire un argument.
Comme on veut cependant donner tous les gages de la meilleure volonté
réflexive, on concède qu’on doit pouvoir encore mieux faire pour
connaître ce qui agite les populations réelles, et l’on promet de
l’enquête, du terrain, de la proximité, de l’immersion, bref de la
zoologie. On se demande alors si le contresens est l’effet d’une rouerie
de raccroc ou d’une insondable bêtise. Car si l’élection de Trump a
révélé « un problème avec les médias », ça n’est que très
superficiellement de « ne pas l’avoir vue venir » : c’est plutôt d’avoir
contribué à la produire ! L’hypothèse de la bêtise prend
immanquablement consistance avec les cris d’injustice que pousse sur Twitter un malheureux présentateur de France Info : « Mais
arrêtez de dire que c’est un échec de la presse, c’est d’abord un échec
de la politique ! C’est pas la presse qui donne du taf aux gens ». Ou encore : « C’est
dingue de se focaliser uniquement sur les médias. La
désindustrialisation de la Rust Belt ce n’est pas à cause des journaux ». Tranchant de la forme, puissance de l’analyse — l’époque.
« C’est dingue de se focaliser uniquement sur les médias »
Tout y est, et notamment que « la presse » ne se reconnaît aucune
responsabilité depuis vingt ans dans la consolidation idéologique des
structures du néolibéralisme, qu’elle n’a jamais réservé la parole à
ceux qui en chantaient les bienfaits, qu’elle n’a jamais réduit à
l’extrême-droite tout ce qui, à gauche, s’efforçait d’avertir de
quelques inconvénients, de la possibilité d’en sortir aussi, qu’elle n’a
jamais fait de l’idée de revenir sur le libre-échange généralisé une
sorte de monstruosité morale, ni de celle de critiquer l’euro le
recommencement des années trente, qu’elle n’a jamais pédagogisé la
flexibilisation de tout, en premier lieu du marché du travail, bref
qu’elle n’a jamais interdit, au nom de la « modernité », du « réalisme »
et du « pragmatisme » réunis, toute expression d’alternative réelle,
ni barré absolument l’horizon politique en donnant l’état des choses
comme indépassable — oui, celui-là même qui produit de la Rust Belt dans
tous les pays développés depuis deux décennies, et fatalement produira
du Trump avec. Mais non, bien sûr, la presse n’a jamais fait ça.
Le petit bonhomme de France Info ne doit pas écouter sa propre chaîne
qui, en matière économique, éditorialise à un cheveu de BFM Business,
comme toutes les autres au demeurant, raison pour quoi d’ailleurs le
pauvre est devenu strictement incapable d’avoir même l’idée d’une
différence possible, l’intuition qu’il y a peut-être un dehors. De ce
point de vue on pourra égailler autant qu’on veut des bataillons de
pigistes précarisés dans la nature avec pour feuille de route « le
retour au terrain », on ne voit pas trop ce que cette dispersion
pourrait produire comme révisions éditoriales sérieuses, qui auraient dû
survenir il y a longtemps déjà, et ne surviendront plus quoi qu’il
arrive. On en a plus que l’intuition à cette phénoménale déclaration
d’intention du directeur du Monde qui annonce avoir constitué une « task force » (sic) prête à être lâchée à la rencontre « de la France de la colère et du rejet » (3),
et l’on mesure d’ici l’ampleur des déplacements de pensée que des
enquêtes ainsi missionnées vont pouvoir produire auprès de leur
commanditaire. Il est vrai que celui-ci n’hésite pas à témoigner d’un
confraternel ascendant à l’endroit des « médias américains confrontés à leur 21 avril. Nous avons eu aussi le référendum de 2005. On a appris à être plus vigilants ». La chose n’avait échappé à personne.
Si l’élection de Trump a révélé « un problème avec les médias », ça n’est que très superficiellement de « ne pas l’avoir vue venir » : c’est plutôt d’avoir contribué à la produire !
L’intuition tourne à la certitude quasi-expérimentale quand, au
lendemain d’un désastre comme celui de l’élection américaine, on peut
lire qu’Hillary Clinton « avait le seul programme réalisable et solide »(Jérôme Fenoglio, Le Monde), que « la réaction identitaire contre la mondialisation alimente la démagogie de ceux qui veulent fermer les frontières » (Laurent Joffrin, Libération), que « le choix de la presse[finalement il y en avait un ?] était le triste choix de la rationalité contre le fantasme » (Thomas Legrand, France Inter), que « la mondialisation n’est pas seule en cause [car c’est] la révolution technologique [pourrait-on être contre ?] qui
est autant, sinon plus, responsable du démantèlement des vieux bassins
d’emploi, c’est elle qui porte la délocalisation du travail, bien plus
que l’idéologie [sic] » (Le Monde),
scies hors d’âge, qu’on lit à l’identique depuis 2005, enfermées dans
l’antinomie de la mondialisation ou du quatrième Reich, produits de
série emboutis sur enclumes éditorialistes, l’ironie tenant au fait
qu’on aura rarement vu propagandistes de la flexibilité frappés d’une
telle rigidité, puisqu’il est maintenant acquis que, ayant perdu toute
capacité de révision cognitive, ils iront jusqu’au bout du bout, d’un
pas mécanique, les bras devant à l’horizontale.
Le fulgurant éditorialiste du Monde devrait pourtant se méfier
de ses propres analyses, dont une part pourrait finir par s’avérer
fondée : c’est qu’on sait déjà ce qu’il va écrire fin avril-début
mai 2017, qu’on pourrait même l’écrire dès aujourd’hui à sa place, et
qu’une telle simplicité donne immanquablement des envies
d’automatisation — la fameuse technologie —, à moins, il est vrai un
cran technologique en dessous, qu’on ne fasse tirer au sort la
construction de phrases par un singe, dans un sac où l’on aura mélangé
des cubes avec écrit : « protestataire », « populisme », « colère »,
« tout changer », « repli national », « manque de pédagogie »,
« l’Europe notre chance », et « réformer davantage ». Substitution par
le système expert ou bien par le macaque, il est exact en tout cas que
l’emploi de l’éditorialiste du Monde, lui, n’aura pas été victime, selon ses propres mots, de « l’idéologie ».
La « politique post-vérité » (misère de la pensée éditorialiste)
On en finirait presque par se demander si l’indigence de ses
réactions ne condamne pas ce système plus sûrement encore que l’absence
de toute réaction. C’est que pour avoir depuis si longtemps désappris à
penser, toute tentative de penser à nouveau, quand elle vient de
l’intérieur de la machine, est d’une désespérante nullité, à l’image de
la philosophie du fact-checking et de la « post-vérité », radeau de La
Méduse pour journalisme en perdition. L’invocation d’une nouvelle ère
historique dite de la « post-vérité » est donc l’un de ces sommets que
réserve la pensée éditorialiste : une nouvelle race de politiciens, et
leurs électeurs, s’asseyent sur la vérité, nous avertit-elle (on n’avait
pas vu). Des Brexiteers à Trump, les uns mentent, mais désormais à des
degrés inouïs (plus seulement des petits mensonges comme « mon ennemi
c’est la finance »), les autres croient leurs énormités, on peut donc
dire n’importe quoi à un point nouveau, et la politique est devenue
radicalement étrangère aux régulations de la vérité. C’est une nouvelle
politique, dont l’idée nous est livrée là par un gigantesque effort
conceptuel : la « politique de la post-vérité ». Soutenue par les
réseaux sociaux, propagateurs de toutes les affabulations — et à
l’évidence les vrais coupables, ça la presse l’a bien vu.
Car, on ne le dit pas assez, contre la politique de la post-vérité,
le journalisme lutte, et de toutes ses forces : il fact-checke. On ne
pourra donc pas dire que le journalisme a failli face à Trump : sans
relâche il a compulsé des statistiques et retourné de la documentation —
n’a-t-il pas établi qu’il était faux de dire que tous les Mexicains
sont des violeurs ou qu’Obama n’était pas américain ? Mais voilà, la
post-vérité est une vague géante, un tsunami qui emporte tout, jusqu’aux
digues méthodiques du fact-checking et du journalisme rationnel, et les
populations écumantes de colère se mettent à croire n’importe quoi et
n’importe qui. Au fait, pourquoi en sont-elles venues ainsi à écumer de
colère, sous l’effet de quelles causes, par exemple de quelles
transformations économiques, comment en sont-elles arrivées au point
même de se rendre aux pires mensonges ? Cest la question qu’il ne vient
pas un instant à l’idée du journalisme fact-checkeur de poser.
Il est d’ailleurs mal parti pour en trouver les voies si l’on en juge
par les fortes pensées de ses intellectuels de l’intérieur, comme
Katharine Viner, éditorialiste au Guardian, à qui l’on doit les
formidables bases philosophiques de la « post-vérité ». Et d’abord en
armant la percée conceptuelle de connaissance technologique dernier
cri : les réseaux sociaux, nous explique Viner, sont par excellence le
lieu de la post-vérité car ils enferment leurs adhérents dans des
« bulles de filtre », ces algorithmes qui ne leur donnent que ce qu’ils
ont envie de manger et ne laissent jamais venir à eux quelque idée
contrariante, organisant ainsi la végétation dans le même,
l’auto-renforcement de la pensée hors de toute perturbation. Mais on
croirait lire là une description de la presse mainstream, qui ne se rend
visiblement pas compte qu’elle n’a jamais été elle-même autre chose
qu’une gigantesque bulle de filtre ! Ainsi excellemment partie pour un
exercice décapant de remise en cause, Katharine Viner en vient
logiquement à conclure que Trump « est le symptôme de la faiblesse croissante des médias à contrôler les limites de ce qu’il est acceptable de dire » (4).
Le tutorat moral de la parole publique, spécialement celle du peuple et
des « populistes », voilà, sans surprise, le lieu terminal de la
philosophie éditorialiste de la « post-vérité ». Comprendre ce qui
engendre les errements de cette parole, pour lui opposer autre chose que
les postures de la vertu assistée par le fact-checking, par exemple une
action sur les causes, ne peut pas un instant entrer dans une tête
d’éditorialiste-de-la-vérité, qui comprend confusément que, « les
causes » renvoyant à ce monde, et l’hypothèse d’y changer quoi que ce
soit de sérieux étant par principe barrée, la question ne devra pas être
posée.
Le journalisme post-politique
Ce que le journalisme « de combat » contre la post-vérité semble donc
radicalement incapable de voir, c’est qu’il est lui-même bien pire : un
journalisme de la post-politique — ou plutôt son fantasme. Le
journalisme de la congélation définitive des choix fondamentaux, de la
délimitation catégorique de l’épure, et forcément in fine du
gardiennage du cadre. La frénésie du fact-checking est elle-même le
produit dérivé tardif, mais au plus haut point représentatif, du
journalisme post-politique, qui règne en fait depuis très longtemps, et
dans lequel il n’y a plus rien à discuter, hormis des vérités
factuelles. La philosophie spontanée du fact-checking, c’est que le
monde n’est qu’une collection de faits et que, non seulement, comme la
terre, les faits ne mentent pas, mais qu’ils épuisent tout ce qu’il y a à
dire du monde.
Le problème est que cette vérité post-politique, opposée à la
politique post-vérité, est entièrement fausse, que des faits
correctement établis ne seront jamais le terminus de la politique mais à
peine son commencement, car des faits n’ont jamais rien dit d’eux-mêmes,
rien ! Des faits ne sont mis en ordre que par le travail de médiations
qui ne leur appartiennent pas. Ils ne font sens que saisis du dehors par
des croyances, des idées, des schèmes interprétatifs, bref, quand il
s’agit de politique, de l’idéologie.
Le spasme de dégoût que suscite immanquablement le mot d’idéologie
est le symptôme le plus caractéristique du journalisme post-politique.
Comme « réforme » et « moderne », le « dépassement de l’idéologie » est
l’indice du crétin. Sans surprise d’ailleurs, le crétin post-politique
est un admirateur de la « réalité » — systématiquement opposée à toute
idée de faire autrement. Les deux sont évidemment intimement
liés, et le fact-checking à distance avec eux. La purgation achevée de
l’idéologie laisse enfin apparaître la « réalité », telle qu’en
elle-même immarcescible, qu’il n’y a plus qu’à célébrer rationnellement
en fact-checkant la conformité des énoncés (post-)politiques à ses
« faits ».
Il faut avoir fait l’expérience de regards de sidération bovine
confrontés à l’idée que la « fin des idéologies », le « refus de
l’idéologie », sont des summum d’idéologie qui s’ignorent pour se faire
plus précisément une idée du délabrement intellectuel d’où sont sortis
simultanément : la « réalité » comme argument fait pour clôturer toute
discussion, c’est-à-dire évidemment la négation de toute politique comme
possibilité d’une alternative, la noyade de l’éditorialisme dans les
catégories du « réalisme » et du « pragmatisme », la place de choix
donnée par les médias à leurs rubriques de fact-checking, la certitude
d’être à jour de ses devoirs politiques quand on a tout fact-checké, le
désarroi sincère que les populations ne se rendent pas d’elles-mêmes à
la vérité des faits corrects, et cependant la persévérance dans le
projet de soumettre toute politique à l’empire du fact-checking, à en
faire la vitrine d’une presse moderne qui, très significativement,
pousse sur le devant de la scène ses Décodeurs et sa Désintox’.
Mais voilà, les décodeurs recodent sans le savoir, c’est-à-dire,
comme toujours les inconscients, de la pire des manières. Ils recodent
la politique dans le code de la post-politique, le code de la
« réalité », et les désintoxiqueurs intoxiquent — exactement comme le
« décryptage », cette autre abysse de la pensée journalistique, puisque
« décrypter » selon ses ineptes catégories, c’est le plus souvent voiler
du plus épais brouillard.
Le fact-checking qui, épouvanté, demandera dans un cri de
protestation si c’est donc qu’« on préfère le mensonge à la vérité »,
est sans doute ici hors d’état de saisir l’argument qui n’a rien à voir
avec l’exigence élémentaire d’établir correctement des faits, mais
plutôt avec l’accablant symptôme, après Trump, d’une auto-justification
des médias presque entièrement repliée sur le devoir fact-checkeur
accompli. Trump a menti, nous avons vérifié, nous sommes irréprochables.
Malheureusement non. C’est qu’un Trump puisse débouler dans le paysage
dont vous êtes coupables. Vous êtes coupables de ce qu’un Trump
n’advient que lorsque les organes de la post-politique ont cru pouvoir
tenir trop longtemps le couvercle sur la marmite politique.
Différences et préférences
Car voilà toute l’affaire : la post-politique est un fantasme. Elle
est le profond désir du système intégré de la politique de gouvernement
et des médias mainstream de déclarer forclos le temps de l’idéologie,
c’est-à-dire le temps des choix, le désir d’en finir avec toutes ces
absurdes discussions ignorantes de la « réalité », dont il nous est
enjoint de comprendre que, elle, ne changera pas. Mais c’est le désir de
ce système, et de ce système seulement. Pour son malheur, le peuple
obtus continue, lui, de penser qu’il y a encore matière à discuter, et
quand toutes les institutions établies de la post-politique refusent de
faire droit à cet élémentaire désir de politique, alors ce peuple est
prêt à saisir n’importe quelle proposition, fût-ce la pire, pourvu
qu’elle soit celle d’une différence (5).
Tout le fact-checking du monde n’ôtera jamais que la politique est
l’exercice de la différence quand il est, lui, le prononcé silencieux de
la fin des différences, ce qui reste quand on a décidé qu’il n’y aurait
plus de différences : le règne vide et insignifiant des « faits » —
mais pour mieux laisser inquestionné, dans l’arrière-plan, le
signifié-maître : le monde est comme il est.
Il reste alors une seule ligne de repli au journalisme mainstream, au
journalisme de la post-politique qui se croit le journalisme de la
vérité : concéder qu’il reste bien en effet une différence, mais une
seule, et qu’elle est hideuse au point que tout devra lui être préféré —
« tout » devant s’entendre adéquatement comme l’ensemble des sacrifices
à consentir « hélas » à la « réalité ». Maintenir cette configuration
du problème post-politique, n’admettant comme extérieur que la politique
innommable de l’extrême-droite, requiert alors d’opérer le déni radical
de la différence de gauche. Et si jamais celle-ci commence à faire son chemin, de la combattre impitoyablement.
C’est bien en ce point que ce système laisse affleurer ses propres
préférences, ses haines inavouables. Disons ici carrément ceci : plutôt
qu’une différence de gauche, il préférera prendre le risque de la
différence d’extrême-droite, dont il doit bien pressentir que ses
propres efforts, dérisoirement inefficaces, ne suffiront plus longtemps à
en empêcher l’advenue. Et voilà, au bout de ses échecs à endiguer quoi
que ce soit, où il finira d’impuissance : s’il faut en passer par
l’expérience d’extrême-droite, ainsi soit-il ! Elle sera tellement
ignoble qu’elle aura au moins le mérite de remonétiser le discours de la
vertu, et la « réalité » sera ré-installée dans ses droits en une
alternance à peine.
Le Pen ne sortira pas de l’euro, Trump préservera la déréglementation financière, la Grande-Bretagne du Brexit ne sera pas exactement un enfer anticapitaliste
Au reste, il s’en trouvera bien quelques-uns au sein du grand parti
post-politique pour apercevoir que les rapports de l’extrême-droite et
de la « réalité » sont en fait loin d’être si distendus que le
fact-checking pourrait le faire croire : Marine Le Pen ne sortira pas de
l’euro, Trump a déjà fait savoir qu’il préserverait la déréglementation
financière, la Grande-Bretagne du Brexit ne sera pas exactement un
enfer anticapitaliste. À coup sûr, ce sont les migrants, les étrangers,
et en France tous ceux qui ne respirent pas la souche, qui connaîtront
leur douleur. Mais, d’une part, un républicanisme autoritaire
caparaçonné d’islamophobie s’en accommodera parfaitement. Et, d’autre
part, la post-politique de la morale cachera sa joie de se refaire la
cerise aussi facilement — le dernier espoir pour les ventes de Libération, du Monde et de L’Obs, c’est bien le FN.
Le déni de l’homogénéité (pauvre Décodeur)
Si donc, du point de vue de la « réalité », le choix est entre le
bien et un moindre mal, dont on expliquera qu’on le tient cependant pour
le sommet du mal, alors il faut se mettre à tout prix en travers du
vrai mal, mais sans pouvoir dire ouvertement que c’est lui qu’on
considère comme tel : le mal d’une autre différence, le mal qui ne croit
pas à la « réalité », celui qui pense que les définitions implicites de
la « réalité » sont toujours mensongères, au moins par omission,
qu’elles occultent systématiquement d’où sont venus ses cadres, qui les a
installés, qu’ils n’ont pas toujours été là, par conséquent qu’il est
possible d’en inventer d’autres. Ce mal à combattre sans merci, c’est la
différence de gauche.
On ne s’étonnera pas de lire sous la plume d’un décodeur demi-habile la puissante critique de « lémédia » (6), injuste réduction à l’uniformité d’un paysage si chatoyant de diversité. « Lesjours.fr ou Le Chasseur Français » ne racontent pas la même chose nous apprend le penseur-décodeur, de même qu’« Arte c’est [pas] pareil que Sud Radio ». Comme c’est profond, comme c’est pertinent. « L’actualité sociale [n’est pas] présentée de manière identique dans L’Humanité et dans Valeurs Actuelles » poursuit-il
si bien lancé, et n’est-ce pas tout à fait vrai ? On pense aussitôt à
Gilles Deleuze : « on connaît des pensées imbéciles, des discours
imbéciles qui sont faits tout entiers de vérités ». Misère de la pensée
fact-checkeuse.
Dans le registre qui est pourtant le sien, pour ne pas trop le
secouer quand même, on pourrait demander à notre décodeur combien de
fois par an il entend citer L’Humanité, Politis ou Le Monde Diplomatique dans
la revue de presse de France Inter, ou ailleurs, combien de fois il
voit leurs représentants à la télé ou dans les radios. Voudrait-il avoir
l’amabilité de se livrer à ce genre de décompte ? (on lui signale qu’Acrimed s’y
livre à sa place depuis deux décennies et que, de même, jamais un
article d’Acrimed n’est cité dans lémédia bariolés). Au hasard,
puisqu’il décode au Monde, pourrait-il fact-checker vite fait combien de reprises ont salué l’édifiante enquête de Politis sur les méthodes managériales de Xavier Niel (7),
où l’on comprend tout de même une ou deux choses sur ce qui conduit de
la violence néolibérale aux rages qui saisissent les classes salariées ?
La gauche, l’inadmissible différence
Sauf pour cette forme de cécité intéressée qui tient des variations
de queues de cerises pour des différences ontologiques, lémédia existent
bel et bien, on peut même en donner la caractéristique constitutive :
la haine commune de la gauche que, significativement, tous nomment de la
même manière : « extrême-gauche » ou « gauche radicale », quand ça
n’est pas le risible « gauche de la gauche », cet aveu involontaire que
ce qu’ils appellent usuellement « la gauche » est bel et bien à droite.
Sans surprise, cette haine est portée à son comble dans les médias de
gauche de droite, où le culte de la « réalité », c’est-à-dire le schème
fondamental de la pensée de droite, a été si profondément intériorisé
que le reconnaître mettrait à mal des engagements de plusieurs décennies
— au service de la « réalité » —, et pire encore, des représentations
intimes de soi, des luttes personnelles trop incertaines pour s’efforcer
de croire qu’on est « quand même de gauche ».
Il suffit d’observer dans ces médias le traitement comparé, textuel,
iconographique et politique, des personnalités de gauche (de vraie
gauche) et des personnalités du centre, voire carrément bien installées à
droite, pour se faire une idée de leur lieu réel — encore ce week-end
dans Libération, « NKM, la geek, c’est chic »,
oui, c’est d’une insoutenable violence. S’il y a des endroits où l’on
fait sans merci la chasse à la différence de gauche, à cette différence
qui pense que le monde présent n’est pas la « réalité », parce qu’il n’a
pas toujours été ce qu’il est, qu’il l’est devenu par l’effet d’une
série de coups de force, dont la plupart d’ailleurs ont été
politiquement accomplis par des gouvernements « de gauche », et
symboliquement validés par des médias « de gauche », s’il y a des
endroits où cette différence fait l’objet d’une traque éradicatrice, ce
sont bien, en effet, « lémédia ».
Or l’étouffement systématique de la différence de gauche, celle qui
s’en prendrait ouvertement à la mondialisation libérale, qui
fracturerait le verrou à toute politique progressiste possible de
l’euro, qui contesterait l’emprise du capital sur toute la société, et
même : remettrait en question les droits de la propriété lucrative sur
les moyens de production, organiserait juridiquement le contrôle
politique des producteurs sur leur activité, cet étouffement ne laisse
ouvert que le soupirail de l’extrême-droite, porte des Trump au pouvoir
car ceux-ci arrivent lancés avec bien plus d’avance que des Sanders,
dont lémédia, en effet, ont tout fait pour qu’il ne vienne pas déranger
la candidate chérie (8), comme ils font tout pour abaisser Corbyn,
traîner Mélenchon dans la boue, tous noms propres à lire ici plutôt
comme des noms communs, comme les appellations génériques d’une
possibilité de différence. Oui lémédia existent, bons apôtres du
dépassement de l’idéologie en proie à des haines idéologiques
incoercibles : par haine de Sanders, ils ont eu Trump ; par haine de
Corbyn, ils maintiendront May ; à Mélenchon ils préféreront tacitement
Le Pen — mais attention, avec des éditoriaux grandiloquents avertissant
qu’il y a eu « un séisme ». Et si d’aventure le désir d’une différence
de gauche désinvestissait ces personnages trop institutionnels et
souvent trop imparfaits, pour prendre la rue sérieusement, c’est-à-dire,
par-delà le folklore du monôme, avec la menace de conséquences, lémédia n’y verraient plus que des « casseurs », comme lors de Nuit Debout quand,
passé le moment du ravissement citoyen, le cortège de tête a commencé à
affoler les rédactions, interloquées d’« une telle violence ».
L’écroulement ?
C’est qu’un système signale son impuissance à ses points de
stupéfaction, qui le voient désemparé d’incompréhension aux situations
qu’il a lui-même contribué à produire. On sait qu’on se rapproche de ces
points lorsque, résultat nécessaire de la prohibition des différences,
la confusion s’accroît, nourrie par le commentaire médiatique, lui-même
de plus en plus désorienté. Alors des électeurs de « gauche » affolés se précipitent à une primaire de droite ;
on débat gravement de la légitimité d’une telle participation ; on
laisse un pur produit du système se qualifier lui-même d’anti-système
quand une telle bouffonnerie devrait lui valoir le ridicule universel ;
on commentera bientôt son livre intitulé Révolution, et le
sauf-conduit accordé sans sourciller à une pareille imposture lexicale
livrera en effet l’essence réelle de lémédia, leur commune collaboration
au dévoiement des mots, à l’effacement de toute perspective de
transformation sociale dont le signifiant historique, « révolution »,
recouvre désormais la suppression des 35 heures et la libéralisation des
autocars. Car il faut imaginer comment aurait été reçue la Révolution
d’un Macron dans les années 70, à l’époque où lémédia n’avaient pas
encore acquis leur consistance d’aujourd’hui : dans un mélange
d’outrage, de rires et d’épluchures. Dans un formidable télescopage où
le fortuit exprime inintentionnellement toute une nécessité, c’est sur
Macron, précisément, que L’Obs fait sa une le jour même de
l’élection de Trump — Macron, l’agent par excellence de
l’indifférenciation, du règne de la non-différence, le carburant de la
différence d’extrême-droite.
Lorsque la gauche officielle, celle que lémédia accompagneront
jusqu’à la décharge, devient à ce point de droite, qui peut s’étonner
que la droite pour continuer d’avoir l’air de droite, c’est-à-dire
différente de la gauche, n’ait d’autre solution que d’aller encore plus
loin à droite, et que tout le paysage soit alors emporté d’un seul
mouvement ? Mais poussé par qui ? Sinon par cette « gauche » elle-même
et sémédia. Pacte de responsabilité, CICE, TSCG, loi travail,
étranglement de l’AP-HP, massacre social passivement observé à La
Poste : les commandements douloureux mais incontestables de la
« réalité » — elle, hors fact-checking. Et pendant la destruction qui
trumpise infailliblement toutes les sociétés, lémédia soutiennent à bout
de force la « gauche-qui-se-confronte-au-réel (elle !) », cet asile de
la démission politique, cette pauvreté pour têtes farineuses, qui ont
trouvé leur dernière redoute dans ce rogaton de pensée.
Plutôt l’abîme que la vraie gauche, voilà à la fin des fins le choix implicite, le choix de fait, de
lémédia. C’est que les protestations outragées d’une telle imputation
n’en pourront mais : de quelque manière que les individus recouvrent
leurs actes en paroles, ce sont bien ces actes qui trahissent leur
préférences de fait, leur préférences réelles. Après avoir tout fait
pour ne laisser aucune chance à la seule différence opposable à la
différence d’extrême-droite, on dira alors que, comme Trump, Le Pen est
arrivée… parce que le bas peuple ne croit plus à la vérité. Voilà où en
est la pensée de lémédia. Qui n’auront bien sûr, pas plus à ce moment
qu’aujourd’hui, aucune responsabilité dans l’état des choses.
Un système qui ne possède plus aucune force de rappel, plus aucune
régulation interne, plus aucune capacité de piloter une réelle
transition politique à froid ne mérite que de disparaître. Il va. Le
propre d’un système aussi rigidifié, aussi hermétique à son dehors, et
incapable d’enregistrer ce qui se passe dans la société, c’est qu’il ne
connait pas d’autre « ajustement » que la rupture, et qu’il suffit de
très peu de temps pour le faire passer de l’empire écrasant qui barre
tout l’horizon à la ruine complète qui le rouvre entièrement.
Frédéric Lordon
Source : Le Monde Diplomatique, Frédéric Lordon, 22-11-2016