mardi 3 mars 2015

Crise en Ukraine : la faute aux "somnambules" européens ? (Marianne)

Régis Soubrouillard
Journaliste à Marianne, plus particulièrement chargé des questions internationales

Avant l’assassinat de Boris Nemtsov, les parlementaires britanniques ont publié un rapport sur les causes diplomatiques et historiques du conflit ukrainien. Celui-ci met sévèrement en cause l'incapacité de la diplomatie européenne à décrypter l'évolution politique de la Russie depuis la chute de l'empire soviétique et à construire avec elle une relation durable. Un constat accablant pour la diplomatie européenne considérée comme une coquille vide incapable de s'imposer sur la scène internationale.
Alexander Zemlianichenko/AP/SIPA
Des somnambules. Le gouvernement britannique et toute la diplomatie européenne sont jugés coupables de « somnanbulisme » dans un rapport parlementaire de la Chambre des Lords qui analyse les causes historiques et diplomatiques qui ont conduit à la crise ukrainienne actuelle. C’est peu dire que David Cameron n’a pas du tout apprécié l’image qui fait référence au livre de l’historien australien Christopher Clarke (1) qui retrace, lui, l’enchaînement de causes minimes qui ont conduit à la première guerre mondiale — et au passage disculpe largement l’Allemagne.
Le Premier ministre britannique et l’Union européenne se voient ainsi accusés d’incompétence diplomatique : « Les diplomaties européennes et britanniques sont mal équipées pour comprendre les enjeux politiques de la Russie et y apporter une réponse qui aurait fait autorité. Cette incompréhension a conduit à une situation catastrophique » assènent les Lords.
Le rapport tranche aussi avec la vision largement véhiculée par le Quai d’Orsay et relayée par les médias français qui ne veulent voir dans la crise ukrainienne que le délire mégalomaniaque d’un dictateur russe sans foi ni loi. D’ailleurs David Cameron, n’a pas tardé à rétablir sa vérité : « Poutine et la Russie portent l’unique responsabilité de ce qui s’est passé en Ukraine. Ils ont déstabilisé et progressivement envahi ce pays, causant ainsi tous les problèmes que nous connaissons aujourd’hui ».
Heureusement les Lords, sur 120 pages de travaux, poussent un peu plus loin la réflexion que la double dénégation confortable du Premier ministre britannique : « Ni responsable, ni coupable ». Et en plus, sans rien voir venir…
Une diplomatie européenne sourde aux changements politiques en Russie
Car cet aveuglement européen n’est pas dû au hasard. Les parlementaires britanniques notent qu’« une perte de capacité d’analyse collective a affaibli les Etats membres les empêchant de lire les changements politiques en Russie et d’y apporter une réponse ». Une baisse des capacités d’analyse et d’expertise de la politique russe à l’origine donc d’un aveuglement collectif de la diplomatie européenne : « L’Union européenne a été lente dans la réévaluation de ses politiques susceptibles d’apporter une réponse aux changements importants qui se produisaient en Russie ».
Après les périodes Gorbatchev et Eltsine, « la relation russo-européenne a été trop longtemps basée sur l’hypothèse optimiste d’une Russie engagée sur la trajectoire qui la conduirait à devenir un pays démocratique "européen" » alors que la Russie s’est progressivement détournée de l’Europe et que les « changements politiques internes à la Russie ont contribué à un éloignement de la Russie et de l’Union européenne. L’UE n’a pas réussi à construire un cadre institutionnel qui aurait favorisé une relation solide et durable entre la Russie et les Etats membres ».
Une approche un brin angélique que rien n’est venu modifier. Pas même l’arrivée de Poutine jamais remis de l’éclatement de l’empire soviétique et beaucoup plus porté sur l’utopie d’un projet d’intégration eurasiatique pour répondre à la concurrence chinoise et à celle de l’Union européenne. Dans l’esprit de Poutine, cette union eurasiatique n’a d’ailleurs de sens que si elle comprend l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie et l’Arménie. Impossible donc d’abandonner ces pays à l’influence européenne. Dans les faits, l’identité eurasienne de la Russie prend le pas sur son identité européenne et la Russie devient alors un concurrent géopolitique et idéologique de l’Europe.
Professeur d’économie à Sciences Po, Sergueï Gouriev, auditionné par les parlementaires a déclaré que la relation UE/Russie avait souffert de négligences politiques des deux côtés, en particulier au cours de la dernière décennie. Une négligence que le rapport attribue notamment à la répartition actuelle des compétences au sein de l’Union européenne entre la Commission et les Etats membres : « Les Russes préfèrent traiter directement avec les Etats sur une base bilatérale car ils trouvent la navigation difficile dans les complexités institutionnelles de l’UE. »
Le rapport pointe également la responsabilité des Occidentaux qui n’ont pas pris en compte la préoccupation des Russes à l’égard de l’élargissement de l’OTAN : « Pour les Russes, l’OTAN est une menace militaire, les élargissements successifs de l’OTAN vers l’Est ont été perçus comme l’avancée d’une menace à la frontière russe ». De même, les élites russes auraient également perçu l’élargissement de l’Union européenne comme une expansion de l’OTAN. Une vision difficilement contestable puisque les deux organisations ont 22 membres en commun et ont noué un partenariat stratégique.
Les Lords n’en approuvent pas moins la politique de sanctions européennes à l’égard de la Russie mais recommandent tout de même la mise en place d’une stratégie de sortie de crise : « Il n’y a aucune preuve que les sanctions ont modifié la position du président Poutine à l’égard de la Crimée où la Russie possède des intérêts de sécurité importants notamment la base navale de Sébastopol. Et à long terme, les sanctions seront préjudiciables aux intérêts russes et européens. La perspective de suppression progressive des sanctions devrait faire partie des options de négociation de l’UE ».
De même, les parlementaires britanniques suggèrent que la question hautement sensible de la Crimée soit écartée, pour le moment, des négociations — tout en suggérant l’option d’un référendum sous médiation internationale — pour n’aborder que les questions urgentes de l’arrêt des violences et d’une aide à l’économie en Ukraine en difficulté. Une option choisie par Hollande et Merkel lors de la reprise des pourparlers avec la Russie début février à Minsk, lorsque le couple franco-allemand est sorti de sa longue nuit de somnambulisme diplomatique.

(1) Les somnambules. Eté 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Christopher Clarke.