Je vous recommande aujourd’hui un livre exceptionnel, et je pèse mes mots : Les marchands de doute, aux éditions Le Pommier.
C’est vraiment un des livres les plus épatants que j’ai lus depuis plusieurs années.
Le pitch
Ce
livre décrit dans une formidable enquête journalistique comment on a
façonné l’opinion publique en lui instillant du doute sur des sujets où
il n’y en avait plus, pour retarder l’adoption de mesures.
Ce livre traite analyse ainsi dans le détail les stratégies
dilatoires mises en oeuvre dans le cas du tabac, les pluies acides, le
tabagisme passif et, cerise sur le gâteau, le réchauffement climatique,
dont le président Lyndon Johnson disait en 1965 que :
“Notre génération a modifié la composition de l’atmosphère à l’échelle globale en [...] augmentant régulièrement la quantité de gaz carbonique résultant de combustibles fossiles.” [Président Lyndon Johnson, message spécial au congrès en 1965]
Mais :
“Le problème avec les Américains, c’est qu’ils ne lisent jamais le compte rendu de la réunion précédente.” [Adlaï Stevenson]
En fait, outre les aspects mercantiles évidents, le raisonnement de
certains “experts” est toujours le même : s’il y a un problème collectif
réel et grave, il va falloir agir. Donc, il va falloir des lois. Donc
plus d’État. Donc moins de liberté individuelle. Donc on va tous mourir
égorgés par les communistes. Accepter ceci, c’est “accepter la réalité
de l’échec du marché. C’est reconnaître les limites du capitalisme de
marché”. “Mais comme le remarqua avec sagesse le philosophe Isaiah
Berlin, la liberté pour les loups signifie la mort des agneaux”.
Car le plus formidable dans ce livre, c’est qu’on découvre non
seulement que la plupart des “scientifiques” qui soutiennent l’innocuité
des choses ne sont en rien des spécialistes du sujet, mais que, pire
que tout, on retrouve les mêmes qui niaient les méfaits du tabac 30 ans
plus tard nier le réchauffement climatique ! La plupart étant aussi pour
les raisons évoquées de féroces néoconservateurs puissamment
anticommunistes dans les années 1950 et 1960.
L’argument central
Je résume l’argument fondamental, qu’il faut bien comprendre, en extrayant une citation de la conclusion :
Les protagonistes de notre histoire firent du doute une marchandise
parce qu’ils comprirent [...] que le doute fonctionne. Et il fonctionne
parce que nous avons une vision erronée de la science. Nous pensons que
la science produit des certitudes. Par conséquent, si la certitude fait
défaut, nous pensons que la science fait défaut ou n’est pas achevée.
[...] Mais l’histoire nous montre que la science ne produit pas de
certitudes. Elle ne fournit pas de preuves. Elle ne fournit qu’un
consensus d’experts, fondé sur l’examen minutieux des faits et de leur
organisation.
Écouter les “deux versions” sur un problème a du sens lorsqu’il
s’agit de débats politiques au sein d’un système biparti. Mais
lorsqu’une question scientifique est débattue, il peut y avoir trois,
quatre, une douzaine d’hypothèses en compétition qui font l’objet de
recherches. [...] La recherche produit des preuves qui peuvent finir par
régler la question posée. (…] Les “deux versions” disparaissent alors
pour ne laisser qu’une connaissance scientifique acceptée. Il peut
rester des questions non résolues [...] mais en ce qui concerne la
question réglée, il n’y a plus que le consensus de l’opinion des
experts. C’est cela, la connaissance scientifique. [...]
Depuis 1660, la science s’est développée de façon plus
qu’exponentielle, mais l’idée fondatrice est demeurée la même : les
idées scientifiques doivent s’appuyer sur des faits, et être soumises à
acceptation ou rejet. [...] Quel que soit l’ensemble des faits, à la
fois l’idée et ce qui la soutient doivent être évalués par un jury
composé de pairs de la discipline. Tant qu’une opinion n’est pas passée à
travers ce filtre – le jugement par les pairs -, ce n’est pas plus
qu’une opinion. Seules sont considérées comme des savoirs les idées qui
sont acceptées par le collège des experts. [...] Inversement, si
l’opinion est rejetée, le scientifique honnête est supposé accepter ce
jugement, et se tourner vers d’autres problèmes. En science, on n’est
pas censé s’accrocher jusqu’à épuisement des opposants. [...]
Le journalisme moderne ignore cette réalité. Nous croyons que si
quelqu’un n’est pas d’accord, ce désaccord mérite considération, que
c’est la règle du jeu. Nous ne comprenons pas que, dans de nombreux cas,
cette personne a déjà reçu la considération qu’elle méritait dans les
cadres institutionnels de la science. [Lorsque les scientifiques
négativistes] exprimèrent leurs opinions auprès du grand public, ils
s’écartaient des protocoles institutionnels qui, pendant 400 ans,
avaient garanti la véracité des énoncés scientifiques.
Nombre des points de vue de nos contradicteurs avaient déjà été
discutés dans les cercles scientifiques et n’avaient pas franchi le test
de l’évaluation par les pairs. Ces points de vue ne pouvaient par
conséquent être considérés comme scientifiques, et nos protagonistes
auraient dû aller travailler sur d’autres questions. En un sens, il
furent de mauvais perdants. Les arbitres avaient rendu leur verdict,
mais nos contradicteurs refusèrent de s’y plier. [...] Normalement, les
scientifiques confrontent leurs résultats dans les lieux consacrés au
travail scientifique – universités, laboratoires, agences
gouvernementales, conférences et ateliers. Ils ne lancent pas de
pétitions, en particulier pas de pétitions publiques, dont les
signataires peuvent ne rien comprendre au sujet en question. [...]
De plus, dans la plupart des cas, ils n’avaient même pas soumis leurs idées à l’évaluation des pairs. [...]
Nous devons faire confiance aux experts scientifiques sur des
sujets de science, parce qu’il n’y a pas d’autre alternative crédible.
Et comme les scientifiques n’ont (dans la plupart des cas) cas de
patente, nous devons faire attention à ce qu’ils sont vraiment – en nous
informant que ce qu’ils ont fait, leurs recherches passées et
présentes, les lieux où ils soumettent leurs résultats pour évaluation
et les sources de financement qu’ils reçoivent. [...]
Prendre des décisions rationnelles, c’est agir à partir des
informations dont nous disposons, même si nous devons accepter qu’elles
soient sans doute imparfaites et que nos décisions devront peut-être
être revues et révisées à la lumière d’une information nouvelle. Car,
même si la science ne délivra pas de certitude, elle a tout de même un
passé d’une remarquable robustesse. [...]
Au début des années 1960, un des épidémiologiques les plus connus
au monde, Robert Browing, qui, au début, ne croyait pas que fumer
pouvait être mortel, fini par admettre que la masse des faits suggérait
que c’était bien le cas. En réponse à ceux qui en doutaient encore et
qui réclamaient encore plus de données, il écrivit : “Tout travail
scientifique est incomplet – qu’il s’agisse de travail expérimental ou
d’observation. Tout travail scientifique est susceptible d’être
contredit ou modifié par l’avancement des connaissances. Ceci ne doit
pas pour autant nous inciter à ignorer ce que nous savons déjà, et à
remettre à plus tard une action à laquelle nos connaissances nous
incitent à un moment donné. Qui sait si le monde ne va pas finir cette
nuit ? Certes, mais sur la base de ce que nous savons, la plupart
d’entre nous se prépareront à se rendre au travail à 8h30 demain.” [...]
Une confiance aveugle occasionnera autant de problèmes qu’une
défiance totale. Mais sans une certaine confiance en nos experts
patentés – les hommes et les femmes qui ont dédié leur vie à décortiquer
des questions difficiles sur le monde naturel dans lequel nous vivons
-, nous sommes paralysés, ne sachant plus si nous devons nous préparer
pour aller au travail le lendemain matin. [...]
S.J. Green, directeur de recherche pour le British American
Tobacco, qui reconnaissait finalement que son industrie s’était mal
comportée, non seulement moralement, mais aussi intellectuellement,
déclara : “L’exigence d’une preuve scientifique est toujours la bonne
formule pour l’inaction et la temporisation, et c’est d’habitude la
première réaction du coupable. Le fondement adéquat d’une prise de
décision, bien sûr, c’est tout simplement ce qui parait raisonnable dans
les circonstances du moment.”
La métaphore du procès
Les auteurs emploient également la métaphore très éclairante du
procès. Par exemple, le débat autour du réchauffement climatique est
comme un procès pour meurtre où vous seriez juré.
Vous n’avez pas assisté au meurtre de visu, mais il va vous falloir
juger. Par hypothèse, il va vous falloir faire confiance, analyser les
preuves, écouter les experts et, enfin, décider. Peut-être un expert
contredira les 49 autres unanimes. Peut-être l’avocat de la défense
expliquera-t-il que l’arme du crime a été placée chez lui par les
policiers ou le prévenu évoquera-t-il un homme en noir qui l’aura obligé
à tuer sa femme, ou que son ADN a été volontairement placé sur les
lieux par le vrai coupable. L’avocat de la défense demandera en
permanence de nouvelles “preuves définitives”, pour acquérir la
“certitude”. Mais c’est impossible, par nature.
Ainsi, vous n’aurez aucune certitude. Mais vous condamnerez si vous
estimez que vous doute sont en dessous d’un niveau raisonnable.
Sur le réchauffement climatique, la communauté des experts ne doute
plus. Quelques pourcents continuent le combat, mais ils sont trop peu
nombreux pour que le grand public ou les médias doivent les prendre en
considération – qu’ils continuent à essayer de convaincre leurs pairs
dans les cénacles clos de la science, et cessent de paralyser l’action –
sans quoi, on acquittera 100 % des prévenus faute de certitude absolue.
Donner de l’audience à ces idées (qui DOIVENT être exposées,
rappelons-le, mais pas dans le grand public, il y a des lieux pour
cela), au nom de “démocratie”, “débat”, “équilibre”, “liberté de
pensée”, c’est en fait prendre parti contre la science, et contribuer à
semer le doute, pour récolter l’inaction. Et sur de nombreux sujets,
l’inaction est criminelle – comme cela le serait d’offrir le 20 heures
au professeur XXX, payé par les cigarettiers, qui expliquerait qu’il
pense que le tabac ne donne pas le cancer, ou qu’on attrape pas le SIDA
par le sexe… Ce serait irresponsable.
Plus largement, et face au très large consensus scientifique,
on peut dès lors se demander “mais que faut-il de plus à ceux qui
doutent pour que nous agissions” ? 100 % des scientifiques d’accord ?
Cela n’arrivera jamais – entre les incompétents, les super égos, ceux
qui ont l’esprit de contradiction et, surtout ceux achetés par
les industriels .. 100 ans d’observation de plus ? Oui, c’est sûr que
cela serait mieux, mais il sera probablement bien trop tard… Bref, tout
est bon pour ne rien faire face aux problèmes…
Bonus exclusif
Si le sujet vous intéresse, j’ai obtenu l’accord de l’éditeur (que je
remercie – et achetez ce livre si ce sujet vous plait !) pour
reproduire l’introduction du livre, que vous pouvez télécharger ici.