L’adoption
de la loi travail en France affaiblira celles et ceux qui se battent
partout dans le monde pour faire progresser les droits sociaux, avertit
Bernard Thibault. Ancien dirigeant de la CGT, il siège désormais à
l’Organisation internationale du travail et vient de publier un ouvrage
intitulé La troisième guerre mondiale est sociale. Il y décrit
les conséquences de la quête de rentabilité immédiate : mondialisation
du travail précaire informel et du chômage endémique, accidents mortels
du travail en masse, persistance du travail forcé... Dans ce monde de
brutes, la France et son modèle social font encore rêver, et servent de
point d’appui pour faire avancer les régulations sociales. Plus pour
longtemps...
Basta ! :
Que vous inspire le traitement réservé à la CGT depuis quelques
semaines par plusieurs médias et personnalités politiques ? Avez-vous
connu une telle stigmatisation lorsque vous étiez à la tête de la
fédération des cheminots puis secrétaire général de la CGT de 1999 à
2013 ?
Bernard Thibault [1] : Je n’ai pas souvenir d’une
séquence médiatique
aussi violente, voire hargneuse, envers le mouvement social. Même
pendant les grèves de 1995, alors qu’aucun train ne roulait. Nous avions
alors souffert de la pression médiatique pendant huit jours
« seulement ». Nous étions les preneurs d’otages de tout le pays ! Quand
un sondage a été publié montrant que 70% des Français soutenaient les
cheminots en grève, la tonalité des commentaires médiatiques a changé...
Ce qui est exceptionnel aujourd’hui, c’est la longueur avec laquelle
les médias tapent sur le mouvement social et le degré de
personnalisation des critiques : voyez le nombre d’articles mettant en
cause Philippe Martinez. La presse, dans sa majorité, accompagne la
stratégie du Premier ministre.
La CGT a déjà été mise en cause, mais jamais avec une telle
intensité. Ce mouvement est unitaire, mais on se focalise sur un seul
syndicat, à dessein bien évidemment ! Certains ont pris leurs désirs
pour des réalités : la CGT serait quasi moribonde. Cela révèle une forte
méconnaissance de la réalité syndicale. Une période de flottement au
sein de la direction confédérale ne signifie pas que la CGT, composée de
multiples organisations et fédérations, est asphyxiée
[2]. La force des mobilisations locales depuis trois mois le prouve.
« La troisième guerre mondiale est sociale », dites-vous.
Assiste-t-on avec la loi Travail et sa contestation à une bataille
cruciale de cette guerre sociale ?
Oui. L’écho international de ce qui se passe en France est
considérable. Les mobilisations sociales y ont une résonance
particulière. La France fait partie de ces pays repères : c’est l’un des
pays où les droits sociaux sont les plus élaborés. Et un marqueur du
type de régulation sociale qui sera mise en œuvre demain. Pensons
notamment à la sécurité sociale, qui nous semble normale, mais dont est
privée 73% de la population mondiale ! La moitié de la population
mondiale vit également dans des pays qui n’ont pas ratifié les
conventions internationales sur la liberté syndicale ou le droit de
faire grève. Si la France, avec sa réputation internationale, s’affiche
comme l’un des lieux où les droits des travailleurs reculent et
participe au mouvement de dumping social, cela envoie un signal négatif
et affaiblit tous ceux qui souhaitent faire avancer leurs législations
sociales. De nombreux pays verront disparaître leurs points d’appui.
C’est pourquoi la réforme du code du travail français aura une portée
qui ira bien au-delà de nos frontières.
Êtes-vous surpris qu’une réforme si violente du droit du
travail soit menée sous un gouvernement socialiste, après dix ans de
gouvernement de droite ?
La plupart des manifestants d’aujourd’hui sont des électeurs de
François Hollande en 2012. Il est d’ailleurs paradoxal de voir comment
la CGT est critiquée par le gouvernement, alors qu’il nous était
reproché par d’autres d’avoir trop pris position en faveur de la
non réélection de Nicolas Sarkozy. Nous ne souhaitions pas l’échec de ce
gouvernement. Il y a parmi les manifestants un sentiment de trahison
alors que l’aspiration à un mieux être social était très forte parmi
celles et ceux qui ont élu François Hollande. Et le sentiment que le
gouvernement n’écoute pas ceux qui ont contribué à la victoire de 2012 ;
alors que le patronat est, lui, plus écouté que jamais.
Selon les promoteurs de la loi, améliorer la compétitivité
des entreprises et la flexibilité du marché du travail serait une
manière de mieux placer la France dans la « guerre mondiale sociale »
dont vous parlez dans votre ouvrage, et de réduire le chômage. Que leur
répondez-vous ?
Mon livre vise à mieux faire comprendre la situation des droits
sociaux dans le monde. Cela nous éclaire sur cette quête sans limite de
compétitivité par le coût du travail, ce moins disant social auquel
contribue la loi El-Khomri. Cette mise en compétition aboutit à ce que
la moitié de la population mondiale n’a pas de contrat de travail ! Le
travail non déclaré prend des proportions colossales. Cela signifie
qu’aucun salaire n’est fixé, qu’aucun horaire de travail n’est précisé,
que le contenu du travail n’est pas défini. Dans ces situations ultimes,
tout débat sur les droits du travail est impossible !
La photographie sociale de la planète, c’est une précarisation
croissante. Seulement 28% des femmes peuvent, par exemple, bénéficier
d’un congé maternité. 168 millions d’enfants travaillent, dont la moitié
dans des travaux dangereux. Le travail forcé persiste, notamment dans
les émirats du Golfe. Deux millions de travailleurs meurent chaque année
dans le monde du fait d’un accident ou d’une maladie liée au travail
[3].
Pour illustrer le caractère massif et tragique des atteintes à la santé
des travailleurs, des syndicalistes chinois m’ont rapporté que, chaque
jour, ils dénombraient 114 doigts coupés dans les usines de la seule
province chinoise de Guandong
[4].
En 2015, le chômage touchait 197 millions de personnes, soit près d’un
million de plus que l’année précédente. Seulement 12% des chômeurs sont
indemnisés dans le monde, contre 40% dans ce pays encore repère qu’est
la France.
S’il s’agit d’une guerre, quels en sont les belligérants ? Et le « dialogue social » est-il encore possible dans ce contexte ?
Il existe une nouvelle hiérarchie des pouvoirs. Les multinationales
impriment davantage les règles que les États nationaux. Regardez
l’Afrique et la gestion des matières premières : les multinationales
accèdent à peu de frais à ces ressources et les extraient dans des
conditions de travail déplorables ! Autre exemple, l’industrie textile a
imposé les conditions sociales de sa délocalisation vers l’Asie, avec
comme conséquence
la tragédie du Rana Plaza.
Aujourd’hui 500 000 multinationales emploient 200 millions de
travailleurs. Avec la sous-traitance, un travailleur sur cinq dans le
monde est concerné par leur activité. Leur critère principal de gestion
est soumis à la pression de la rentabilité financière la plus immédiate
possible.
Face à ce pouvoir, la mission de l’Organisation internationale du
travail (OIT) est de promouvoir la justice sociale. Mais les États ont
confié à d’autres institutions la définition et l’encadrement des règles
du commerce international. Il y a une vraie hypocrisie : le Fond
monétaire international (FMI), l’Organisation mondiale du commerce
(OMC), le G20 ne conditionnent pas le commerce au respect des droits
sociaux. L’OMC sera bientôt plus soucieuse du droit des animaux que des
droits sociaux au travail ! Le respect des normes sociales
internationales reposent sur le bon vouloir des États nationaux.
Certains sont volontaristes, d’autres n’en ont rien à faire, d’autres
encore sont dans l’incapacité politique ou administrative de faire
respecter ces règles. La solution est que l’OIT, où siègent États,
représentants des travailleurs et représentants des employeurs, puisse
elle aussi contrôler les circuits économiques et les multinationales. Il
faut qu’une multinationale en infraction sur les droits sociaux puisse,
par exemple, se voir privée d’accès aux marchés publics.
Le FN « fait mine de reprendre certaines revendications syndicales dans son programme électoral », écrivez-vous. Comment le FN arrive-t-il à profiter de cette « guerre sociale » ?
Face à l’incapacité politique de penser la mondialisation économique
sur d’autres bases que la rentabilité financière, il ne faut pas
s’étonner que les partis nationalistes et les replis identitaires
progressent. Ces partis, dont le FN, ont comme seule réponse d’opposer
les individus entre eux. C’est un leurre ! Aucun pays, replié sur
lui-même, ne peut prétendre à l’autosuffisance sur l’ensemble des biens
produits. On ne peut confiner les droits sociaux à la seule échelle
nationale : on ne pourra pas garder notre système de protection sociale,
nos congés payés, si le reste de la planète n’en dispose pas ! Ces
replis identitaires ne changent rien. Ils permettent juste de ne surtout
pas discuter du système économique qui prévaut. L’approche économique
du FN est d’ailleurs plutôt néolibérale. Il n’y a qu’à constater son
énorme flottement sur la loi El-Khomri. Il la critique aujourd’hui parce
que les sondages continuent d’indiquer que 60% des Français y sont
opposés.
Le défi écologique interroge fondamentalement la manière de
produire et l’avenir des industries les plus polluantes, donc de celles
et ceux qui y travaillent. Le syndicalisme devra-t-il demain intégrer la
protection de l’environnement et de la santé dans ses revendications ?
Pendant des années, les syndicats et les associations
environnementales ont vécu chacun de leur côté. Le mouvement syndical a
progressé en réfléchissant aux liens entre les conditions de travail et
la nature de ce qui est produit. Le mouvement environnemental a aussi
appris à intégrer la dimension sociale. Nous avons besoin de croiser
davantage les expertises de chacun. Les travailleurs sont souvent les
mieux à même pour savoir comment produire d’une autre manière. Encore
faut-il que les salariés ne soient plus soumis à la menace de la
précarité et du chômage.
Je me souviens avoir visité un jour une usine de plasturgie dans
l’Ouest de la France où les conditions de travail étaient épouvantables.
Les gens n’avaient aucune protection, l’usine n’était pas équipée de
filtres ni de systèmes d’aspiration. Les ouvriers respiraient des
poussières de plastique très néfastes pour leur santé. S’ajoutait à cela
une absence totale de traitement des déchets. Les bidons de produits
chimiques s’entassaient derrière l’usine et commençaient à suinter. A
proximité d’une école ! C’était stupéfiant. J’en ai parlé à des membres
du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).
Mais certains salariés m’ont répondu : « Attention, il ne faudrait pas
qu’ils ferment la boîte parce que nous sommes trop exigeants ! » Il y a
un réel dilemme chez ces ouvriers. La précarité rend les salariés
dépendants des processus de production actuels. Quand ils en sont
libérés, ils sont les premiers à se mobiliser.
Propos recueillis par Ivan du Roy et Nolwenn Weiler
Photo : Manifestation du 14 juin à Paris / Eros Sana