vendredi 29 avril 2016

La (véritable) histoire de l’Eurozone (Le grand soir)

La (véritable) histoire de l’Eurozone

L’Euro zone a développé un arsenal légal et institutionnel qui ne permet à aucun gouvernement, quel que soit le mandat qu’il a reçu de son peuple, d’appliquer des politiques économique et sociales qui ne cadreraient pas avec le dogme néolibéral de dérégulation totale. En d’autres termes, l’intégration à la monnaie unique d’un état ou d’un peuple équivaut à l’annulation du droit même d’un peuple à choisir la teneur de sa politique économique en ne laissant comme seule solution que l’austérité, la flexibilité des relations de travail, et les privatisations.
Le gouvernement grec s’est montré profondément embarrassé par les révélations de Wikileaks concernant les conversations Thomsen-Velculescu et l’éventualité que soit provoquée en Grèce une asphyxie financière. Selon les révélations en question, les employés du FMI discutaient d’un éventuel retard de la première évaluation, pour faire pression, en liaison avec le référendum en Grande Bretagne, à la fois sur la Grèce, afin qu’elle applique des mesures d’austérité plus sévères, et sur les créanciers européens afin qu’ils acceptent une forme de restructuration de la dette.
Indépendamment des intentions politiques de ces révélations, et de l’issue finale des négociations entre la Grèce et les créanciers pour le bouclage de la première évaluation, le gouvernement s’est montré « embarrassé » par le fait que deux employés du Front Monétaire International puissent discuter sur l’éventualité de provoquer une asphyxie financière artificielle dans un pays indépendant, pour lui faire accepter des mesures de politique économique plus dures, dans le cadre d’un programme d’ajustement des finances publiques.
Ce n’est pourtant pas la première fois qu’est adoptée cette tactique qui consiste à provoquer une asphyxie financière dans un pays indépendant pour lui faire accepter un mémorandum ou des mesures sévères de politique budgétaire. Le gouvernement actuel, en particulier, aurait dû bien avoir en mémoire le fait que pour l’Union Européenne et les institutions de l’Eurozone la menace d’un étranglement est devenue « la meilleure des pratiques » dans leurs négociations avec les états membres qui se trouvent sous pression financière.
Qu’ont dit de façon répétée et, qui plus est, lors de déclarations publiques et de décisions officielles, des institutions telles que la BCE, l’Euro groupe, et le Conseil Européen ?
Qu’ont dit Messieurs Trichet, Draghi, Moscovici aux pays soumis à des mémorandums, comme la Grèce, Chypre, l’Espagne et l’Irlande, mais aussi en s’adressant à des pays qui sont dans les « normes » de l’Eurozone, tels que l’Italie et la France ?
Si vous n’appliquez pas le dogme de l’austérité, des réformes néolibérales antisociales et de l’entière soumission de la démocratie aux forces du marché, attendez-vous à une asphyxie financière, à une faillite, et même à une sortie chaotique de l’Euro.
Tel est le cadre de la gouvernance de la monnaie commune et de l’Union économique et Monétaire (UEM), tel qu’il s’est construit aujourd’hui après les changements institutionnels qui ont eu lieu à partir de la crise grecque et de la crise de la dette dans l’Eurozone. Totale soumission des états membres au dogme du néolibéralisme, cadre budgétaire asphyxiant et destruction de la moindre notion de démocratie et de souveraineté au nom de la « compétitivité », des « marchés libres » et de la « stabilité de l’Euro.
Reprenons le fil au début...
L’accord de Maastricht en 1992 fonde l’Union Européenne et met en place les premières bases en vue de la création d’une monnaie unique, l’Euro, mais aussi dans la perspective d’une coordination des politiques économiques et budgétaires des états membres (UEM).
Plus précisément, les pays de l’Eurozone partagent la même monnaie, l’Euro et par extension la même politique monétaire, la même politique de taux d’intérêts et de taux de changes. L’institution qui s’est chargée de ce pouvoir est la BCE, qui jouit de privilèges d’immunité inconcevables, étant donné qu’elle dispose d’un pouvoir immense, autonome par rapport aux institutions politiques de l’UE, tant en ce qui concerne la conception et la réalisation de la politique monétaire que pour la surveillance du système financier ?
En ce qui concerne notamment la surveillance du système financier, la BCE a assumé, par le biais de l’Union bancaire, des fonctions et des pouvoirs en plus de ceux que lui attribuaient les traités fondateurs de l’UE. Désormais, la BCE contrôle directement les plus grandes banques européennes, la qualité de leurs capitaux, leur politique de crédit, et même la nomination de dirigeants dans leurs conseils d’administration, et par ailleurs, sa participation aux procédures de restructuration (y compris la procédure de bail-in, ou renflouement par ponction sur les comptes de déposants) en cas de risque de faillite d’un établissement bancaire est énorme.
Par ailleurs, en dehors de la politique monétaire, les états-membres de l’UME ont l’obligation de suivre également des règles précises, étouffantes, en ce qui concerne la conception et la réalisation de leur politique budgétaire.
La base sur laquelle repose l’intervention de l’UEM dans le domaine des finances publiques est le Traité de stabilité et de développement, c’est-à-dire l’obligation juridiquement contraignante des états membres de présenter des déficits bas (3 % du PIB) et une dette publique modérée (60 % du PIB). Sur cette base s’est édifié un fatras étouffant de Règles et de Directives, qui s’est encore enrichi dans la période 2011-2013, grâce au train de mesures qui portent le nom de « 6-pack » et « 2-pack » ; elles systématisent et durcissent le système établi d’intervention dans les politiques budgétaires nationales et de contrôle des budgets nationaux par la Commission et le conseil ECOFIN.
Plus précisément, à travers la procédure du semestre européen, les budgets des états membres sont contrôlés sous l’angle de leur conformité avec les règles de Maastricht par la Commission, dont les pouvoirs de contrôle et de sanction par des amendes ont désormais la prééminence. Ainsi, si un budget national sort des strictes limites de l’austérité, il est renvoyé au gouvernement, et le parlement national est obligé d’appliquer les changements proposés par la commission sous forme de recommandations.
Les états-membres doivent également présenter à la commission pour homologation, en plus des budgets nationaux, deux autres documents politiques, un Programme de stabilité, pour lequel a prévalu en Grèce l’expression Programme à moyen terme, et un Programme de réforme. Le Programme de stabilité englobe les hypothèses macroéconomiques de base et les politiques économiques et budgétaires de l’état-membre à moyen terme, de sorte que les indicateurs du déficit et de la dette soient compatibles avec l’Accord de stabilité et de développement. Le Programme de réforme condense les réformes reprises par l’état en question en vue de leur application ; elles doivent entrer dans le cadre des orientations politiques générales de l’UE, telles qu’elles sont définies par les sommets du Conseil européen. Dans le cas, à présent, où un état-membre laisse paraître des « insuffisances réformatrices » ou a besoin « d’aide » pour la programmation et la réalisation des réformes, il peut alors s’adresser -probablement sans être volontaire-à la Task force permanente qui s’est formée à la suite de « l’immense succès » remporté par la Task force grecque, Task force permanente qui portera désormais le nom de Service de soutien aux réformes structurelles. (Structural Reform Support Service).
Qu’arrive-t-il cependant lorsqu’un état-membre sort des limites de 3 % pour le déficit et de 60 % pour la dette ? Dans ce cas s’enclenche la procédure de déficit excessif, et l’état en cause est placé en situation de « mini-mémorandum », qui portera le nom de programme économique de collaboration. Dans ce mini mémorandum seront inventoriées les politiques économiques et budgétaires que le pays devra accepter pour corriger le dépassement du déficit et de la dette, le calendrier de leur réduction et les réformes structurelles qui renforceront l’effort budgétaire (systèmes de retraites, administration publique, santé publique, fiscalité etc.). L’élément nouveau dans cette procédure, c’est l’obligation de mesures budgétaires qui devront avoir un résultat tel que la dette publique sera réduite de 5 % par an, tant qu’elle dépasse la limite des 60 %.
Le contrôle des déséquilibres macroéconomiques des états-membres constitue un autre volet du semestre européen. Dans cette procédure, la Commission surveille les économies nationales des états-membres en fonction de certains critères qu’elle a institués en variables macroéconomiques, comme le chômage, la dette privée, les crédits des banques dans l’économie privée, les prix de l’immobilier, le coût du travail, les exportations etc. et il publie des recommandations de politique économique au cas où une économie présente des déséquilibres excessifs. Ce qui mérite d’être noté, dans le cas du dit mécanisme de surveillance des déséquilibres macroéconomiques, c’est l’apparition d’un mécanisme de contrôle de la zone Euro qui tente d’imposer un modèle précis de développement et de gestion économique, bien qu’il ne convienne pas à tous les états-membres. Le modèle ultra exportateur de développement économique suivi par l’Allemagne, est inscrit dans le mécanisme de vigilance de l’UEM, tant en ce qui concerne les agrégats macroéconomiques observés, dont un grand nombre ne peuvent être contrôlés facilement par un gouvernement, que pour les différences d’évaluation des états membres lorsqu’ils présentent de gros excédents de changes courants, au lieu de déficits, comme c’est le cas pour l’Allemagne.
Au cas où un état-membre « désobéit » ou apparaît simplement dans l’incapacité de corriger sa situation budgétaire en fonction de ce qui a été convenu, la Commission a la possibilité d’imposer au membre en question des amendes qui varient de 0,2 % jusqu’à 0,5 % du PIB. Ces sanctions sont infligées presqu’automatiquement, étant donné que le conseil ECOFIN n’a pas la possibilité de les entériner avant qu’elles ne soient imposées, sauf à les annuler s’il existe une majorité adéquate, sans que l’état-membre concerné n’ait de droit de vote !!! Une autre catégorie de sanctions que peut infliger la Commission à un état-membre « désobéissant » consiste à le priver de certains fonds du CRSN (Cadre de référence stratégique national, qui centralise des subventions européennes Ndt) et du budget communautaire, en application de la clause de conditionnalité macroéconomique qui a été introduite dans les règles du CRSN en 2014.
Les menaces de chantage à l’asphyxie financière.
Parallèlement à tout ce cadre institutionnel destiné à imposer l’austérité s’est constitué un arsenal d’ingérences politiques para institutionnelles de l’Union Européenne qui combine les hyper pouvoirs antidémocratiques et opaques de la Banque Centrale Européenne, de l’Eurogroupe, et des mécanismes de gestion des crises, comme le MES (Mécanisme Européen de Stabilité).
Ce programme parallèle destiné à imposer une souveraineté économique a déjà révélé toute son inhumanité dans les pays qui ont été soumis à des mémorandums, et tout particulièrement en Grèce. Ce cadre se caractérise par une pression politique, économique, et financière exercée sans limites ni règles sur un gouvernement et un état-membre pour lui faire appliquer les « politiques justes », c’est-à-dire les politiques d’austérité, et les réformes de type néolibéral, en échange du financement de la dette publique lorsqu’elle devient non viable pour un pays.
Le jeu est plus ou moins connu : L’Euro groupe, un « forum de discussion » sans légitimité institutionnelle, exige d’un pays en crise des mesures précises de politique économique pour donner au MES son accord en vue du financement d’un programme d’ajustement macroéconomique.
Ce processus, nous l’avons vu mis en œuvre récemment dans le cas de la Grèce, qui avait demandé une aide économique à l’Euro groupe et au MES parce que sa dette publique avait été jugée non viable à long terme. Les réglementations qui encadrent les procédures de soumission d’un pays à un programme d’ajustement budgétaire prévoient que la commission et la BCE négocieront, en liaison avec le FMI, et tant que cela sera jugé indispensable, un Mémorandum de collaboration qui sera signé par le MES et l’état-membre, dans lequel seront inventoriées en détail les politiques économiques, budgétaires, et réformatrices que l’état concerné est invité à adopter.
Mais dans le cas où un gouvernement ne se plie pas totalement aux politiques imposées par les « institutions », alors commencent les menaces et le chantage. Au début, on repousse à plus tard les procédures d’évaluation normale, et on retarde de cette façon le versement au pays emprunteur des sommes incluses dans l’accord. Par la suite, la BCE reprend l’initiative, et crée avec la complicité des marchés internationaux les conditions d’une asphyxie financière au moyen de la menace de l’effondrement du système bancaire national en n’acceptant pas les obligations d’état en garantie et en restreignant la fourniture de liquidités d’urgence (ELA)
Le rapport des cinq présidents : achever la construction néolibérale de l’UEM
L’édification de l’UEM ne s’arrête pas là. Les efforts des dirigeants européens pour l’assemblage du cadre institutionnel de l’UEM se poursuivent à travers les procédures prévues dans le rapport des cinq Présidents.
Le 22 juin 2015 la Commission a présenté un rapport des cinq présidents concernant les perspectives d’achèvement de l’Euro zone. Plus précisément, les présidents de la Commission, de Conseil, de la BCE, de l’Euro groupe et du Parlement (pour les rapports précédents, le parlement était absent), proposent le renforcement des procédures d’édification de l’Euro zone en s’appuyant sur quatre piliers.
a) une véritable union économique, qui aura pour objectif la convergence des économies européennes, au moyen de réformes structurelles dans les domaines de l’économie, du marché du travail, de l’administration publique et du marché des produits et des services. Différentes procédures et mécanismes sont proposés pour imposer ces réformes, et les soumettre à la surveillance du « gendarme » européen par le recours aux « meilleures pratiques » des autorités nationales en matière de compétitivité et de traitement des déséquilibres macroéconomiques
b) une union financière, qui englobera l’union bancaire et l’union des marchés financiers, avec l’objectif d’un seul et unique marché monétaire et financier européen. Les nouveaux éléments que proposent les cinq Présidents sont : l’achèvement des étapes de l’union bancaire, l’union des marchés de capitaux (instauration d’un marché unique du capital pour financer les entreprises sur le modèle des USA), et l’adoption d’une garantie de dépôt européenne.
c) une union budgétaire, avec d’un côté la garantie d’une dette publique viable et de l’autre, l’adoption et la mise en service d’une austérité perpétuelle, au moyen de « stabilisateurs automatiques » qui diminueront les dépenses et augmenteront les impôts automatiquement, sans décisions politiques, chaque fois que la stabilité budgétaire sera menacée.
d) une union politique qui, d’après les auteurs du rapport, signifiera une représentation unique de l’Euro zone, un poste permanent de Président de l’Eurogroupe, et des « auditions » plus fréquentes des planificateurs de la politique économique européenne (Conseil, Commission, ministres des états-membres, troïka) par le parlement européen.
La première étape de ces changements s’est concrétisée le 21 octobre 2015, lorsque la commission a présenté les propositions législatives suivante, sans exiger toutefois l’accord du parlement :
- durcissement du cadre du semestre européen sur l’application des « meilleures pratiques » et sur la liaison entre les démarches réformatrices d’un état-membre et son financement par les fonds communautaires.
– instauration de conseils nationaux de compétitivité qui contrôleront la compétitivité sur tous les plans (prix, salaires, cadre de régulation) et qui « conseilleront » le gouvernement pour les réformes structurelles, et les partenaires sociaux pour la fixation des salaires)
- instauration d’un conseil budgétaire européen indépendant, qui évaluera la stabilité budgétaire de l’Euro zone dans sa globalité et celle des états-membres, et qui fonctionnera comme parapluie institutionnel des conseils budgétaires nationaux correspondants.
- la garantie paneuropéenne des dépôts bancaires au moyen de contributions des banques ; mais, comme cela arrive désormais sous bien des aspects pour l’union bancaire, cette garantie ne sera déclenchée que sous de strictes conditions politiques, qui, augmenteront de fait le risque et l’instabilité, au lieu de les réduire
En guise de conclusion...
L’Eurozone n’est pas une simple union monétaire qui a été imaginée par des experts et réalisée par des hommes politiques. L’Euro zone constitue un outil économique, institutionnel, et politique très précieux en vue de l’accélération de la transformation néolibérale des économies européennes qui ont choisi d’entrer dans l’Euro. En d’autres termes, il s’est créé une union d’états qui, au nom de la « stabilité des prix » et de la « prospérité », impose par la contrainte, tant politique qu’économique, la restructuration des relations de travail, dans l’intérêt du capital, la pérennisation et l’inscription dans la loi de la politique des déficits réduits (austérité), les privatisations, et dernièrement ressort des restrictions à l’ordre constitutionnel même des pays et à la démocratie.
L’Euro zone a développé un arsenal légal et institutionnel qui ne permet à aucun gouvernement, quel que soit le mandat qu’il a reçu de son peuple, d’appliquer des politiques économique et sociales qui ne cadreraient pas avec le dogme néolibéral de dérégulation totale. En d’autres termes, l’intégration à la monnaie unique d’un état ou d’un peuple équivaut à l’annulation du droit même d’un peuple à choisir la teneur de sa politique économique en ne laissant comme seule solution que l’austérité, la flexibilité des relations de travail, et les privatisations.
Par conséquent, il est paradoxal pour Syriza et le gouvernement grec de manifester de l’embarras en face de la position du FMI, alors que dans le même temps l’Union Européenne et ses institutions ont démontré qu’ils étaient les meilleurs élèves des politiques économiques du FMI, les meilleurs élèves pour les tactiques de sanctions et de chantage en direction des peuples et des pays indépendants.
19/04/2016
Par Nikos Chountis
député européen, membre de Laïki Enotita (Unité Populaire)
Source : Iskra.gr http://iskra.gr/index.php
Traduction Jean Marie Reveillon
»» https://unitepopulaire-fr.org/2016/04/23/la-veritable-histoire-de-leurozone/
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5 minutes pour décrypter le Brexit (news360)




 

Le 23 juin, le Royaume-Uni décidera de son maintien (ou non) dans l’Union Européenne.  Mais que signifierait une sortie de l’Union Européenne ? C’est ce que l’on va essayer de voir aujourd’hui !

Eva Joly : « Il est urgent de créer un statut pour protéger les lanceurs d’alerte » (basta)

Eva Joly : « Il est urgent de créer un statut pour protéger les lanceurs d’alerte »

PAR  
Le procès du lanceur d’alerte Antoine Deltour et du journaliste de Cash Investigation Edouard Perrin, à l’origine des révélations sur le scandale fiscal « LuxLeaks », vient de s’ouvrir. L’intervention de lanceurs d’alerte s’avère souvent décisive pour rendre publics, au nom de l’intérêt général, des documents censés rester secrets. Mais ils le payent parfois très cher : perte de leur travail, convocation devant les tribunaux... Comment les protéger et les soutenir ? Entretien avec l’euro-députée Eva Joly, vice-présidente de la commission parlementaire en charge de faire la lumière sur les rouages de l’évasion fiscale.
Basta ! : Le procès du lanceur d’alerte Antoine Deltour et du journaliste Edouard Perrin s’est ouvert mardi dernier (lire notre article). Vous vous êtes insurgée contre ce procès. Pourquoi ?
Eva Joly : C’est un procès choquant par son injustice profonde. Voir Antoine Deltour [1] dans le box des accusés, c’est le monde à l’envers. On devrait plutôt lui tresser des couronnes de laurier et punir ceux qui ont mis en place ce système : les multinationales qui n’ont pas payé leurs impôts en France, en Italie et ailleurs, avec la complicité d’une partie du pouvoir luxembourgeois. Ce procès montre bien le monde malade dans lequel nous vivons. L’intérêt particulier prime sur l’intérêt général.
Le rôle des lanceurs d’alerte est très important pour la démocratie ! De plus en plus important, au fur et à mesure que s’épaissit le secret des affaires. Sans eux, on ne peut pas lutter efficacement contre la fraude et la corruption. Sans eux, on ne peut pas identifier les entreprises et les personnes coupables de délits d’évasion fiscale. Celle-ci dessert les intérêts financiers européens mais également les contribuables [l’évasion et la fraude fiscale sont évaluées à 1000 milliards d’euros par an dans l’Union européenne, ndlr]. Ce sont toujours les mêmes qui en profitent : les puissants, les criminels qui blanchissent leur argent, certains partis politiques.
Vous défendez la création d’un statut européen pour les lanceurs d’alerte. À quoi ressemblerait-il ?
Les Verts vont, dans les prochains jours, publier leur projet de directive européenne de protection des lanceurs d’alerte. Il faut selon nous protéger l’anonymat via une institution interposée. Et si l’identité du lanceur d’alerte est découverte, et qu’il se retrouve au cœur d’une procédure judiciaire, il faut pouvoir financer sa défense. Se défendre face à des multinationales peut coûter des dizaines de milliers d’euros. C’est une arme puissante pour faire taire les citoyens. En plus de ces fonds pour faire face aux frais de justice, il faudrait pouvoir rémunérer les personnes lanceuses d’alerte pendant quelques temps. Parce que bien souvent, les lanceurs d’alerte sont bannis de leur profession.
J’en ai fait l’expérience pendant « l’affaire Elf ». Des ingénieurs qui avaient refusé d’augmenter les factures de quelques millions de francs étaient écartés par leur entreprise [2]. Actuellement, la sécurité matérielle des lanceurs d’alerte est réellement mise en danger. Enfin, il faudrait créer une infraction spécifique pour ceux qui s’attaquent aux lanceurs d’alerte. Irène Frachon, le médecin qui a dénoncé le scandale du Médiator, rappelle dans une tribune publiée ce lundi 25 avril par le journal Le Monde que le laboratoire Servier menaçait systématiquement les médecins qui disaient que le Médiator provoquait des cardiopathies. Ces attitudes ne sont pas tolérables en démocratie.
La Commission européenne n’a pourtant pas mis à l’ordre du jour la protection des lanceurs d’alerte. Et les parlementaires européens non plus. La directive sur le secret des affaires, qui vient d’être votée (lire ici), risque plutôt de compliquer encore un peu plus la vie des lanceurs d’alerte...
La Commission européenne, à qui j’ai posé la question, m’a clairement répondu que la protection des lanceurs d’alerte n’était pas une priorité. Pire, avec le texte sur lesecret des affaires, leur situation sera encore plus difficile. Je pense que le président de la Commission européenne, Jean-Claude Junker, n’aime pas les lanceurs d’alerte. Et Antoine Deltour, en particulier, lui a créé beaucoup de problèmes. Le scandale qu’il a dénoncé a été mis en place alors que M. Junker était Premier ministre du Luxembourg. D’ailleurs, la révélation des tax rulings dans la semaine de sa nomination a failli lui coûter son poste. Je décris tout cela précisément dans mon dernier ouvrage, Le loup dans la bergerie [3].
Les défenseurs de la directive sur le secret des affaires avancent que des exceptions sont prévues pour les lanceurs d’alerte. Mais ces exceptions ne sont pas suffisantes. Elles font peser sur les lanceurs d’alerte la charge de la preuve : c’est à eux de prouver qu’ils sont de bonne foi. Si on avait une législation moderne efficace, ce poids ne reposerait pas sur les lanceurs d’alerte.
Les multinationales ont-elles la main sur les politiques menées en Europe sur ces sujets – évasion fiscale, secret des affaires, protection ou non des lanceurs d’alerte ?
La genèse de la directive sur le secret des affaires est particulièrement obscure. Nous pensons qu’elle a été commanditée par les lobbyistes, qui ont malheureusement plus de pouvoir que nous, les parlementaires. Les lobbyistes sont partout à Paris, Berlin, Bruxelles, Rome. Nos institutions nationales et européennes sont devenues leur terrain de jeu. Les ministres nationaux, quand ils viennent à Bruxelles, se comportent trop souvent en VRP de leurs grandes multinationales. Par exemple, en matière de régulation bancaire, la France bloque depuis des années toutes avancée permettant de réduire le risque systémique lié à la taille et à l’irresponsabilité des méga-banques, BNP Paribas et Société Générale en tête. Après le « dieselgate » tous les ministres, y compris Ségolène Royal, ont joué de toutes les contorsions possibles pour avoir un discours de dénonciation, tout en protégeant leurs constructeurs nationaux.
La santé publique et la stabilité financière passent après les intérêts de ces entreprises. Les lanceurs d’alertes, que ce soit Irène Frachon, Stéphanie Gibaud [4], Hervé Falciani [5] ou Antoine Deltour, ont chacun à leur manière levé le voile sur une bataille larvée pour la démocratie, où les multinationales et les méga-banques tentent par tous les moyens d’influencer nos lois, jusqu’à parfois les écrire directement par le biais de parlementaires, de ministres ou de fonctionnaires trop zélés. En faisant la lumière sur ce qui se passe, les lanceurs d’alertes rééquilibrent les forces et permettent aux citoyens de s’organiser et de peser sur la puissance publique, nationale ou européenne, pour que celle-ci cesse de pencher dans le sens de quelques intérêts particuliers, et défende à nouveau le bien commun.
Suite aux accusations de fraude fiscale liées à l’affaire des Panama Papers, vous venez de lancer une pétition dans laquelle vous exigez la fin du secret fiscal et des sanctions contre les banques. Vous prenez ainsi le relai des lanceurs d’alerte...
Nous avons une énorme responsabilité en tant que membre du Parlement européen. L’opinion publique doit aussi faire pression pour maintenir ces questions dans l’actualité, pour exiger toujours plus de transparence. L’avenir de nos démocraties, si nous ne laissons pas toute leur place aux contre-pouvoirs, dont les lanceurs d’alerte font partie intégrante, est tout à fait inquiétant. Les Panama Papers ont révélé la façon dont certaines élites utilisent le secret pour cacher leurs activités financières. Ce secret permet à de riches individus de ne pas payer leur part normale d’impôts, mais il permet également à la grande criminalité de se financer – de l’esclavage humain à la vente d’armes illégales, en passant par le financement du terrorisme.
Cette question des paradis fiscaux est éminemment politique. En France, il y a un vrai problème avec le « verrou » de Bercy, le ministère des finances, qui est le seul à pouvoir déposer plainte en matière fiscale. Et il ne le fait jamais ! Mais le temps du secret – celui du verrou de Bercy, des régulations européennes frileuses et de l’impunité des banques et des intermédiaires – doit prendre fin. Plus de 520 000 personnes ont signé une pétition pour que les gouvernements européens poursuivent en justice les banques et les intermédiaires, qui laissent leurs clients cacher leurs actifs dans des paradis fiscaux, sans informer les administrations fiscales des agissements suspects de citoyens européens.
J’aimerais qu’il y ait des équipes compétentes pour nous aider à établir clairement le rôle des banques dans l’évasion fiscale. Il est urgent d’étoffer la brigade qui gère la grande délinquance économique et financière. C’est ce que j’ai aidé à faire en Islande après l’effondrement du système bancaire en 2008. Il faudrait une équipe pluridisciplinaire d’au moins 50 personnes, avec des gendarmes, des policiers et des juges d’instruction. Et il ne devrait pas y avoir de problèmes d’argent pour cela, car chaque enquêteur rapporte dix fois ce qu’il coûte !
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Photo : Procès d’Antoine Deltour et Édouard Perrin, Luxembourg, avril 2016 © Mélanie Poulain

Notes

[1Âgé de 30 ans, le français Antoine Deltour est accusé d’avoir copié des centaines d’accords fiscaux signés entre des multinationales et le fisc luxembourgeois, lorsqu’il était auditeur pour le cabinet d’expertise comptable et de conseil PricewaterhouseCoopers, pour les transmettre au journaliste de l’émission « Cash Investigation » Edouard Perrin, lui aussi inculpé. Un autre employé de PricewaterhouseCoopers, Raphaël Halet, figure également sur le banc des accusés. Lire notre article.
[2L’« affaire Elf » est l’un des plus gros scandale politico-financier du 20ème siècle, qui a éclaté dans le milieu des années 1990. C’est Eva Joly, alors juge d’instruction, qui avait mené l’enquête.
[3Le loup dans la Bergerie, co-écrit avec Guillemette Faure, et publié aux éditions Les Arènes, est sorti mercredi 27 avril. Il entend expliquer « comment on a pu placer à la tête de l’Union européenne Jean-Claude Juncker, l’homme qui incarne le cynisme des paradis fiscaux ».
[4Responsable du marketing chez UBS France de 1999 à 2008, Stéphanie Gibaud a révélé des faits qui vont conduire à la mise en examen d’UBS pour blanchiment et fraude fiscale.
[5Ex-informaticien de la banque suisse HSBC, Hervé Falciani a rendu public le fait que des milliers d’évadés fiscaux avaient ouvert des comptes non déclarés auprès de la banque genevoise HSBC.

jeudi 28 avril 2016

« Quel monde demain ? » par Paul Jorion (news360)


Cassandre des temps modernes, dès 2004, il prédit la crise des subprimes, mais aucune oreille n’y prêta attention. L’inexorable et imperturbable couperet tomba sur la finance de Wall Street en ce sombre été 2008. Paul Jorion devint alors “l’homme-qui-avait-prédit-la-crise”. Chevalier blanc d’un système économique soutenable, il lève le voile de l’apocalypse financière. Il est aussi blogger et youtuber !

Passant des salles de cours de Levi-Strauss aux salles de marchés, il tire de ces expériences antinomiques une vision d’ensemble des rouages de la finance. Rejetant tout autant le modèle communiste que capitaliste, Paul Jorion tente d’esquisser une 3ème voie menant à un Eden responsable.

Comment l’industrie pharmaceutique tente d’influencer les étudiants en médecine (basta)

PAR 
Universités de médecine et hôpitaux, où officient les internes, sont ciblés par l’industrie pharmaceutique. L’enjeu : créer une proximité pour imposer leurs produits et influencer les choix de ces futurs médecins. Entre nécessaire information sur les traitements et molécules existants et stratégie commerciale agressive, la présence des industries pharmaceutiques et de leurs visiteurs médicaux y est-elle encadrée ? De plus en plus d’étudiants s’en alarment. Un classement des universités françaises, à partir de leur indépendance vis-à-vis des grands labos, pourrait bien venir bouleverser ces pratiques.
C’est un rendez-vous ordinaire, presque routinier. Tous les lundis soir, dans ce service de chirurgie d’un hôpital parisien, le personnel soignant de garde se rassemble pour partager un repas... offert par un laboratoire pharmaceutique. Un « staff », comme on l’appelle dans le milieu. À côté des médecins : un « visiteur médical », un commercial chargé de promouvoir les dernières trouvailles de la marque pharmaceutique pour laquelle il travaille. « Il n’y avait évidemment pas de nouveaux produits hospitaliers à présenter chaque semaine, se rappelle Louise, une externe passée par ce service. Et j’avais l’impression qu’il était parfois difficile de justifier le traiteur ! »
La présence régulière de ce représentant privé dans ce lieu public est presque institutionnalisée. Comme celle des visiteurs médicaux en général, qui parcourent les couloirs, mallette à la main, à la recherche du temps perdu des médecins pour leur présenter le dernier médicament sorti de leur laboratoire. Leur objectif : toucher les prescripteurs d’aujourd’hui, et ceux de demain, internes et externes en formation à l’hôpital. Les visiteurs médicaux leur offrent ainsi des plaquettes qui récapitulent les grandes classes de médicaments – présentés avec leurs noms commerciaux plutôt que le nom de leur molécule (voir plus bas) –, des stylos, des échantillons de médicaments ou du matériel pédagogique pour expliquer les pathologies aux patients. De quoi faciliter la vie de ces étudiants médecins pressés.

Intérêts commerciaux contre savoir universitaire ?

L’hôpital est un lieu idéal pour tenter d’influencer les futurs médecins dans la prescription d’un médicament. C’est ici que les premiers liens se tissent, que des sympathies s’esquissent. « On va au staff à 8 heures du matin, on est mal réveillés et on n’y comprend rien, mais il y a des pains aux chocolats, raconte Antoine, un étudiant en cinquième année. Pendant trente minutes, on entendra cinquante fois le nom X de tel médicament. Un jour, lors d’une visite avec des médecins, on se dira : pour cette pathologie, il faut donner le X. » Certains professeurs poussent parfois les étudiants à participer à ces réunions. « On nous dit : vous devez vous rendre à ces staffs pour apprendre, ajoute Louise. Pourtant, les visiteurs médicaux ne sont pas des universitaires, mais des commerciaux qui sont là pour faire de la promotion. »
C’est aussi à l’hôpital que les noms commerciaux des médicaments – leurs marques – sont souvent utilisés. Il existe pourtant une dénomination commune internationale (DCI) qui vise notamment à ne pas favoriser une marque plutôt qu’une autre [1]. Au sein du personnel soignant et auprès des patients, il est parfois plus simple d’utiliser un nom de marque – par exemple Doliprane, le médicament fabriqué par Sanofi – plutôt que la dénomination de sa molécule – le paracétamol – que l’on peut retrouver dans des médicaments génériques. Par souci de simplicité dans un quotidien bien chargé ? Pas uniquement : cet usage reflète aussi la pénétration des laboratoires pharmaceutiques dans les facultés de médecine.
On retrouve en effet ces marques dans les livres d’externat et les stages, mais aussi dans les cours de certains professeurs. Ces derniers ne sont pour l’instant pas tenus de déclarer leurs conflits d’intérêts. La question de l’influence de l’industrie pharmaceutique ne figure d’ailleurs pas dans les programmes de formation. « On ne nous parle pas assez d’indépendance, explique Louise. Ce n’est pas inscrit dans la culture de nos formateurs. » Des constats qu’établissent plusieurs études menées sur le sujet [2]. Des exercices nommés « Lecture critique d’articles » sont bien au programme de la formation en médecine. Mais ils sont plus techniques – est-ce que les calculs diffusés dans l’étude paraissent bons ? – que réflexifs – l’auteur de l’article a-t-il un lien avec un laboratoire ?

Ne pas se priver d’informations sur les médicaments ?

Si les laboratoires portent leur attention sur les étudiants, c’est parce que ces derniers sont les futurs prescripteurs. Pour apprendre à prescrire, il faut être informé sur les médicaments. Ce qui, paradoxalement, n’est pas évident. En dehors des conseils et de l’expérience que partagent médecins et professeurs, l’accès aux particularités des médicaments – posologie, effets secondaires, avantages, inconvénients – n’est pas aisé pour les étudiants et les jeunes médecins. « Les visiteurs médicaux t’amènent des informations sur les nouveaux produits que tu n’as pas le temps d’aller chercher ailleurs, explique Mathilde, jeune médecin généraliste.Entre les recommandations de la Haute Autorité de santé, dont tu sais qu’elles peuvent être influencées [3]celles des visiteurs médicaux et de certaines revues qui ne sont pas non plus indépendantes, tu ne sais parfois pas quel médicament choisir. »
Parmi les présentations des visiteurs médicaux se trouvent de vraies avancées. « Ils ne nous présentent pas de nouvelles molécules, car les médicaments qui fonctionnent existent depuis de nombreuses années. Mais certaines nouveautés facilitent la vie de tes patients, raconte Manon, qui vient de terminer sa spécialité en gastro-entérologie. On nous propose par exemple un médicament qui permet de ne plus prendre qu’une seule gélule, au lieu de trois auparavant. » Certains étudiants estiment ainsi qu’il faut recevoir ces représentants commerciaux et faire ensuite le tri... Quitte à ouvrir aussi la possibilité d’être influencé.

« Très peu informés sur les enjeux économiques de nos choix »

« Les médecins ont besoin de connaître la valeur d’usage du médicament. Et ces connaissances sur les médicaments sont produites par les laboratoires eux-mêmes, qui organisent les essais cliniques et qui sont ainsi juges et parties », pointe le sociologue Quentin Ravelli, qui a travaillé plusieurs mois au siège de Sanofi Aventis. Un cercle vicieux.
Si les étudiants ont des cours de pharmacologie dès la deuxième année, ils complètent par la suite leurs connaissances avec les informations données par l’industrie pharmaceutique. « Ce qui est dit sur les produits présentés par les visiteurs médicaux sont des choses vraies. Mais les points négatifs peuvent être omis !, ajoute Mathilde, la jeune médecin généraliste. Nous sommes très peu informés sur les enjeux économiques qu’il y a derrière les choix que nous faisons. » Nicolas Lechopier, un professeur de la faculté de médecine de Lyon confirme : « Le médicament n’est pas abordé comme un sujet politique, au sens qu’il engage des enjeux de pouvoir et d’argent, qui concernent directement la viabilité de notre système de santé. »

Des examens blancs longtemps organisés par Sanofi

Pour mieux comprendre l’intérêt que portent certains laboratoires aux étudiants, il faut rentrer dans le monde de l’industrie pharmaceutique. Lors de son passage chez Sanofi Aventis, le sociologue Quentin Ravelli a été chargé de rédiger un argumentaire pour convaincre les doyens des universités d’organiser systématiquement des concours blancs à l’internat de médecine, en sixième année. Des concours alors financés par Sanofi, en partenariat avec La Revue du praticien.
« À partir de statistiques, l’objectif était de montrer que les facultés qui faisaient appel aux concours blancs avaient de meilleurs résultats que ceux qui n’y recourraient pas et de convaincre ainsi des doyens réticents », raconte aujourd’hui Quentin Ravelli. Pour le laboratoire, ces concours blancs donnaient, d’après le sociologue, « un accès aux listes de candidats, à leurs niveaux respectifs, aux résultats de chaque faculté de médecine […]. Il permet de repérer les futurs médecins influents avant même qu’ils ne se révèlent à eux-mêmes [4]  ». Ce que ne confirme pas l’entreprise : « Sanofi a mis à disposition uniquement des moyens logistiques et financiers permettant aux étudiants de passer ce concours blanc au niveau national dans les conditions optimales de qualité et de coût. » L’entreprise affirme aussi ne pas être intervenue dans le contenu même des épreuves.

Repérer les besoins des étudiants

Sanofi a retiré son financement fin 2011, après vingt ans de collaboration, suite aux débats qui allaient déboucher sur la loi relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé« Ces débats avaient clairement émis la volonté de voir l’industrie pharmaceutique ne pas interférer dans le cursus des étudiants en médecine, raconte aujourd’hui une porte-parole de Sanofi. C’est pourquoi Sanofi a estimé que sa légitimité n’étant pas reconnue dans le domaine de la formation initiale des médecins, il était préférable de ne plus financer ce type de projets. »
En finançant ces examens blancs, Sanofi répondait concrètement aux attentes des étudiants : se préparer à un concours exigeant, déterminant pour le reste de leur carrière. Dans cette optique, Sanofi a aussi édité le Guide pratique du thésardpendant plusieurs années qu’elle a abandonné en même temps que le concours blanc. Enfin, des laboratoires peuvent aussi financer des pots de fin de thèse.« L’industrie pharmaceutique est très forte pour repérer les besoins des étudiants qui ne sont pas comblés par le système ou la formation, explique Paul Scheffer, doctorant en sciences de l’éducation, qui travaille sur ces questions d’indépendance de la formation des médecins. Répondre à ces besoins leur permet d’être bien vus, de créer des liens et de faire ensuite des choses ensemble, si possible... »

« Offrir un cadeau engendre un climat de proximité et de confiance »

C’est notamment par ce mécanisme de « don » et « contre-don » que fonctionne l’influence des laboratoires sur les étudiants. Une formation, un petit cadeau, des échantillons, un repas ou le remboursement des frais d’un congrès, une plaquette sur une pathologie qui facilite l’explication aux patients, peuvent conduire le futur médecin à se sentir redevable vis-à-vis des visiteurs médicaux. Et à se montrer progressivement enclin à écouter les arguments des laboratoires. C’est en tout cas ce qu’affirment plusieurs études [5].
« Offrir un cadeau engendre un climat de proximité et de confiance, résume la revue indépendante Prescrire. Il est alors plus facile de demander une première petite faveur, quelques minutes d’attention par exemple. D’autres faveurs plus importantes peuvent être ensuite demandées, sans que la personne n’ose refuser. » Mais les étudiants acceptent-ils ces cadeaux ? Dans sa thèse [6] sur le sujet, Stéphanie Baron montre que 99 % des internes interrogés ont déjà accepté au moins une fois un petit cadeau. En 2010, lors d’une étude auprès des internes en cardiologie, Ghassan Moubarak indiquait que 97 % possédaient au moins un objet promotionnel dans leur blouse blanche [7].

Conscients mais influencés ?

La plupart des étudiants acceptent les cadeaux. Mais sont-ils pour autant influencés ? Beaucoup disent être conscients de ces tentatives d’influences : ils sauraient détecter le vrai du faux dans les arguments qui leur sont présentés. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui pensent que leurs prescriptions ne sont pas influencées [8], tout en affirmant que celles des autres étudiants le sont ! Une situation paradoxale...
« Le professionnalisme n’offre que peu de protections ; même les plus conscients et sincères engagements vers un comportement éthique ne parviennent pas à éliminer des biais non intentionnels, subconscients », soulignent des chercheurs ayant travaillé sur les mécanismes psychologiques des médecins, sur lesquels s’appuient l’industrie pour tenter de les influencer [9]. Il serait ainsi plus efficace de reconnaître la possible influence pour ensuite en tenir compte dans sa pratique.

Estime de soi et reproduction des normes

Autre explication, avancée par Benoit Soulié, chef de clinique à la faculté de médecine de Caen [10], pour tenter de comprendre le sentiment d’immunité de certains étudiants en médecine : « Les études de médecine, par leur caractère corporatiste et par la projection fantasmée de la société civile sur ce corps de métier, entretiennent chez certains étudiants une estime d’eux-mêmes élevée. Dans ce contexte, les tensions cognitives peuvent être particulièrement aiguës lorsqu’on explique, par exemple, qu’un cadeau, quelle que soit sa taille, influence le prescripteur. » Face à ces tensions, ces étudiants auraient tendance à justifier a posteriori leurs comportements transgressifs, estime le jeune médecin, renforçant ainsi l’impression de ne pas être influençable.
Si les étudiants sont potentiellement influençables, c’est aussi parce que leur cursus, comme de nombreuses formations, valorise la reproduction des normes et valeurs de leur milieu. « Dans les études de médecine, avance Paul Scheffer, un étudiant qui manifeste des opinions contraires, en particulier lors des stages à l’hôpital, peut être mis de côté » : ne plus être considéré dans le service hospitalier, voire être moqué ou humilié. « Il faut rester dans les clous, confirment Louise et Antoine, étudiants en cinquième année de médecine. Si vous n’allez pas au staff (où sont présents les visiteurs médicaux) pendant un stage, les relations avec les supérieurs peuvent se détériorer, et cela peut avoir des répercussions sur les notes. » La pression du concours et de la réussite peut freiner la remise en cause d’un fonctionnement accepté par la majorité.

Bientôt un classement des universités françaises ?

Mais les temps changent. Avec la révélation des nombreux scandales sanitaires, des professeurs et des étudiants font de plus en plus entendre leur voix. « La question n’est pas d’être intelligent ou pas, d’avoir du bon sens ou pas, estime Sébastien Foucher, le président de l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf), mais d’avoir des outils pour être indépendants. » Les étudiants du collectif La Troupe du rire ont créé un livret à glisser dans la poche de la blouse de médecin, intitulé « Pourquoi garder son indépendance face aux laboratoires pharmaceutiques ». Son but : exposer les techniques de lobbying des laboratoires et répondre aux idées reçues. « C’est un outil pour en parler entre nous », raconte Antoine, qui a aussi présenté ce travail lors de staffs, sur ses lieux de stage. « On souhaite susciter le débat, en parler entre étudiants et avec les médecins pour pouvoir remettre en cause cette présence [de l’industrie] qui est encore admise. »
En 2014, l’Anemf a coupé les ponts avec Novartis, qui finançait ses journées d’été. Elle s’est associée au collectif Formindep [11] pour lancer un classement des facultés de médecine selon leurs politiques officielles vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique. Une première version devrait être publiée en 2016. Elle mettra en avant les bons élèves... et les moins bons. Un principe qui a été testé aux États-Unis, à partir de 2007, et qui a démontré un certain succès. « En 2007, pratiquement aucune fac n’agissait, précise Paul Scheffer. En 2015, deux tiers des facs ont eu une note A ou B, les meilleures possibles. »

Un enjeu de santé publique

Pour soutenir ce mouvement, le rôle des étudiants peut être déterminant. C’est en tout cas ce qui s’est passé à Harvard, en 2009. Les enseignants disposent aussi d’outils comme le manuel d’enseignement pour les formations de médecine et de pharmacie édité par l’Organisation mondiale de la santé et Health Action International [12], et traduit en français par la Haute Autorité de santé en 2013. A partir notamment de ce document, des professeurs de la faculté de Lyon ont construit un cours de deux heures sur le sujet. « Dans la discussion qui a eu lieu pendant ce cours, j’ai été frappé par la surprise des étudiants qui apprenaient que tous les nouveaux médicaments ne sont pas meilleurs que les anciens, raconte Nicolas Lechopier, professeur en Sciences humaines et sociales à Lyon. J’ai senti une sorte d’indignation (ou du scepticisme) découvrant qu’il n’y a pas quelqu’un, là-haut, au niveau de L’État, qui fait le tri. »
Ces initiatives constituent un premier pas avant qu’un véritable programme d’enseignement sur le sujet, et sur l’ensemble du cursus, soit mis en place ? [13]. Enfin, depuis 2011, les cadeaux offerts par l’industrie aux médecins ou aux étudiants en médecine sont répertoriés dans une base de données [14]. Plus de transparence [15], pour mieux contrôler les liens entre laboratoires pharmaceutiques et les professionnels de santé. Et plus d’indépendance entre formation et industrie.
Avec quel impact ? « Des études montrent que les médecins qui sortent des facs qui ont le moins de liens avec l’industrie pharmaceutique prescrivent différemment »,précise Paul Scheffer. L’impact est concret [16]. C’est donc la médecine de demain qui est en jeu. « Il est temps de mettre fin aux nombreuses pratiques longtemps acceptées qui créent d’inacceptables conflits d’intérêts, menacent l’intégrité de la profession médicale et érodent la confiance du public tout en fournissant des bénéfices sans intérêts pour les patients et la société », écrivait en 2009 le professeur étasunien Bernard Lo, de l’université de Californie [17]. L’indépendance de la formation des médecins est une question de santé publique, qui va de l’efficacité et de la non-dangerosité des traitements proposés jusqu’au défi du financement de notre système de santé.
Simon Gouin
Photo : CC Orhanozkilic