Notre ventre, cette intelligence supérieure
Le
cortex cérébral n'a pas l'exclusivité des commandes sur notre
organisme. Les chercheurs découvrent l'indépendance d'action de
l'appareil digestif et sa capacité à régir nos émotions.
En transférant la flore intestinale d'une souris obèse à une autre qui ne l'était pas, des chercheurs de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) ont fait une découverte surprenante : non seulement l'animal s'est mis à grossir lui aussi, mais son comportement vis-à-vis de la nourriture a radicalement changé, tant au niveau des préférences gustatives que de la façon, plus compulsive, d'avaler ses rations. « Cela signifie que le contenu de notre ventre a indéniablement la capacité d'influencer le fonctionnement normal du cerveau », s'enthousiasme Karine Clément, directrice de l'Institut du métabolisme cardiovasculaire et de la nutrition (Ican) à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
Ces travaux pourraient se révéler d'une extrême importance dans la compréhension de nombreux dérèglements organiques. « Sans flore, pas de vie », souligne la nutritionniste. Sans doute 100.000 milliards de bactéries peuplent nos parois intestinales, dix fois plus que le nombre total de cellules du corps humain ! Cette constellation microbienne agit en symbiose avec son milieu « comme un organe en prise directe avec notre environnement », pressentent de plus en plus de gastroentérologues. Les travaux encore récents sur cette organisation bactérienne montrent que leur fonction dépasse de loin la simple usine à fermentation. « Nos microbes entériques protègent des mauvaises bactéries, produisent de la vitamine B et participent à la maturation du système immunitaire », détaille Dusko Ehrlich, professeur de microbiologie à l'Inra et coordinateur de deux projets d'étude du microbiote intestinal, Meta HIT et MetaGenoPolis.
Des neurones dans l'intestin
Mais il y a mieux : comme notre cerveau, notre ventre produit également de la sérotonine, un des neurotransmetteurs qui participent à la gestion de nos émotions ! Et pas qu'un peu : 95 % de la sérotonine totale de notre corps, selon les dernières découvertes. Pour les gastroentérologues, l'accumulation de ces indices confirme une intuition raillée des neurologues : notre « tripaille » est douée d'une certaine intelligence. Dans un livre choc, « The Second Brain », paru en 1999, Michael Gershon, professeur au département d'anatomie et de biologie cellulaire de l'université de Colombia à New York, émettait déjà cette hypothèse. « 200 millions de neurones, autant que dans le cerveau d'un chien, tapissent la paroi intestinale, écrit-il. Ces cellules proviennent du même feuillet embryonnaire que celles du cerveau, qu'elles quittent à un stade précoce du développement pour migrer dans le ventre, où elles forment un système nerveux entérique. »
Les travaux des neuro-gastroentérologues, une discipline née de ces premières recherches, ont mis en évidence quelques fonctions inattendues de ce système nerveux décentralisé, telles que la modification du taux de prolifération des cellules des muqueuses intestinales ou l'innervation des organes voisins. Il sait également réagir en cas de danger sans en référer au cerveau, par exemple en provoquant des vomissements pour expulser un produit toxique. Il concentre enfin plus de 70 % des cellules du système immunitaire et semble diriger depuis ses muqueuses molles tout le système de défense de l'organisme.
« Le ventre est notre premier cerveau, voire notre cerveau original, va jusqu'à avancer Michel Neunlist, chercheur Inserm à l'Institut des maladies de l'appareil digestif. Les premiers organismes unicellulaires n'étaient-ils pas composés d'un simple tube digestif, où a pris place ce système nerveux entérique ? »
La matrice de l'inconscient
Grâce à d'autres neurotransmetteurs que la sérotonine, ce « cerveau du bas » qui assimile les aliments digérerait aussi nos émotions, donnant foi aux expressions populaires : « avoir l'estomac noué » quand on a « la peur au ventre », prendre des décisions « viscérales », « avoir des tripes »... « Avec ses substances psychoactives endogènes, le ventre a le pouvoir de donner naissance à du découragement ou de l'enthousiasme, de l'impuissance ou du plaisir, de la dépression ou de l'accomplissement », est persuadé Michael Gershon. Il serait même doué de mémoire et contiendrait les archives de notre vie émotionnelle, constituant vraisemblablement « la matrice biologique de l'inconscient » participant à la rédaction de nos rêves !
S'ils ne coopéraient pas, ces deux cerveaux, un pour penser, un autre pour ressentir, sèmeraient le chaos dans l'organisme. Une conversation continue s'opère donc entre la tête et le ventre à travers le nerf vague (ou pneumogastrique), nerf crânien convoyant des informations motrices, sensitives, sensorielles et parasympathiques de l'un à l'autre. Ce dialogue ouvre d'immenses espoirs thérapeutiques. Dès 2010, Michel Neunlist et Pascal Derkinderen ont découvert qu'une simple biopsie du côlon pouvait permettre de retrouver à l'identique dans les neurones digestifs la présence d'anomalies bien connues dans le cerveau de patients atteints de Parkinson.
Cette avancée a déjà permis aux chercheurs de résoudre un problème pratique majeur dans l'étude de la maladie : étudier les lésions sur des patients vivants - ce que la nécessité de disséquer leurs cerveaux rendait jusqu'alors impossible. « Le ventre est une fenêtre ouverte sur le système nerveux central », résume Michel Neunlist, qui a quantifié et qualifié les neurones impliqués et déduit les liens entre les lésions et les signes cliniques. A terme, les biopsies pourront être utilisées comme marqueurs précoces de la maladie. « On pourrait ainsi déterminer le stade d'avancement du mal à partir de l'analyse de simples biopsies coliques effectuées à l'hôpital lors de coloscopies, explique Pascal Derkinderen. Si nos résultats se confirment à grande échelle, il sera possible de faire un diagnostic de sévérité de la maladie de Parkinson du vivant du patient et d'ajuster le traitement et la prise en charge. » Karine Clément, elle, rêve du jour où elle pourra transférer à ses patients ultra-obèses de la Pitié-Salpêtrière la flore intestinale de patients sains.
En transférant la flore intestinale d'une souris obèse à une autre qui ne l'était pas, des chercheurs de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) ont fait une découverte surprenante : non seulement l'animal s'est mis à grossir lui aussi, mais son comportement vis-à-vis de la nourriture a radicalement changé, tant au niveau des préférences gustatives que de la façon, plus compulsive, d'avaler ses rations. « Cela signifie que le contenu de notre ventre a indéniablement la capacité d'influencer le fonctionnement normal du cerveau », s'enthousiasme Karine Clément, directrice de l'Institut du métabolisme cardiovasculaire et de la nutrition (Ican) à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
Ces travaux pourraient se révéler d'une extrême importance dans la compréhension de nombreux dérèglements organiques. « Sans flore, pas de vie », souligne la nutritionniste. Sans doute 100.000 milliards de bactéries peuplent nos parois intestinales, dix fois plus que le nombre total de cellules du corps humain ! Cette constellation microbienne agit en symbiose avec son milieu « comme un organe en prise directe avec notre environnement », pressentent de plus en plus de gastroentérologues. Les travaux encore récents sur cette organisation bactérienne montrent que leur fonction dépasse de loin la simple usine à fermentation. « Nos microbes entériques protègent des mauvaises bactéries, produisent de la vitamine B et participent à la maturation du système immunitaire », détaille Dusko Ehrlich, professeur de microbiologie à l'Inra et coordinateur de deux projets d'étude du microbiote intestinal, Meta HIT et MetaGenoPolis.
Des neurones dans l'intestin
Mais il y a mieux : comme notre cerveau, notre ventre produit également de la sérotonine, un des neurotransmetteurs qui participent à la gestion de nos émotions ! Et pas qu'un peu : 95 % de la sérotonine totale de notre corps, selon les dernières découvertes. Pour les gastroentérologues, l'accumulation de ces indices confirme une intuition raillée des neurologues : notre « tripaille » est douée d'une certaine intelligence. Dans un livre choc, « The Second Brain », paru en 1999, Michael Gershon, professeur au département d'anatomie et de biologie cellulaire de l'université de Colombia à New York, émettait déjà cette hypothèse. « 200 millions de neurones, autant que dans le cerveau d'un chien, tapissent la paroi intestinale, écrit-il. Ces cellules proviennent du même feuillet embryonnaire que celles du cerveau, qu'elles quittent à un stade précoce du développement pour migrer dans le ventre, où elles forment un système nerveux entérique. »
Les travaux des neuro-gastroentérologues, une discipline née de ces premières recherches, ont mis en évidence quelques fonctions inattendues de ce système nerveux décentralisé, telles que la modification du taux de prolifération des cellules des muqueuses intestinales ou l'innervation des organes voisins. Il sait également réagir en cas de danger sans en référer au cerveau, par exemple en provoquant des vomissements pour expulser un produit toxique. Il concentre enfin plus de 70 % des cellules du système immunitaire et semble diriger depuis ses muqueuses molles tout le système de défense de l'organisme.
« Le ventre est notre premier cerveau, voire notre cerveau original, va jusqu'à avancer Michel Neunlist, chercheur Inserm à l'Institut des maladies de l'appareil digestif. Les premiers organismes unicellulaires n'étaient-ils pas composés d'un simple tube digestif, où a pris place ce système nerveux entérique ? »
La matrice de l'inconscient
Grâce à d'autres neurotransmetteurs que la sérotonine, ce « cerveau du bas » qui assimile les aliments digérerait aussi nos émotions, donnant foi aux expressions populaires : « avoir l'estomac noué » quand on a « la peur au ventre », prendre des décisions « viscérales », « avoir des tripes »... « Avec ses substances psychoactives endogènes, le ventre a le pouvoir de donner naissance à du découragement ou de l'enthousiasme, de l'impuissance ou du plaisir, de la dépression ou de l'accomplissement », est persuadé Michael Gershon. Il serait même doué de mémoire et contiendrait les archives de notre vie émotionnelle, constituant vraisemblablement « la matrice biologique de l'inconscient » participant à la rédaction de nos rêves !
S'ils ne coopéraient pas, ces deux cerveaux, un pour penser, un autre pour ressentir, sèmeraient le chaos dans l'organisme. Une conversation continue s'opère donc entre la tête et le ventre à travers le nerf vague (ou pneumogastrique), nerf crânien convoyant des informations motrices, sensitives, sensorielles et parasympathiques de l'un à l'autre. Ce dialogue ouvre d'immenses espoirs thérapeutiques. Dès 2010, Michel Neunlist et Pascal Derkinderen ont découvert qu'une simple biopsie du côlon pouvait permettre de retrouver à l'identique dans les neurones digestifs la présence d'anomalies bien connues dans le cerveau de patients atteints de Parkinson.
Cette avancée a déjà permis aux chercheurs de résoudre un problème pratique majeur dans l'étude de la maladie : étudier les lésions sur des patients vivants - ce que la nécessité de disséquer leurs cerveaux rendait jusqu'alors impossible. « Le ventre est une fenêtre ouverte sur le système nerveux central », résume Michel Neunlist, qui a quantifié et qualifié les neurones impliqués et déduit les liens entre les lésions et les signes cliniques. A terme, les biopsies pourront être utilisées comme marqueurs précoces de la maladie. « On pourrait ainsi déterminer le stade d'avancement du mal à partir de l'analyse de simples biopsies coliques effectuées à l'hôpital lors de coloscopies, explique Pascal Derkinderen. Si nos résultats se confirment à grande échelle, il sera possible de faire un diagnostic de sévérité de la maladie de Parkinson du vivant du patient et d'ajuster le traitement et la prise en charge. » Karine Clément, elle, rêve du jour où elle pourra transférer à ses patients ultra-obèses de la Pitié-Salpêtrière la flore intestinale de patients sains.