Traduit par Jacques pour vineyardsaker.fr



Générique du film américain de Frank Capra « Divide and Conquer », sorti en 1943. C’est un film sur commande (donc de propagande) qui explique la stratégie de conquête des nazis.
ROME et BEIJING - L'Empire romain l'a fait. L'Empire britannique en a copié le style. L'Empire du chaos l'a toujours fait. Tous l'ont fait. Divide et impera : divise et règne, ou diviser pour conquérir, pour régner [1]. C'est à la fois méchant, brutal et efficace. Mais ça ne dure pas pour toujours, pas comme les diamants, car les empires, eux, finissent par s'écrouler.

Une chambre avec vue sur le Panthéon, ça peut être comme un hommage à Vénus, mais ça peut aussi donner une idée des œuvres de Mars. J'étais à Rome essentiellement pour participer au symposium Global WARning [2] organisé par un groupe très dévoué et très compétent ,dirigé par l'ancien membre du Parlement européen Giulietto Chiesa. Trois jours plus tard, alors que se déchaînait l'attaque sur le rouble, Chiesa, déclaré persona non grata, était arrêté en Estonie puis expulsé du pays, autre illustration de l'hystérie antirusse dont sont victimes les pays baltes et de l'emprise orwellienne qu'exerce l'Otan sur les maillons faibles de l'Europe [3]. La dissidence n'est tout simplement pas permise.

Lors du symposium, tenu dans un ancien réfectoire dominicain du 15e siècle décoré de fresques divines, et qui fait maintenant partie de la bibliothèque du Parlement italien, Sergey Glazyev, en communication téléphonique depuis Moscou, a donné une interprétation sévère de la Guerre froide version 2.0 :
  • il n'existe pas de vrai gouvernement à Kiev ;
  • l'ambassadeur américain est aux commandes ;
  • une doctrine antirusse a été concoctée à Washington, en vue de fomenter la guerre en Europe ;
  • et les politiciens européens agissent en collaborateurs.
Washington veut la guerre en Europe, car elle perd la concurrence avec la Chine.

Glazyev a abordé la folie démente des sanctions : la Russie s'efforce simultanément de réorganiser les politiques du Fonds monétaire international, de combattre la fuite des capitaux et d'atténuer autant que possible les répercussions de la fermeture, par les banques, de la ligne de crédit de nombreux hommes d'affaires. Quoi qu'il en soit, explique‑t‑il, l'ultime conséquence des sanctions sera que l'Europe en sortira la plus grande perdante sur le plan économique. Maintenant que les géopoliticiens américains ont pris les commandes, les bureaucrates européens n'ont plus d'orientation économique.

Trois jours seulement avant l'attaque sur le rouble, j'interrogeais Mikhail Leontyev (attaché de presse et directeur du Service de l'information et de la publicité à Rosneft) sur les rumeurs grandissantes voulant que le gouvernement russe s'apprête à appliquer des mesures de contrôle des devises. Personne alors ne savait que l'attaque sur le rouble serait aussi rapide et qu'elle serait conçue pour faire échec et mat à l'économie russe. Après un espresso sublime au Tazza d'Oro, situé juste à côté du Panthéon, Leontyev m'a dit que la mise en œuvre de mesures de contrôle était effectivement envisagée, mais pas dans l'immédiat.

Ce qu'il a souligné, c'est qu'il s'agit là d'une véritable guerre financière, qui bénéficie de l'appui d'une cinquième colonne au sein des institutions russes. La seule composante égale, dans cette guerre asymétrique, concerne les forces nucléaires. Et, quoi qu'il en soit, la Russie ne se soumettra pas. Leontyev a qualifié l'Europe, non pas de sujet historique, mais d'objet : « Le projet européen est un projet américain ». Et la démocratie n'est plus qu'une fiction.

L'attaque sur le rouble est passée comme un ouragan économique dévastateur. Mais on ne menace pas d'échec et mat un joueur chevronné, à moins de posséder une puissance de feu supérieure à l'éclair de Jupiter. Moscou a survécu. Gazprom a tenu compte de la demande du Président Vladimir Poutine : elle vendra ses réserves de dollars américains sur le marché intérieur. Le ministre allemand des Affaires étrangères, Frank‑Walter Steinmeier, a critiqué publiquement l'Union européenne (UE), l'accusant de « serrer davantage la vis », en adoptant d'autres sanctions contre‑productives à l'endroit de Moscou. Et lors de sa conférence de presse annuelle, Poutine a insisté sur le fait que la Russie allait résister à l'orage. Malgré tout, j'étais surtout intrigué par ce qu'il n'a pas dit [4].

Voyant Mars prendre le dessus dans une accélération frénétique de l'histoire, je me suis réfugié dans ma chambre du Panthéon pour tenter d'invoquer l'esprit de Sénèque, en pensant aux Stoïques, qui cultivaient l'euthymie [5], ou la sérénité intérieure, et cet état d'imperturbabilité qu'ils qualifiaient d'aponie [5]. Mais pas facile de cultiver l'euthymie, quand la Guerre froide 2.0 fait rage.

Montre‑moi ton missile imperturbable

La Russie pourrait toujours déployer son option économique nucléaire, en déclarant un moratoire sur sa dette étrangère. Ensuite, si les banques occidentales décidaient de saisir les actifs russes, Moscou pourrait de son côté saisir tous les investissements occidentaux en Russie. Quoi qu'il arrive, les visées du Pentagone et de l'Otan, de guerre chaude sur le théâtre européen, ne se concrétiseront pas, à moins qu'on ne soit devenu assez fou à Washington pour se lancer dans une pareille guerre.

Cela n'en pose pas moins un risque sérieux, car l'Empire du chaos accuse la Russie d'avoir violé le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, et ce, même si de son côté l'Empire se prépare à forcer l'Europe à accepter en 2015 le déploiement de ses missiles de croisière à charge nucléaire.

La Russie pourrait déjouer les marchés financiers occidentaux, en leur coupant l'accès à ses immenses réserves de pétrole et de gaz naturel, provoquant du coup un effondrement inévitable, le chaos non contrôlé de l'Empire du chaos (ou le chaos contrôlé, pour utiliser les mots de Poutine). Imaginez l'effritement du million de milliards de dollars (voire davantage) d'instruments dérivés. Il faudrait des années à l'Occident pour parvenir à remplacer le pétrole et le gaz naturel russes, mais l'économie de l'Union européenne s'en trouverait instantanément anéantie.

Cette seule attaque foudroyante de l'Occident sur le rouble, et sur les prix du pétrole, par le jeu du pouvoir écrasant des firmes de Wall Street, a déjà ébranlé les banques européennes, vulnérables jusqu'à l'os à la situation financière de la Russie : leur swap sur défaillance de crédit a monté en flèche. Imaginez ces banques s'effondrer comme autant de châteaux de cartes à la Lehman Brothers, si la Russie décidait de ne plus assurer le service de sa dette, déclenchant ainsi une réaction en chaîne. Pensez à un concept de destruction mutuelle assurée (MAD) non nucléaire, sans la guerre. De plus, la Russie est autonome du point de vue de ses réserves énergétiques, minérales et agricoles. Ce qui n'est pas le cas de l'Europe. Et ça pourrait être là le résultat mortel d'une guerre de sanctions.

Essentiellement, l'Empire du chaos bluffe, en se servant des Européens comme de pions. L'Empire du chaos est aussi pitoyable aux échecs qu'en histoire. Là où il excelle, c'est à faire monter les enjeux, pour forcer la Russie à reculer. Mais la Russie ne reculera pas.

La noirceur naît à la pointe du chaos

Pour paraphraser Bob Dylan dans When I Paint My Masterpiece [6], j'ai quitté Rome pour atterrir à Beijing. Aujourd'hui, les Marco Polo de ce monde voyagent à bord d'Air China. Dans dix ans, ils feront le trajet inverse à bord du train à grande vitesse reliant Shanghai à Berlin [7].

De ma chambre de la Rome impériale, je suis donc passé à celle de mon paisible hutong, réminiscence latérale de la Chine impériale. À Rome, les barbares, mafia locale comprise, fourmillent à l'intérieur des murs, pillant en douceur les miettes d'un très riche patrimoine. À Beijing, ils sont maintenus sous haute surveillance, ce qui suppose bien sûr un aspect panoptique, essentiel à la paix sociale. Depuis les réformes stupéfiantes entreprises par le Petit Timonier Deng Xiaoping, les leaders du Parti communiste chinois (PCC) sont parfaitement conscients du fait que leur Mandat du Ciel est directement conditionné par le réglage de précision du nationalisme et de ce que l'on pourrait qualifier de néolibéralisme aux caractéristiques chinoises.

Dans une veine autre que les lits moelleux de l'Orient qui ont séduit Marc Aurèle, les splendeurs soyeuses du Beijing chic laissent entrevoir une puissance émergente extrêmement sûre d'elle‑même. Après tout, l'Europe n'est rien d'autre qu'un catalogue de cas de sclérose en plaques, et le Japon en est à sa sixième récession en vingt ans.

Pour couronner le tout, en 2014, le président Xi Jinping a déployé avec ardeur une série d'efforts diplomatiques et géostratégiques sans précédent, liés en définitive au projet à long terme visant à effacer lentement, mais sûrement, la suprématie américaine en Asie et à réorganiser l'échiquier international. Ce que Xi a dit à Shanghai en mai dernier résume la nature de ce projet : « Il est temps pour les Asiatiques de gérer leurs propres affaires en Asie ». À la réunion de l'APEC de novembre dernier, il en a remis une couche en faisant la promotion du « rêve de l'Asie‑Pacifique ».

Pendant ce temps, la frénésie est la norme. À part deux contrats gaziers monstres d'une valeur de 725 milliards de dollars US (les pipelines Power of Siberia et Altai) et une offensive récente liée au projet de Nouvelle route de la soie en l'Europe de l'Est [8], pratiquement personne en Occident ne se rappelle qu'en septembre dernier le Premier ministre chinois Li Keiqiang a signé pas moins de trente huit accords commerciaux avec les Russes, dont une transaction d'échange et un accord fiscal, ce qui implique une interaction économique totale.

On pourrait avancer que l'évolution géopolitique axée sur l'intégration entre la Russie et la Chine est sans doute la plus grande manœuvre politique à survenir au cours des cent dernières années. Le plan directeur de Xi est sans ambiguïté : l'établissement d'une alliance commerciale entre la Russie, la Chine et l'Allemagne. Les entreprises et le secteur industriel allemands la souhaitent absolument, même si les politiciens allemands n'ont pas encore compris le message. Xi et Poutine construisent une nouvelle réalité économique en Eurasie, une réalité aux ramifications politiques, économiques et stratégiques à la fois multiples et cruciales.

Bien sûr, le chemin à parcourir sera extrêmement rocailleux. L'information n'a pas encore coulé dans les médias officiels occidentaux, mais en Europe des universitaires indépendants d'esprit (oui, il en existe, presque sous forme de société secrète) s'alarment de plus en plus du fait qu'il n'existe pas de modèle de rechange au racket que constituent le néolibéralisme radical, désordonné et chaotique et le capitalisme de casino vantés par les Maîtres de l'univers.

Même si l'intégration eurasienne devait l'emporter avec le temps, et même si Wall Street devait devenir une sorte de bourse des valeurs locale, les Chinois et le monde multipolaire émergent semblent encore enfermés dans le modèle néolibéral existant.

Mais, tout comme Lao Tseu, déjà octogénaire, a administré au jeune Confucius une bonne gifle intellectuelle, l'Occident pourrait bénéficier d'une bonne mise en garde. Divide et impera? Ça ne marche pas. Et c'est une stratégie vouée à un échec lamentable.

Dans l'état actuel des choses, ce que nous savons, c'est que l'année 2015 sera terrifiante pour une myriade de raisons. Car, de l'Europe à l'Asie, des ruines de l'Empire romain au Royaume du Milieu qui refait surface, nous demeurons tous encore sous l'emprise d'un Empire du chaos craintif, dangereux et totalement irrationnel.

Notes

[1] En politique et en sociologie, diviser pour régner est une stratégie visant à semer la discorde et à opposer les éléments d'un tout pour les affaiblir et à user de son pouvoir pour les influencer. Divide et regna est la formule employée par Machiavel, qui signifie Divise et règne. (Wikipédia)

[2] GlobalWARning : « Une autre guerre en Europe ? Pas en notre nom ! » (vineyardsaker, français, 10-12-2014)

[3] Arrestato a Tallinn il giornalista Giulietto Chiesa (repubblica.it, italien, 15-12-2014) & L'Estonie, un État policier au sein de l'Union européenne (vineyarsaker, français, 24-12-2014)

[4] Ce que Poutine ne nous dit pas (vineyardsaker, français, 21-12-2014)

[5] L'euthymie constitue le concept central des pensées morales de Démocrite, qui la présente comme une disposition idéale de l'humeur correspondant à une forme d'équanimité, d'affectivité calme et de constance relative des états d'âme. Dans la philosophie épicurienne, l'aponie est l'absence totale de troubles corporels. (Wikipédia)

[6] When I Paint My Masterpiece est une chanson de Bob Dylan. Enregistrée en mars 1971, elle est parue en novembre de la même année sur la compilation Bob Dylan's Greatest Hits Vol. 2. (Wikipédia)

[7] Eurasian Integration vs. the Empire of Chaos, (TomDispatch, anglais, 16-12-2014)

[8] China set to make tracks for Europe, China Daily, 18 décembre 2014. China's Li cements new export corridor into Europe, Channel News Asia, 16 décembre 2014.