Comité Valmy, Jacques Sapir, 09-09-2016
Source : Comité Valmy, Jacques Sapir, 09-09-2016
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La décision de la société Alstom de fermer son usine
de Belfort (sauf les travaux de maintenance) a surpris dans le monde
politique. D’Arnault Montebourg à Emmanuel Macron, les critiques ont été
virulentes. Mais, en réalité, cette décision n’est pas réellement
étonnante quand on considère l’état – à court terme – du marché de la
construction ferroviaire. Elle est la suite logique du dépeçage
d’Alstom, consécutif à la vente à General Electrics de l’ensemble de ses
activités dans la production d’énergie. Elle symbolise aussi
parfaitement la logique de gestion d’une entreprise ou l’intérêt
immédiat de l’actionnaire domine, mais aussi une logique économique où
une puissance, les Etats-Unis pour les nommer, impose par la voix d’une
justice aux ordres ses impératifs aux autres pays. Il est vrai que l’on
pourrait résister à ces pratiques, mais cela impliquerait de faire de la
souveraineté nationale un impératif de notre politique et de le
défendre becs et ongles. Or, de ceci il n’est plus question depuis des
années, et c’est bien cela qui transparaît dans cette décision.
Une décision et ses conséquences
Cette décision apparaît aussi comme scandaleuse parce
qu’elle survient au moment même où Alstom se félicite d’avoir remporté
un contrat important (le TGV dit « américain ») et vient de signer avec
le gouvernement français un pacte d’innovation pour la production du TGV
du futur. On voit le scandale, alors que les perspectives dans le
domaine du transport se développent, qu’il y a à sacrifier ce qui
représente la base historique de la production ferroviaire pour Alstom,
l’usine de Belfort.
Cette décision va avoir des effets très négatifs à
moyen et long terme. On sait que des compétences hautement spécialisées
et non transmissibles (du moins facilement) sont accumulées dans les
usines qui produisent ce type de matériel. L’apprentissage par la
pratique joue un rôle déterminant dans l’approfondissement de ces
compétences et dans leur transmission. Quand ces compétences sont
perdues, par le biais de licenciements par exemple, cela constitue une
perte immédiate, une perte nette pour l’entreprise. Et il faudra
plusieurs années pour reconstituer ce « stock de compétences » qui est
en réalité un capital, certes immatériel, de l’entreprise.
De ce point de vue, si l’on considère l’avenir de
l’entreprise à long terme, à 10 ans et plus, il y a un véritable intérêt
à maintenir en activité des sites de production même si ils peuvent
être, temporairement, en situation de faible charge de travail. La
préservation des compétences industrielles implicites est à ce prix.
Le contrat d’innovation n’est pas une panacée
Cette décision cependant est prise dans le même temps
où l’on annonce un partenariat d’innovation entre l’Etat et la société
Alstom, pour penser le développement du TGV du futur. Le partenariat
d’innovation est une bonne chose, et permet de répondre à certains des
problèmes rencontrés dans la production de grandes infrastructures où
les délais de conception et de réalisation sont longs et
l’irréversibilité des décisions d’investissement important. On est en
présence de ce que l’on nomme en théorie économique des actifs
(matériels et humains) hautement spécifiques, c’est à dire qui ne
peuvent être employés dans d’autres activités sans des pertes de valeurs
très importantes. A cet égard, l’association de la puissance publique
et d’une entreprise privée très en amont, dans la conception du projet,
permet de dégager des synergies intéressantes.
Mais, il convient immédiatement d’ajouter que ces
synergies ne sont complètes que si l’Etat maîtrise parfaitement la
dynamique de développement du secteur, et ici la séparation entre
l’activité réseau et l’activité transport dans le domaine ferroviaire –
une conséquence justement des directives européennes – soulève de graves
problèmes d’incohérence dans les décisions. Il faut, aussi, que
l’équilibre entre le développement du réseau TGV et du réseau non-TGV
soit pensé et non laissé à de simples arbitrages financiers. Car, le
développement du réseau TGV dépend en réalité de son alimentation par le
réseau non-TGV.
Quelle intervention pour l’Etat ?
Les fluctuations dans le temps des plans de charge,
qui viennent justement de ce que tant les opérateurs publics que les
acteurs privés sont englués dans des logiques de gestion à court terme,
posent le problème du maintien des compétence sur les sites de
production. C’est d’ailleurs un problème que connaissent bien les
producteurs d’avions civils. Le partenariat d’innovation est ici
impuissant pour gérer ce type de problèmes, et l’intervention de l’Etat
s’avère alors nécessaire que ce soit en subventions, pour le maintien
des sites opérant temporairement en sous-capacité, ou indirectement par
des engagements de long terme dans des dépenses d’investissement. Cette
importance du rôle, direct et indirect, de la puissance publique et les
effets d’externalités qu’induisent ces grandes infrastructures sont des
arguments importants, et sans doute décisifs, pour une nationalisation
(partielle ou totale) de ces activités.
Mais, il faut rappeler que la décision de liquider le
site de Belfort survient alors que ce site est une pièce maîtresse dans
l’histoire du développement et de la construction du matériel
ferroviaire à haute technologie. Plus qu’un signe de l’abandon de la
fonction stratégique de l’Etat ici, c’est surtout le signe d’une
incohérence à la fois politique (que l’on mesure à l’aune des promesses
contradictoires et des engagements réels) mais aussi temporelle de
l’Etat. Ce dernier cherche à suivre simultanément une logique de court
terme (en matière de comptes publics) et de long-terme. Or, la
définition d’un « Etat stratège » implique en réalité que les fonctions
de long terme de l’Etat soient clairement sécurisées ou déconnectées par
rapport aux impératifs de court terme.
Si l’Etat ne peut s’abstraire des impératifs de court
terme, et il doit conserver une capacité de réaction importante devant
les évolutions de la conjoncture, il doit impérativement conserver des
moyens importants pour se projeter dans le long terme. Car, ce faisant,
il favorise les décision d’investissement des acteurs privés. Plus et
mieux il le fait et plus et mieux il stabilise les anticipations des
acteurs privés et peut donc jouer sur la conjonction de ces
anticipations avec sa propre stratégie et ainsi créer des « cercles
vertueux ». Mais, cela implique qu’une partie importante du budget soit
programmée dans le long terme.
Que s’est-il passé depuis 2004 ?
Il convient de se poser la question de la différence
de comportement dans les actions du gouvernement en 2004, date à
laquelle Alstom fut sauvée par Nicolas Sarkozy, et celles de ces
dernières années. Le ralliement d’une grande partie de l’élite
bureaucratique de notre pays (qu’elle soit apparentée au PS ou qu’elle
soit proche de l’ex-UMP) au néo-libéralisme a conduit à l’abandon des
perspectives stratégiques dans les différents secteurs de l’économie.
Aujourd’hui, et ceci est vrai tant pour le PS que pour les
« Républicains », on accepte en réalité la logique du court terme, la
domination de la « puissance » des actionnaires. Bref, la « finance »
n’est plus un problème, pour ne pas dire un « ennemi ».
Ne nous y trompons pas : c’est une conséquence
directe, une conséquence immédiate, de la financiarisation de l’économie
et avec elle de cette « tyrannie des actionnaires », en réalité des
fonds de pensions, qui cherchent en permanence le rendement le plus
élevé possible pour leurs investissements. Quand, avec d’autres
économistes, nous écrivons qu’il faute « dé-financiariser » l’économie,
ce n’est pas pour des raisons morales, parce que la « finance » serait
intrinsèquement une entité mauvaise ou perverse. C’est parce que les
rythmes imposés par la financiarisation aux entreprises (et au budget de
l’Etat) sont en réalité incompatibles avec les rythmes de la production
et du développement des activités, en particulier dans les secteurs où
les externalités positives, les effets induits et non directement
visibles de ces activités, sont les plus importants. On ne peut penser
le développement de l’économie « verte », la transition énergétique, le
développement d’un véritable aménagement du territoire, dans le cadre
d’une rentabilité annuelle ou de quelques années. Il faut pouvoir penser
à 15 ou 25 ans. Et, pour cela, il faut se dégager de l’emprise de la
finance et la mettre au service, s’il le faut par la contrainte, de ces
priorités de développement. Cette dé-financiarisation passe, il faut le
rappeler, par la sortie de l’Euro car, et on le constate tous les jours,
l’Euro est un carcan fait pour imposer la domination de la finance sur
nos économies.
***
Jacques Sapir
Ses travaux de chercheur se sont orientés dans trois
dimensions, l’étude de l’économie russe et de la transition, l’analyse
des crises financières et des recherches théoriques sur les institutions
économiques et les interactions entre les comportements individuels. Il
a poursuivi ses recherches à partir de 2000 sur les interactions entre
les régimes de change, la structuration des systèmes financiers et les
instabilités macroéconomiques. Depuis 2007 il s’est impliqué dans
l’analyse de la crise financière actuelle, et en particulier dans la
crise de la zone Euro.
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