mercredi 29 novembre 2017

En Auvergne, un magasin autogéré sauve un village de la désertification (reporterre)

29 novembre 2017 Élodie Horn (Reporterre) 


La fermeture de la dernière épicerie du village entraînait le centre-ville de Sauxillanges vers la désertification. Mais les habitants ont refusé cette fatalité en donnant naissance à l’Alternateur, un magasin autogéré par près de 70 bénévoles.
  • Sauxillanges (Puy-de-Dôme), reportage
En plein centre de Sauxillanges, un village situé dans le Puy-de-Dôme (Auvergne), une épicerie de l’enseigne 8 à huit a fermé ses portes il y a deux ans. « C’est un peu à cause d’eux, ou grâce à eux — ça dépend du point de vue — que nous sommes là », sourit Christine, en montrant le bâtiment où trône encore l’enseigne de la franchise. Il n’a pas bougé, puisqu’il aurait dû rouvrir ses portes après des travaux de rénovation. Mais le directeur de la supérette a préféré implanter un Carrefour à l’extérieur du bourg. « Il n’y a pas de trottoir jusque là-bas, donc impossible d’y accéder sans voiture », précise la Sauxillangeoise, née il a 57 ans dans le village.
Le 8 à huit, dernière épicerie du village, a fermé ses portes il y a deux ans, laissant un grand vide au centre du bourg.
Si quelques commerces subsistent, il n’y a plus aucune épicerie dans le centre de la commune, qui était l’une des plus dynamiques du secteur dans les années 1950. « En sortant d’une réunion de l’Amap dont nous faisons partie avec deux amies, nous nous sommes dit que, sans cette épicerie, Sauxillanges devenait un village fantôme. Ce magasin permettait de faire ses courses, mais surtout de se rencontrer », raconte-t-elle.
Pour ne pas laisser mourir à petit feu le village de 1.200 habitants, un magasin citoyen, l’Alternateur, qui fonctionne grâce à la volonté de bénévoles, a ouvert le 23 septembre dernier. Christine fait partie des dix femmes qui ont permis à ce lieu de vie d’exister.

« Sauxillanges, ce n’est pas Brooklyn ! »

L’idée de magasin citoyen a été lancée lors d’ateliers où les habitants étaient invités par la municipalité à imaginer le « Sauxillanges de demain ». Mais les ateliers ont cessé et le projet n’a jamais abouti. C’est le film Food Coop, un documentaire qui présente l’expérience d’un magasin autogéré à New York, qui a remotivé les troupes. Plusieurs femmes ont souhaité créer un lieu semblable dans leur village. « Nous sommes loin de New York, où ils sont 17.000 bénévoles. Sauxillanges, ce n’est pas Brooklyn ! » plaisante Agathe, la doyenne de l’aventure, habitant depuis six ans à Sauxillanges. Elle fait partie des soixante-dix personnes qui s’activent pour faire fonctionner l’Alternateur. Organisées par binômes, elles se relaient de 9h à 12h puis de 16h30 à 19h30, tous les jours de la semaine, sauf le dimanche après-midi.
L’emploi du temps s’organise au fil des semaines. Il faut au minimum 4 bénévoles par jour pour faire tourner l’Alternateur.
Serge fait partie de l’équipe du matin, ce vendredi. Il est « démarreur », il s’occupe donc essentiellement de la caisse, tandis que Fanny est « alternacteur ». Son rôle consiste à aider les clients. Ce matin-là, ces derniers sont généralement retraités et déjà habitués au fonctionnement de la boutique. Fanny les aide à se servir en produits en vrac, alors que Serge s’occupe d’encaisser leurs achats manuellement.
En plus d’une personne en caisse, « le démarreur », un « alternacteur » est toujours présent pour conseiller les clients.
Il faudrait une centaine de personnes pour permettre à la boutique un fonctionnement optimal. En attendant, les personnes ayant le plus de temps libre font preuve de souplesse pour que le magasin puisse ouvrir tous les jours. Le concept a attiré des personnes de tous les âges. Fanny, la trentaine et jeune maman, vient régulièrement combler les périodes de creux de l’emploi du temps. Grâce à ce fonctionnement uniquement bénévole, cela ne gêne personne qu’elle porte sa fille contre elle tout en servant de la spiruline à un client.
Fanny, la trentaine et jeune maman, vient régulièrement combler les périodes de creux de l’emploi du temps.

Pas de concurrence avec les commerces encore en activité

L’objectif de cette épicerie citoyenne n’est pas uniquement de recréer du lien entre les habitants, mais de le faire aussi avec les producteurs, dans la mesure du possible issus de la région. « Nos produits sont à 90 % biologiques et essentiellement locaux », précise Christine, par ailleurs chargée de la gestion des stocks. « Tout ne vient pas forcément du département non plus. À cause des gelées, les fruits que nous vendons proviennent d’Ardèche », souligne la Sauxillangeoise. Ils font aussi appel à deux grossistes, mais le savon, la bière ou encore les coquillettes sont produites dans les environs.
L’Alternateur propose essentiellement des produits en vrac dans une logique écologique. Par choix, ils ne vendent ni pain, ni viande, ni café. La raison ? Ils n’ont pas souhaité faire de concurrence avec les commerces encore en activité. « Si l’un des clients réclame ce type de produits, nous le redirigeons vers la boucherie, le comptoir de thé ou à l’une des deux boulangeries du centre »,explique Christine.
La part belle est faite au vrac dans la boutique, où légumes, fruits, mais aussi produits d’épicerie peuvent être emportés dans des sacs et bocaux adaptés.
L’Alternateur n’a pas non plus l’ambition de réaliser de recettes. « Nous sommes une association à but non lucratif. Nous voulons gagner de l’argent uniquement pour investir dans son bon fonctionnement. » Leur prochain achat est déjà tout trouvé, ce sera une caisse enregistreuse. Les clients peuvent aussi bien effectuer leurs règlements en euros qu’en doumes, la monnaie complémentaire du Puy-de-Dôme. Une marge de 20 à 25 % est réalisée sur la vente des produits pour pouvoir payer les charges, telles que l’électricité et le loyer.
La doume, la monnaie alternative du Puy-de-Dôme, est largement utilisée lors des transactions. L’Alternateur a d’ailleurs choisi d’être un comptoir de change de cette monnaie.
Lisa, 36 ans et chargée de la communication du magasin, confirme que le projet est parfaitement viable. « On couvre très largement nos charges. En une semaine, nous avions déjà gagné suffisamment pour les payer », précise-t-elle.
Le premier investissement prévu pour le magasin sera pour une caisse enregistreuse. Pour le moment, tous les comptes sont tenus manuellement.

Aucune aide n’a été prodiguée par la municipalité 

Une nouvelle positive pour le magasin, qui n’a démarré qu’avec peu de moyens, ceux des adhérents et des fondateurs de l’Alternateur. « Lorsque nous avons décidé de nous lancer, il y a deux mois, nous nous rendions sur le marché pour trouver des fonds », précise Agathe. 250 personnes ont adhéré à l’association, à raison de 5 euros de participation. « Cela a permis de payer l’électricité et le matériel, mais aussi de créer un petit stock de base », souligne Agathe.
Aucune aide n’a été prodiguée par la municipalité, que ce soit pour le lancement ou la recherche de locaux. Ceux investis par l’association étaient disponibles. Bien qu’un peu exigus, ils correspondaient à leurs besoins. Ils ont été séparés en deux espaces distincts, l’un est devenu la boutique et le second, un espace convivial et de rencontres.
Des ateliers et des conférences peuvent être proposés et sont ouverts à chaque adhérent.
Comme le précise Lisa, tout le monde peut accéder au magasin, mais l’Alternateur s’articule aussi au lieu de rencontres. « Ceux qui le souhaitent peuvent venir animer un atelier, une conférence ou proposer une sortie », précise-t-elle. L’objectif affiché est toujours le même, créer du contact. Pour les bénévoles qui rencontrent des personnes de tous horizons, comme pour les clients de l’Alternateur, tels que Valérie, le pari s’annonce réussi. « Je viens quasiment tous les jours pour y faire mes courses. Il y a un véritable lien entre les commerçants et le client, qui, j’imagine, existait davantage par le passé. Bien que ça demande un petit effort financier, je le fais volontiers. En tant que client, cela nous permet aussi de nous réapproprier le circuit de distribution, plutôt que de le subir », conclut-elle, tout en se servant un paquet de farine en vrac.

lundi 27 novembre 2017

Se passer du glyphosate ? C’est possible (reporterre)

27 novembre 2017 Éric Besatti (Reporterre) 
L’Europe doit ce lundi 27 novembre discuter de nouveau de l’interdiction du glyphosate. Cet herbidicide est efficace, mais nocif. Certains agriculteurs ont déjà changé de manière de penser et les moyens de se passer de ce pesticide existent.

« Il n’existe pas d’alternative sur le marché, aucun produit ne présente les mêmes propriétés »,affirme Jean-Paul Bordes, directeur recherche et développement chez Arvalis, un institut de recherche agricole. Le glyphosate, herbicide total, a la particularité de tuer tous les types de végétaux et de nettoyer intégralement un terrain. Il est utilisé pour se débarrasser des herbes non désirées et laisser toute la place à la pousse des graines semées. Du côté de la chimie, il n’a pas d’équivalent. Pour remplir son rôle, « il va falloir remettre la charrue », estime Jean-Paul Bordes pour évoquer le désherbage mécanique. Comment peut-on se passer du glyphosate ? Exemples avec deux exploitations de grandes cultures, la pratique qui représente les deux tiers de la surface agricole française, et par une présentation des techniques alternatives.

1. « Plusieurs produits différents et augmenter les doses »

Aujourd’hui, « avant de semer, on passe du glyphosate pour tout remettre à zéro », explique Jacques Commère, responsable grandes cultures à la Coordination rurale. Pour remplacer le glyphosate dans son rôle de nettoyeur de terres, l’agriculteur gersois pense qu’il faudra « plusieurs produits différents et augmenter les doses ». Néanmoins, l’agriculteur souhaite utiliser le moins possible de ces produits, « qui coûtent un bras  ». La qualité d’un agriculteur, « c’est d’être attentif et de reconnaître les mauvaises herbes très tôt quand elles poussent et utiliser le bon produit. Traiter de façon précoce nécessite des doses moins importantes ». Donc, plus de chimie, ou plus de travail mécanique de la terre. Sauf que labourer les terres fragilise la fertilité. Et puis, la retourner n’est pas possible toute l’année : « L’été, c’est impossible, le labour sèche trop les terres et fait perdre du potentiel de pousse des semis. »

2. Allonger les cycles de rotation des cultures

Pour les mêmes types de culture (céréales, oléagineux, protéagineux), Guillaume Riou n’utilise plus d’herbicides depuis plus de 10 ans. Le secrétaire national chargé des questions de grandes cultures à la Fédération nationale de l’agriculture biologique prévient « qu’il s’agit d’une autre manière de penser ». L’agriculteur allonge les cycles de rotation des cultures. Quand le conventionnel conçoit des cycles binaire/biennal ou ternaire/triennal, lui n’hésite pas à monter jusqu’à des cycles de 8, 10 ou 12 ans. « Les mauvaises herbes du maïs ne sont pas celles du blé », explique-t-il. On va par exemple utiliser une rotation de ce type : « Trois ans de luzerne, un de blé de printemps, un tournesol, une lentille, un féverole, une orge d’hiver et au printemps on plante des trèfles pour deux ans ou de la luzerne et ainsi de suite ». Cette méthode permet d’affaiblir les populations d’herbes non désirées. Exemple : « La luzerne permet de se débarrasser des plantes vivaces comme les chardons. C’est parfait pour préparer à la culture du blé. »
« L’approche agronomique utilise les propriétés des plantes, du sol. C’est une approche à caractère préventive », décrit Guillaume Riou. La lutte mécanique contre les mauvaises herbes est utilisée « en dernier recours ». Et, là encore, il a fallu adapter sa pratique pour se passer des méthodes chimiques. Pour faciliter le binage, qui permet d’enlever les mauvaises herbes entre les rangs de blé, il sème ses graines à 25 cm les unes des autres, contre 15 cm pour les exploitations conventionnelles.
Le sorgho fourrager, et la plupart des crucifères, laissent dans un premier temps les mauvaises herbes se développer puis les étouffent grâce à leur croissance rapide.

3. « Changer sa façon de penser »

En résumé, pour oublier l’époque du glyphosate et passer à une culture sans herbicide chimique, « il faut mettre en place des moyens qui auront une efficacité partielle. Et mis bout à bout, ils peuvent avoir un effet suffisant pour contrôler les herbes », résume François Veillerette, directeur de Générations futures et président de l’ONG internationale Pesticide Action Network (PAN). « Il faut changer sa façon de penser. Il ne s’agira pas de détruire les herbes et d’éviter toute repousse, mais il s’agira de contrôler. » Le PAN a présenté au Parlement européen une étude sur les méthodes alternatives à l’usage du glyphosate« Montrer qu’il y a des professionnels qui font sans, en bio, pas en bio, et que le glyphosate n’est pas l’alpha et l’oméga de l’agriculture, qu’on peut travailler différemment. Il faut dès aujourd’hui être capable de montrer les alternatives pour convaincre les États politiquement et réduire la durée de son homologation. »
Et les techniques de limitation de la pousse des mauvaises herbes ne manquent pas :
  • Le faux semis consiste à arroser la terre quelques semaines avant le semis pour permettre la levée des plantes non désirées. Ces herbes sont ensuite détruites au stade de plantule avec un désherbage mécanique ou thermique. Cette technique permet de réduire les graines de mauvaises herbes du sol avant la mise en culture ;
  • Le désherbage mécanique à l’aide d’outils spécifiques : en viticulture par exemple, les bineuses décavaillonneuses coupent les racines des plantes entre 5 et 10 cm dans le sol et en culture de céréales, les herses étrilles arrachent les adventices entre 2 et 3 cm.
  • Le désherbage thermique comprend le désherbage à la vapeur et le désherbage par brûlage. Avant le semis, grâce à l’envoi de vapeur d’eau dans les premiers centimètres du sol, les graines et les pathogènes sont détruits. Cette technique n’a pas d’effet négatif sur la vie du sol, et aurait au contraire tendance à l’augmenter. Le principe du brûlage est d’appliquer un choc thermique sur les mauvaises herbes entraînant l’éclatement des cellules végétales. Les plantes vivaces et les graminées sont peu sensibles à cette technique ;
  • La culture d’engrais verts consiste à semer une espèce ou un mélange d’espèces (graminées, crucifères, légumineuses…) qui seront coupées avant floraison et incorporées dans les premiers centimètres du sol. Outre leurs effets positifs sur la fertilité du sol, certains engrais verts ont un réel pouvoir concurrentiel vis-à-vis des plantes non désirées : par exemple, le sorgho fourrager et la plupart des crucifères laissent dans un premier temps les mauvaises herbes se développer puis les étouffent grâce à leur croissance rapide ;
Les techniques suivantes sont appropriées au maraîchage ou à des cultures sur petites surfaces :
  • L’occultation consiste à recouvrir d’une bâche noire le sol humide avant la mise en culture. Les graines germent avec la chaleur et l’humidité, mais les plantules meurent en l’absence de lumière.
  • La solarisation consiste à élever la température du sol à des valeurs supérieures à 40 °C et détruire les graines d’adventices et les pathogènes grâce à la pose d’une bâche transparente sur un sol saturé en eau. Cette technique est surtout utilisée sous serre en été pour un maximum d’efficacité ;
  • Le paillage du sol est un moyen largement appliqué en maraîchage pour éviter la croissance des adventices sur les rangs de cultures. Il peut être réalisé à l’aide de paillages végétaux, de films plastiques fins en polyéthylène, de films biodégradables ou de toiles tissées réutilisables.

POUR ALLER PLUS LOIN

Regarder le film (environ 13 minutes) « Un futur sans herbicide, des solutions en Europe », du groupe des Verts/Alliance libre européenne du Parlement européen



Comment Total et ses sous-traitants exposent leurs ouvriers à des produits toxiques en toute connaissance de cause (basta)

Après cinquante ans d’exploitation du gaz sur la zone industrielle de Lacq, dans les Pyrénées-Atlantiques, Total dépollue les sols avant son départ définitif. Lorsqu’un terrain est vendu, les entreprises sous-traitantes excavent des tonnes de terres gorgées de métaux lourds et de produits toxiques. Sous pression, certaines d’entre elles se passent de toute mesure visant à protéger leurs ouvriers. Sans que Total s’en émeuve. L’un d’eux se démène depuis cinq ans pour faire reconnaître son exposition, ne trouvant que peu d’appui du côté des institutions. Récit du parcours de ce lanceur d’alerte.
Cet article est le deuxième des trois volets d’une enquête consacrée à l’impact sur la santé publique des activités industrielles de la zone de Lacq, dans les Pyrénées Atlantiques (voir le premier volet ici). Cet article est réalisé en partenariat avec le magazine Hesamag. Photos : © James Keogh pour Basta !
Nous sommes en août 2012. Comme souvent, depuis une dizaine d’années, Thibaut Moncade passe d’un pas alerte les portes de sécurité de la plateforme industrielle de Lacq, à quelques encablures de Pau. Employé par une petite entreprise de terrassement, il s’installe aux commandes de sa pelle mécanique. Remblayer un monticule par ici, aplanir le terrain à côté. Autour de lui, le ballet des ouvriers a débuté : ils déplacent des camions de terre et viennent larguer leurs gravats à quelques mètres. Soudain, nauséeux et en sueur, le pelliste se sent mal. Il descend de son engin, se dirige vers la sortie, passe devant ce tas de terre, dont l’odeur est décidément insupportable. Tandis qu’il est pris de violents haut-le-cœur, une certitude s’installe en lui et ne le quittera plus : il a été empoisonné pendant des années.
Surnommée le « Texas béarnais », la plateforme de Lacq, exploitée par la compagnie pétrolière Total, a fait travailler près de 8000 personnes pour extraire jusqu’à 33 millions de m3 de gaz par jour. A l’époque, les impératifs environnementaux étaient inexistants. « Quand on avait de l’huile sur les mains, on les nettoyait avec du toluène[un solvant à base d’hydrocarbure très toxique pour l’être humain], se souvient Patrick Mauboulès, secrétaire CGT de la filiale de Total TEPF et membre de l’association environnementale Sepanso. En chargeant et déchargeant les wagons sur la plateforme de Lacq, il arrivait qu’on renverse des produits sur le sol. Des fois du styrène, des fois du benzène, ou des boues d’hydrocarbures... »

Métaux lourds, cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques

Désormais, les gisements sont quasiment épuisés. Le soufre qui sort des derniers puits est utilisé par certaines industries chimiques pour fabriquer des engrais, des produits pharmaceutiques, cosmétiques ou phytosanitaires. L’heure est à la remise en état et à la dépollution du site. C’est à ces diverses tâches que l’ouvrier trentenaire s’est attelé depuis dix ans, employé par l’entreprise Marsol, l’un des nombreux sous-traitants qui interviennent sur le site pour le compte de Total exploration production France (TEPF), la filiale de Total qui exploitait le gisement de gaz.
Thibaut Moncade a été licencié pour inaptitude en 2015, et a depuis épuisé ses droits au chômage. Il cherche un emploi et vit grâce au salaire de sa femme, enseignante. Comment en est-il arrivé là depuis ce jour d’août 2012 où il s’est senti malade ? Assis à la table de son salon, le béarnais s’anime à l’évocation de ces souvenirs. « Vous avez déjà eu une intoxication alimentaire ? », illustre-t-il. « Plusieurs années après, si on vous met le même plat sous le nez, cela vous donne envie de vomir. Là, pareil. Ça a fait tilt dans ma tête : c’était cette odeur qui me retournait le ventre depuis des mois. »
Le pelliste apprécie alors son travail qui consiste le plus souvent à solidifier des boues de forage issues des puits de gaz disséminés dans la région. Pourtant, voilà des mois qu’il a perdu l’appétit, accompagné de maux de tête, de nausées, de diarrhées et de brûlures d’estomac. Loin de soupçonner ses conditions de travail, il a d’abord pensé à une longue gastro-entérite. Lorsqu’on l’envoie en mars 2012 sur le chantier d’un autre client, ses symptômes disparaissent.

« Je me demande comment j’ai pu me faire avoir à ce point »

A son retour à Lacq début août, il fait enfin le lien entre ce tas de terre et ses symptômes. Quelques jours plus tôt, il a suivi une formation à la sécurité avant de commencer ce nouveau chantier sur la plateforme. Pour la première fois en dix ans, on lui explique que le sol de la plateforme de Lacq est chargée de métaux lourds et de pléthores d’autres produits cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR). Surtout, on lui dit que travailler au contact de ces polluants nécessite de porter une tenue d’astronaute. Autant de combinaisons, masques, bottes et gants dont il n’a jamais vu la couleur. Sur chaque chantier, lui et ses collègues ne sont vêtus que d’un casque et d’un bleu de travail.
Lorsqu’il sort de cette formation, l’heure est encore à l’insouciance. « Honnêtement, je n’étais pas plus outré que cela. » Son employeur sait ce qu’il fait, pense-t-il confiant. Et Total, qui fait sous-traiter la dépollution, a la réputation d’être à cheval sur sécurité. « Encore aujourd’hui je me demande comment j’ai pu me faire avoir à ce point. » Son regard, que soulignent deux cernes remplies de fatigue, se pose sur un dossier rouge, gonflé de papiers officiels, d’échanges de mails et de courriers à en-tête. Ils en disent long sur l’énergie que le trentenaire a consacré à l’obtention d’un document attestant de son exposition à des produits dangereux. Un document qu’il n’a toujours pas entre les mains, alors même qu’il aurait dû lui être remis d’office.

Des ouvriers tenus dans l’ignorance

Lorsque Thibaut Moncade intervient avec sa pelle mécanique à Lacq, la reconversion du bassin industriel a commencé. TEPF, la filiale de Total, vend par parcelles ses plateformes gazières à des usines souhaitant s’installer sur ce terreau industriel classé Seveso. Toray Carbon Fibers, une entreprise japonaise spécialisée dans la fabrication de fibres de carbone, s’est positionnée pour acheter 16 hectares de terrain. Avant de laisser la place au nouveau propriétaire, TEPF doit s’acquitter d’une obligation légale : dépolluer le sol souillé après 60 années d’exploitation des puits de gaz. Une flopée d’entreprises sous-traitantes du BTP s’en chargent.
Sur le terrain, une trentaine d’ouvriers, dont Thibaut Moncade, se croisent mais ne se connaissent pas. Ces petites mains excavent la terre sur plusieurs mètres de profondeur à l’emplacement de la future usine Toray, et la stockent en tas à l’air libre. De novembre 2011 à fin février 2012, son équipe creuse des tranchées en bordure du terrain afin de repérer et condamner les réseaux de canalisations. Le mot « dépollution » n’est jamais prononcé pendant ces quatre mois de chantier, mais les ouvriers témoignent de l’odeur écœurante que dégage la terre gorgée d’hydrocarbures, dont les reflets irisés la teintaient de bleu, de jaune, ou de violet.
Suite à sa prise de conscience, le premier réflexe de Thibaut Moncade est de se procurer le plan de prévention du chantier, établi dès qu’une entreprise sous-traitante effectue des travaux sur le site d’une autre société. Chaque entreprise y consigne les risques associés à son activité et les mesures de prévention à mettre en œuvre pour protéger les travailleurs. Mais au début du chantier, le conducteur de travaux se contente de lire aux salariés les risques de sa propre entreprise – accident de la route, éboulement, chute de pierre – et élude la partie concernant les risques associés au site de Lacq. Y figurent pourtant noir sur blanc les risques d’exposition aux hydrocarbures, aux solvants et à des CMR, ainsi que les équipements de protection individuels que les salariés auraient dû porter.

Les employeurs « savaient depuis le début »

A la lecture du document intégral, Thibaut Moncade sent la moutarde lui monter au nez. « Tout le monde savait depuis le début. » Il se tourne vers le docteur Duretz-Camou, son médecin du travail au sein du service local de santé interentreprises. « J’aurai dû avoir des analyses urinaires en début et en fin de chantier de manière à surveiller la présence de ces agents chimiques dans mon corps », dénonce-t-il. Cependant, entre les missions du médecin du travail qui suit les salariés de Marsol, celles du médecin du travail de la filiale de Total et celles des deux employeurs, l’imbroglio d’interlocuteurs transforme souvent le parcours de santé de chaque travailleur sous-traitant en parcours du combattant, confronté à des négligences plus ou moins volontaires. Les examens permettant de contrôler que les salariés sont bien à l’abri d’une contamination par les produits toxiques étaient exceptionnels. « On a eu des prélèvements urinaires une fois et après jamais plus. Je n’ai même pas eu les résultats des examens entre les mains », se souvient un ex-salarié de Marsol, licencié pour inaptitude en 2015 après 33 ans passés dans l’entreprise.
Thibaut Moncade, employé comme pelliste par un sous-traitant de Total, licencié pour inaptitude en 2015, qui mène un combat pour obtenir sa fiche d’exposition à des agents chimiques dangereux que l’entreprise est censée lui remettre. Photos : © James Keogh pour Basta !

Un autre paramètre s’ajoute au dossier médical de l’ouvrier. Une sclérose en plaques lui a été diagnostiquée en 2008, soit six ans après son arrivée sur Lacq. Son médecin du travail ne l’a jamais informé, comme il aurait dû, des produits neurotoxiques présents sur la plateforme. Si à l’heure actuelle, le lien entre cette maladie et l’exposition aux métaux lourds n’est pas établi, cette opacité ne le rassure pas. D’autant que Thibaut Moncade doit relancer à plusieurs reprises le médecin du travail pour que celui-ci précise dans son dossier médical que le salarié ne bénéficiait pas de protection.
L’ancien pelliste en est certain, il est tenu dans l’ignorance. Anxieux, il en parle autour de lui et s’aperçoit qu’il n’est pas le seul à constater un manque de sécurité sur le site. Les plateformes du bassin de Lacq comptent 21 entreprises classées Seveso, pour lesquelles 70 entreprises sous-traitantes interviennent notamment sur les activités dangereuses, comme la dépollution, la maintenance des sites et les opérations de nettoyage industriel. Ces ouvriers évoquent des installations vétustes, des charpentes en acier rongées par la pollution, des vannes de sécurité rouillées, des tuyaux en plastique trop vieux. Lorsqu’ils le peuvent, ils préfèrent travailler ailleurs.

Une justice qui ne protège pas

Ayant épuisé tous les autres recours pour obtenir un document récapitulant les périodes où il a été exposé aux CMR et agents chimiques dangereux, Thibaut Moncade lance une procédure aux prud’hommes. « Si demain j’ai un cancer, ou que dans dix ans la science déclare que la sclérose en plaques vient de tel produit, j’aurai une preuve », explique-t-il, fébrile. Cependant, les juges ne l’entendent pas de cette oreille. Son employeur, Marsol, remporte le procès en première instance, puis en appel.
« Cette décision est totalement incompréhensible », s’étonne Alain Carré, médecin du travail retraité responsable d’une consultation de suivi post-professionnel et vice-président de l’association Santé et médecine du travail (SMT), qui a pris connaissance des conclusions de première instance. « Ce salarié avait droit non seulement à sa fiche d’exposition, mais aussi à son attestation d’exposition aux agents chimiques dangereux, à son attestation d’exposition aux cancérogènes et à sa notice de poste, établie à l’embauche pour prévenir les salariés des risques d’exposition. » Et d’ajouter : « S’il y a maladie professionnelle, l’entreprise est responsable, pour ne pas dire coupable, et cela pèsera sur son budget. De plus, l’employeur peut être condamné pour faute inexcusable, puisque les mesures de protection sont soumises à obligation de résultat. »

Les ordonnances Macron vont rendre invisibles ces pénibilités

La réforme du code du travail en cours en France va balayer ces dispositifs. Les ordonnances voulues par Emmanuel Macron prévoient de faire disparaitre la traçabilité de la pénibilité liée aux agents chimiques dangereux. Trop complexe, selon le gouvernement. Résultat d’une série de modifications du code du travail, ce dernier coup de grâce rendra les expositions professionnelles des salariés invisibles.
De son côté, Thibaut Moncade a déposé son dossier en cours de cassation, sans grand espoir. Il cherche un emploi dans une toute autre branche, conscient qu’aucune entreprise locale de BTP ne lui ouvrira ses portes. Dans ce petit milieu, les entreprises sont à couteaux tirés pour emporter les meilleurs marchés. Les salariés vindicatifs sont persona non grata. On leur préfère des employés qui ne feront pas de vague. Pourtant, une personne a entendu l’ouvrier. Suite à sa visite dans les locaux de Marsol en janvier 2014, Dominique Waeghemacker, contrôleur du travail à Pau, dresse un procès-verbal d’infraction transmis au procureur de la République de Pau. Il constate l’absence de fiche de prévention des expositions, de la notice de poste, et des examens médicaux mesurant l’exposition des salariés.
Trois ans après, en juin 2017, le dossier est classé sans suite. Le parquet a uniquement auditionné le directeur de Marsol. Une enquête bien légère au goût de son avocate, Me Pascale Dubourdieu. « Le parquet aurait pu aller beaucoup plus loin : demander la communication de tous les plans de prévention sur les dix dernières années, interroger les autres salariés, y compris des autres entreprises sous-traitantes. Et surtout, vérifier le contrôle de Total sur le respect des préconisations inscrites sur le plan de prévention. »

« Légalement, on aurait pu mettre en cause Total »

Car la filiale de Total est responsable de la sécurité sur le chantier et doit s’assurer que les équipements de protection étaient portés par les sous-traitants. « Ils ont le pouvoir et l’obligation d’arrêter les travaux dès lorsqu’ils constatent que les mesures de prévention ne sont pas respectées », déclare Gérald Le Corre, inspecteur du travail et syndicaliste. Or sur le chantier en question, le niveau de protection des salariés semble dépendre de la bonne volonté de chaque entreprise sous-traitante.
A bien y regarder, le plan de prévention livre d’autres carences. Le terme « CMR » par exemple, est générique. Il regroupe des centaines de polluants. « Le plan de prévention aurait dû être plus précis et détailler les polluants présents dans la terre », explique Gérald Le Corre. Seule façon de connaître ces éléments chimiques : effectuer des analyses de terre en amont des travaux. « La majeure partie du temps, les analyses étaient faites après le début du chantier, et nous n’avions aucun retour sur les résultats », témoigne un salarié de Marsol.
Le plan de prévention contient-il d’autres vices cachés ? « Celui-ci doit également mentionner l’emplacement des douches mobiles, ainsi que la manière de stocker et d’évacuer les combinaisons imperméables à usage unique, qui deviennent des déchets chimiques », explique Gérald Le Corre. Aucun de ces éléments n’apparaît dans le document. « Je n’ai jamais vu de douche sur un de ces chantiers, d’ailleurs les trois quarts du temps nous n’avions même pas l’eau », confirme un salarié de Marsol. Le donneur d’ordre a donc clairement manqué à ses obligations. « Légalement, on aurait pu mettre en cause Total », avoue l’avocate de Thibaut Moncade, Me Pascale Dubourdieu. « Mais c’était avoir deux feux contre soi. »

A Marsol, un coup de balai et on recommence

Après l’alerte lancée par Thibaut Moncade, deux autres collègues sont tombés malades, sans qu’on puisse dépister l’origine de leur affection. Les ouvriers tiquent. Finalement, Thibaut Moncade avait peut-être raison de se battre… Sept de ses collègues décident à leur tour de demander leur attestation d’exposition devant le conseil des prud’hommes. Au même moment, Marsol commence une longue traversée du désert. Ses contrats avec TEPF ne sont plus renouvelés.
Coïncidence ? Ni le sous-traitant, ni la filiale de Total n’ont souhaité répondre à nos questions. Privée de son principal client, l’activité de Marsol a décliné. Ses salariés sont encore les premières victimes de ce divorce, le payant par des dizaines de jours de chômage technique ou de congés imposés. Plus de la moitié des ouvriers présents à Lacq à l’époque ont quitté l’entreprise. Les deux délégués du personnel, qui se battent pour que la sécurité sur les chantiers soit une priorité, sont sur un siège éjectable. Par trois fois, le directeur de Marsol a tenté de les licencier, sans obtenir l’aval de l’inspection du travail.

« La terre a des couleurs pas très naturelles »

Depuis ce grand ménage au sein du sous-traitant, les affaires ont repris pour Marsol sur la plateforme de Lacq. Une dizaine d’ouvriers, dont plusieurs intérimaires, s’activent depuis septembre sur deux nouveaux chantiers d’excavation de terres polluées. Amers, les anciens ont comme une impression de déjà-vu. Sur l’un des chantiers, le plan de prévention n’a pas été lu. Sur l’autre, le chef d’équipe n’a lu que la fiche Marsol. « Je lui ai dit que je voulais voir l’autre partie », témoigne l’un des ouvriers, qui garde en mémoire le combat de Thibaut Moncade. « Il m’a répondu qu’il ne l’avait pas. »
« La terre a des couleurs pas très naturelles. Si j’étais sûr qu’il y a des terres polluées, je demanderais des combinaisons, des masques journaliers », confie l’un d’eux. Mais « pour l’entreprise, tout ceci a un coût… », ajoute-t-il, comme pour dédouaner son employeur. Une économie réalisée sur le dos de salariés désarmés, dont la santé est mise en danger, sans que la firme ne soit inquiétée. A Lacq, à moins que les pouvoirs publics ne s’en inquiètent, le cocktail combinant précarité, sous-traitance et mise en danger des salariés face au risque chimique semble avoir de beaux jours devant lui.
Elsa Dorey et Ariane Puccini
Le volet de cette enquête a été réalisé en partenariat avec Hesamag, magazine consacré à la santé et à la sécurité au travail et publié e

samedi 25 novembre 2017

Taxation illégale du RSA : Le Conseil d’État confirme l’arnaque …(Les moutons enragés)

Si vous êtes concernés, vous pouvez contacter l’association Actu-Chômage. Merci X’yd..


Depuis près de 10 ans, notre association s’insurge de la taxation abusive de l’épargne des allocataires du RSA par les CAF/Départements. Le Conseil d’État confirme le bien-fondé de nos actions et mobilisations.
Le 14 juin dernier, le Conseil d’État a rappelé que le calcul du RSA doit prendre en compte les revenus issus de placements producteurs d’intérêts (par exemple ceux tirés d’un Livret A) et non un taux forfaitaire de 3% sur ces placements producteurs d’intérêts.

Concrêtement, le RSA doit être amputé de 75 € par an quand on détient 10.000 € sur un Livret A rémunéré à 0,75%, et non de 300 €, taxation ILLÉGALE qu’appliquent souvent CAF et Départements.
Notre association dénonce depuis sa mise en place cette amputation abusive de l’épargne des bénéficiaires du RSA qui, selon nous, a permis aux CAF/Départements d’économiser des dizaines de millions d’euros par an (probablement des centaines).
La procédure engagée par notre Ami Romain devant le Tribunal administratif – qui s’est soldée par un jugement favorable – a certainement pesé dans ce rappel à l’ordre, ainsi que les démarches que nous – APNÉE/ACTUCHOMAGE – entreprenons depuis la mise en œuvre du RSA… sous Sarkozy.
Le dossier récemment publié par Mediapart, illustré de nos témoignages, a aussi contribué à clarifier une situation confuse.
Il aura donc fallu près de 10 ans pour obtenir officiellement gain de cause. Pour autant, il n’est pas certain que tous les départements s’y plient. Les sommes en jeu sont considérables même s’il s’agit de 10, 20 ou 30 € taxés abusivement par mois. Sur l’année, cette taxation ILLÉGALE peut s’élever à 150 ou 200 € par allocataire (souvent plus).
Si 100.000 bénéficiaires sont concernés, les montants sont de l’ordre de 15 à 20 millions par an. Sur 10 ans, entre 150 et 200 millions. Et nous sommes là dans une hypothèse basse. De nombreuses personnes attestent avoir été taxées (et l’être toujours) de 600 € par an ou plus, en fonction de leur épargne.
On comprendra dès lors que cette taxation illégale des RSAstes a permis aux CAF et aux Départements d’économiser des centaines de millions d’euros sur le dos des plus fragiles, comme nous l’envisagions en juin 2016 – RSA : Gouvernement, départements et CAF arnaquent les démunis !
APNÉE/Actuchomage
Voir aussi:

Giscard, Chirac, Sarkozy, Hollande, tous coupables mais jamais traduits devant la Cour de Justice pour avoir trahi le Peuple souverain.

Le PDG de Google Eric Schmidt assume la censure à venir ! (Les crises)

Sans commentaire.


C’était à peine en mars 2017 – on voit ce qu’il est advenu à peine 8 mois plus tard

jeudi 23 novembre 2017

Esclavage en Libye : nos dirigeants savaient (le fil d'actu)


Zoom : La vérité sur les médicaments anti-cancer – Gérard et Nicole Delépine (tvlibertes)

Nicole Delépine, pédiatre et Gérard Delépine chirurgien orthopédiste, ont tous les deux fait l’essentiel de leur carrière aux côtés de patients malades du cancer. Au coeur d’un système de santé de plus en plus sclérosé par la bureaucratie et les méandres administratifs, ils ont combattu pour conserver leur liberté de soigner. Dans leur dernier ouvrage, Médicaments anti-cancer peu efficaces souvent toxiques et hors de prix, publié chez Michalon, Nicole et Gérard Delépine passent en revue les nouvelles molécules qui posent problème dans le traitement des cancers et reviennent sur un marché lucratif, souvent bien éloigné des préoccupations des malades.

Comment le cimentier Lafarge a demandé et obtenu le démantèlement du droit du travail en Grèce (basta)

PAR LEILA MINANONIKOLAS LEONTOPOULOS
Dans l’opinion publique grecque, c’est un fait acquis : le droit du travail a été démantelé sous la pression des lobbies. Mais jusqu’ici, les preuves manquaient pour étayer cette affirmation. Un mail confidentiel de novembre 2011 montre comment le cimentier français Lafarge, déjà mêlé à plusieurs scandales, a participé avec un certain succès à l’entreprise visant à influencer la réforme historique du code du travail, alors menée par le gouvernement d’Athènes.

Le plus souvent, le monde des affaires se montre impénétrable. Mais avec le temps certains secrets finissent par s’éventer. Le cimentier français Lafarge – désormais allié au Suisse Holcim – peut en témoigner. La fuite d’un e-mail confidentiel obtenu par le quotidien grec Efimerida ton Syntakton – partenaire du collectif de journalistes Investigate Europe – montre comment il y a six ans le leader mondial du ciment, profitant de la crise grecque, a fait pression pour obtenir d’Athènes une dérégulation du droit du travail, au-delà de ce que les réformes engagées prévoyaient déjà.
Dans cette correspondance privée remontant au début du mois de novembre 2011, Pierre Deleplanque, alors directeur général du cimentier grec Héraclès General Cement Company, filiale détenue à 100 % par Lafarge-Holcim, interfère auprès de l’homme fort du FMI en Grèce, le Néerlandais Bob Traa. Deux économistes grecs du Fonds monétaire international sont en copie du mail : Georgios Gatopoulos et Marialena Athanasopoulou.
Sur un ton des plus chaleureux, le Français écrit à son « cher Bob », suite à leur rencontre « utile, édifiante et opportune » dans le bureau du patron du Fond monétaire international (FMI) le lundi précédent. Ce jour là, le lundi 31 octobre 2011, le premier ministre George Papandréou annonce un référendum (qui sera finalement annulé). « Espérons que la situation restera sous contrôle, s’autorise le dirigeant d’entreprise, et que le peuple grec décidera de rester dans l’euro et de retourner sur la voie des réformes ».

Lafarge transmet ses propres propositions de réformes

Mais Lafarge a un autre objectif en ligne de mire : la réforme du droit du travail, qui ne va pas assez loin pour le cimentier. L’émissaire de Lafarge minimise la portée des réformes structurelles entreprises par le gouvernement sous la pression de la Troïka – les experts de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne (BCE) et du FMI chargés d’auditer les finances publiques dans le cadre de l’accord de refinancement de la Grèce négocié en 2010. D’après lui, celles-ci n’ont « malheureusement (...) pas démontré leur efficacité (…), soit en raison de l’inadéquation des mesures, soit des lacunes constatées dans leur mise en œuvre ».
Il faut dire qu’Héraclès, « l’un des plus grands groupes industriels en Grèce », a subi « cinq trimestres consécutifs de pertes nettes ». Des résultats désastreux dus, se plaint le dirigeant de Lafarge, à « la baisse de 65% de la demande de ciment en Grèce, à la chute des exportations et l’incapacité du gouvernement à payer les entrepreneurs pour le travail accompli ». Ce qui aurait entraîné l’apparition de « créances douteuses » à hauteur de « 65 millions d’euros » pour sa seule filiale. Le patron propose donc de renverser la vapeur.
« Comme promis », il joint à son e-mail « un document informel résumant la proposition de Lafarge pour des réformes structurelles plus ciblées ». Avec, en ligne de mire, le démantèlement d’une part cruciale des acquis sociaux des travailleurs grecs jugés peu productifs et trop chers : « Un employé produit 2,6 tonnes, contre 5,3 tonnes par employé en Espagne (...) le coût moyen par employé est de 67 000 euros contre 49 000 euros au Royaume-Uni ». Des suggestions qui vont en partie, hasard ou non, se retrouver dans la future réforme du travail, votée quelques mois plus tard.





La première proposition du cimentier : « La généralisation de groupes d’arbitrage indépendants composés d’hommes d’affaires respectés et de professionnels sans affiliation politique » en lieu et place de l’Organisation de médiation et d’arbitrage grec (OMED). L’organisme national, qui intervient lors des litiges autour des négociations de conventions entre employeurs et salariés est coupable, d’après lui, d’outrepasser ses fonctions et de « maintenir en vigueur des conventions collectives antérieures » à « l’esprit de la loi » 3899, votée onze mois plus tôt, en décembre 2010. Une loi à laquelle il semble tenir puisque celle-ci vise à « mieux équilibrer le pouvoir employeurs-employés dans la négociation » au sein de l’entreprise et qui, par dessus tout, limite les compétences de l’OMED « aux discussions sur le salaire minimum ».

Faciliter les licenciement, abolir les conventions collectives

Licencier plus facilement, c’est le deuxième desiderata de Lafarge. Le cimentier trouve les licenciements « trop spécifiquement et trop strictement définis » par la loi (sic). Résultat, il s’insurge de voir « les licenciements facilement contestés devant les tribunaux ». La loi de décembre 2010 avait pourtant déjà mis un coup de canif aux limitations en faisant passer « le seuil de licenciement de 2% à 5% de l’effectif », avec « un maximum de 30 mises à pied par mois » pour les entreprises de plus de 150 employés. Là encore, il juge cette disposition insuffisante pour les grands groupes. Il ouvre donc une nouvelle piste de réflexion – assez obscure il faut le dire : « Permettre aux entreprises d’absorber les cotisations sociales des employés proches de la retraite, sans aucun critère restrictif ». Pour convaincre son interlocuteur, il fait miroiter des « gains multiples pour l’État (...), pour l’employé et pour l’entreprise ».
Troisième mesure réclamée par Lafarge, l’abolition des conventions collectives sectorielles afin de donner davantage de « souplesse aux renégociations potentielles des conventions d’entreprise ». Le géant du ciment est dans les petits papiers du patron du FMI en Grèce. Il a la ferme intention d’en profiter pour forcer le gouvernement hellène à aller plus loin que la limitation des procédures de négociations collectives décrétée le 21 octobre 2011, soit une dizaine de jours avant ce mail. Pierre Deleplanque, s’il était roi, préférerait que chaque société dispose de sa propre convention d’entreprise.

Après le FMI, la BCE

Enfin, les entreprises ne se porteraient-elles pas mieux si elles avaient le pouvoir unilatéral de procéder à des licenciements collectifs ? Un point qui tient particulièrement à cœur au cimentier qui s’apprête – mais ça, il ne le précise pas – à mettre dehors les 236 salariés de son usine de Chalcis. Jusque là en Grèce, quand une entreprise souhaite procéder à un licenciement collectif, elle a besoin de l’aval du ministère du Travail. Trop contraignant pour Pierre Deleplanque, qui propose de « simplifier la procédure » en se passant de l’approbation de l’administration. Pour donner le change, il associerait l’OMED, comme garant de ce nouveau procédé. Mais seulement à une condition : « Le renouveau » de l’organisme national d’arbitrage et de médiation, tel qu’il l’a mentionné quelques lignes plus haut. Bref, à condition de soumettre l’OMED au milieu des affaires.
Enfin, Pierre Deleplanque se sert aussi de cette correspondance privée avec Bob Traa pour demander au Néerlandais de lui « renvoyer » les noms « des personnes de la Commission européenne à Bruxelles en charge du programme de la réforme structurelle grecque »« Nous avons peut-être mal orthographié leurs noms », précise-t-il. Sur la base de coordonnées transmises par le fonctionnaire du FMI, Deleplanque va donc poursuivre son travail de lobbying auprès des membres de la Commission européenne, l’autre bras armé de la Troïka. Selon toute vraisemblance, la stratégie s’avère payante.

La plupart des mesures dans la loi

Au cours de l’année 2012, les rêves de Deleplanque vont devenir réalité. Trois lois (4024/12, 4046/12, 4093/2012) sont promulguées dans le cadre du deuxième plan de « sauvetage » de la Grèce. Celles-ci reprennent la majorité des propositions de Lafarge. L’Institut syndical européen (European Trade Union Institute, ETUI) les résume ainsi : « les résultats de ces réformes “structurelles” ont été la fragmentation et la déstabilisation du système de la négociation collective, la baisse drastique des salaires nominaux (“le salaire minimum national a été abaissé en 2012, passant de 751euros brut par mois à 586 euros”) et la réduction des ressources (cotisations) pour le système de la sécurité sociale ». Quant au système d’arbitrage chapeauté par l’OMED, il a été neutralisé.
Parmi les quatre propositions de l’industriel, seule celle visant à une déréglementation totale des licenciements collectifs n’a pas été retenue dans le mémorandum de février 2012, engageant un deuxième plan d’aide à 130 milliards d’euros en échange de ces fameuses « réformes structurelles ». Mais la Troïka ne désespère pas, six ans après les « conseils » de Pierre Deleplanque, de remettre cette mesure au goût du jour (voir encadré). Quoi qu’il en soit, les effets des lois de 2012 se font aujourd’hui sentir dans tout le pays.

Lafarge, un « donneur d’ordre » parmi d’autres

Cette réforme a été « d’une violence sans précédent, se souvient Alexis Mitropoulos, avocat et professeur de droit du travail réputé à l’université d’Athènes. Les changements demandés par Lafarge ont conduit à une multiplication des formes atypiques de travail et à une plus grande flexibilité : l’explosion du travail à temps partiel, à durée déterminée et même les temps plein bon marché ». Résultat, souligne cet ancien député Syriza, premier vice-président du parlement jusqu’en 2015 qui a rendu son tablier quand Tsipras a changé de cap, « beaucoup de familles sont passées au-dessous du niveau de pauvreté. Ces changements ont amplifié la crise humanitaire ».
Toutefois, à la décharge de la multinationale, Lafarge n’a pas été le seul groupe à tirer profit du marasme économique. L’influence du secteur privé a irrigué l’ensemble des mesures d’austérité qui ont étranglé les grecs dès 2010. Et c’est le FMI lui même qui le constate de manière « frappante », dit-il, dans un mémorandum confidentiel publié en 2014 par nos confrères du Wall Street Journal et d’El País.
Dans ce document secret, le board du Fond confie que « le secteur privé est pleinement à l’origine du programme considéré comme l’outil permettant de mettre fin à plusieurs privilèges dans le secteur public ». Avec la publication de cet e-mail, Lafarge n’a donc fait que rejoindre la longue liste de ces entreprises et de ces hommes de l’ombre écoutés par la Troïka, qui ont influé sur les décisions politiques du pays. La presse grecque les a baptisé les « Whisperers » (chuchoteurs).
Benoit Drevet et Nikolas Leontopoulos, avec Leïla Miñano, pour Investigate Europe.
Photo : tim goode
NB : Sollicité à plusieurs reprises par Bastamag, Lafarge Holcim n’a pas souhaité donner suite à nos demandes d’interview. Pierre Deleplanque semble, quant à lui, couler des jours heureux après avoir été promu, en octobre 2015, directeur régional de Lafarge Holcim pour les marchés européens émergents.

Investigate Europe (IE) est un projet pilote paneuropéen : une équipe de neuf journalistes travaillant dans huit pays européens, qui enquêtent sur des sujets ayant une résonance sur l’ensemble du continent. IE publie des articles dans plus d’une dizaine de journaux. Parmi eux figurent notamment le Tagsspiegel (Allemagne), EuObserver (UK), Newsweek Polska (Pologne), Publico (Portugal), Infolibre(Espagne), Aftenposten (Norvège), Corriere della Sera et Il Fatto Quotidiano (Italie), ViceGreece et Efsyn (Grèce), Falter (Autriche), Dagen Arbet (Suède), The Black Sea(Roumania), Ugebrevet A4 (Danemark), Pot Crto (Slovenie), EUObserver (UK), En savoir plus sur le projet : www.investigate-europe.eu.