Les quartiers défavorisés financeront-ils la réforme des rythmes scolaire ?
LE MONDE| Par Roberto Beltrami et Stéphane LavignotteLa réforme des rythmes scolaires va-t-elle avoir pour effet pervers et inattendu un transfert des moyens d'action sociale des classes populaires vers les plus favorisés ? Les incertitudes sur son financement - grand absent des débats et des mobilisations sur le sujet - nous le font craindre. A priori, nous regardons ce projet d'un bon oeil.
Dans un livre phare des années 1970, Une société sans école, le philosophe Ivan Illich s'inquiète que la scolarisation obligatoire nuise à l'apprentissage, compris non seulement comme l'enseignement pratique d'un métier mais aussi comme la capacité des personnes à apprendre par elles-mêmes. Car il se crée alors une dépendance à l'institution - on croit ne pouvoir apprendre qu'à l'école - qui est aussi une manière de perdre du pouvoir sur sa vie, personnellement et collectivement : par l'apprentissage "sur le tas", les classes populaires étaient les maîtres de leur propre éducation ; avec le développement de l'institution école, elles la remettent entre les mains d'une autre classe. Cela crée un sentiment durable de frustration et d'illégitimité chez celles et ceux qui n'ont pas suivi une scolarité longue.Nous ne rappelons pas cela pour remettre en question l'urgence de moyens et d'une réforme de l'école, mais pour dire que faire mieux l'école, c'est parfois en faire moins, et faire une place à d'autres formes d'éducation. Dans nos maisons de quartier ou celles dans lesquelles nous avons travaillé se déroule de l'éducation non scolaire : l'animation des centres de loisir, le scoutisme, les ateliers d'éducation populaire... Faire entrer ces techniques dans l'école nous semble une chance pour tout le monde. Notre inquiétude est ailleurs : avec quels sous ? Nous craignons que ce soit les nôtres.
FINANCEMENTS MENACÉS
L'Etat compte sur les municipalités pour financer l'animation au moment même où il baisse de 4,5 milliards d'euros les dotations aux collectivités locales. Par ailleurs, dans le cadre du renouvellement des partenariats, les acteurs de l'action sociale commencent à s'entendre dire que ce sont les caisses d'allocations familiales (CAF) - l'un des rares acteurs qui a encore un peu d'argent pour l'action sociale ! - qui viendraient payer la différence. Peu de monde le sait, mais les CAF ne font pas que distribuer lesdites allocations. Elles financent les centres sociaux, les maisons de quartier, l'accompagnement scolaire assuré par les associations...
Depuis des mois, la convention d'objectifs de la CAF est en panne de signature à cause de cette incertitude budgétaire. Des nouveaux financements de centres sociaux ou de structures d'animation locales sont menacés. De plus, quel serait l'effet de la mise sous condition de ressources des allocations familiales sur les moyens des CAF ? Quoi qu'on pense de cette réforme en termes de justice sociale, pour des raisons incompréhensibles à un simple mortel, cela réduira leur budget dans les grandes villes.
Ainsi, le scénario catastrophe qui se dessine est le suivant : pour payer la réforme des rythmes scolaires, on prend les derniers deniers des villes déjà paupérisées par la réduction des dotations de l'Etat en raison de la politique libérale du gouvernement en matière de finances publiques ; on oblige les CAF à payer la différence, et ni les villes ni les CAF n'ont plus d'argent pour les structures de quartier qui font de l'accompagnement scolaire, de l'éducation non scolaire, qui suivent les décrocheurs...
PÉRÉQUATION
Mais il y a encore plus surprenant. Aujourd'hui, les CAF financent toutes les structures sociales, quels que soient les revenus des familles qui en profitent : il y a la volonté de faire une politique pour toutes les familles et, ainsi, de favoriser une sociabilité interclasses et intercultures. Mais, de facto, les initiatives sociales se déroulent souvent dans les quartiers populaires. Demain, si les CAF doivent financer les écoles, y compris celles des villes et des quartiers riches, cela signifie qu'on aurait une redistribution des moyens... des quartiers populaires vers ceux plus favorisés !
Cela n'est pas acceptable. La nécessaire politique des rythmes scolaires et la mise en place bienvenue de l'animation dans l'école doivent s'accompagner d'autres choix budgétaires. Ne pas faire appel aux financements des CAF. Revenir sur la purge financière de l'Etat (en tant que protestants, nous sommes chagrinés qu'on utilise les beaux mots d'austérité et de rigueur pour cette politique qui donne l'argent des classes populaires aux actionnaires). Organiser, enfin, la péréquation des richesses entre les budgets des villes et des départements pauvres et riches. Nous ne pouvons qualifier de tels choix de politique de justice sociale !
Roberto Beltrami et Stéphane Lavignotte