La Banque centrale européenne (BCE) a lancé début 2015, après des mois de tergiversations, un programme de quantitative easing (« littéralement, « assouplissement quantitatif ») pour contrer la spéculation sur les dettes souveraines et conjurer le spectre d’une déflation. Conçu comme une réponse à la crise qui perdure depuis 2008, ce dispositif permet d’acheter des actifs avec de la monnaie spécialement créée, donc d’injecter de l’argent dans les circuits de l’économie pour tenter de la relancer. Jusqu’à présent, il s’agissait principalement de racheter des obligations souveraines – les dettes des pays membres – et de prêter de l’argent à faible taux aux grandes banques du continent. Mais depuis juin dernier, la BCE s’est également lancée dans le rachat d’obligations d’entreprises, via six banques centrales nationales dont la Banque de France.
Or selon les analyses de l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory (CEO), la liste des bénéficiaires de ce programme de rachat d’obligations d’entreprises est largement dominée par l’industrie pétrolière, suivie de près par les industries de l’automobile et des autoroutes, mais aussi du luxe, de l’armement et des casinos. Pour CEO, il s’agit « fondamentalement d’une forme de subvention accordée aux plus grands acteurs du marché européen ». Au 25 novembre dernier, pas moins de 46 milliards d’euros ont déjà été injectés dans ce programme. La somme pourrait atteindre 125 milliards d’ici septembre 2017 !
« Il est impossible de justifier ces investissements »
Cette injection de « liquidités » dans l’économie européenne ne servira pas à améliorer la qualité de vie des citoyens du continent, ni à amorcer une transition vers un modèle de développement moins polluant. Le manque de transparence de la BCE ne permet pas de connaître les montants en jeu, mais CEO est en mesure d’identifier les principaux bénéficiaires du programme (voir la liste détaillée ici). On y retrouve les grands groupes pétroliers et énergétiques européens : Shell a bénéficié de onze opérations d’achats d’obligations, seize pour la compagnie pétrolière italienne Eni, ou sept pour Total. 53% des bénéficiaires espagnols du programme d’achat d’obligations et 68% des bénéficiaires italiens représentent le secteur gazier !
Bref, souligne CEO, la Banque centrale européenne démontre « un intérêt privilégié pour les entreprises qui contribuent le plus au changement climatique », en contradiction avec les objectifs climatiques affichés par l’Union et ses États membres. Même constat en ce qui concerne le secteur des autoroutes et l’industrie automobile, elle aussi favorisée avec quinze opérations pour Daimler et BMW, sept pour Volkswagen, trois pour Renault. Sans parler des opérations encore plus troublantes, comme les rachats d’obligations de Ryanair – une compagnie aérienne régulièrement dénoncée pour ses pratiques fiscales et ses atteintes aux droits des travailleurs –, du secteur du luxe avec LVMH, d’une entreprise d’armement comme Thales, ou encore de Novomatic, spécialisés dans les jeux d’argent et les casinos.
Explications de la BCE [1] : ses rachats d’obligations ne visent que des « objectifs monétaires ». Pour Kenneth Haar, qui a réalisé l’étude du CEO, il serait temps d’introduire d’autres critères. « De quelque manière que l’on considère les choses, il est impossible de justifier ces investissements. Cela aurait été tellement plus sensé d’utiliser ces milliards d’euros pour créer des emplois dans des secteurs favorables à l’environnement. »
Olivier Petitjean