Les sondologues de BVA contresignent l’accord Medef-syndicats minoritaires
par
, , le 18 mars 2013
Les événements de la vie sociale et politique sont en permanence rythmés, depuis plusieurs années, par la réalisation et la publication de sondages commandés par les organes de presse qui, tel le chœur du théâtre antique, sont censés dire « ce que le peuple en pense ». Le récent accord sur le marché du travail signé par le MEDEF et des syndicats minoritaires (mais ni par FO et la CGT) n’a pas échappé à cette pratique puisque, sitôt l’accord signé, un sondage a été réalisé par l’institut BVA pour la chaîne d’information I-Télé.
Une fois de plus, la sondologie qui prétend dire « scientifiquement » ce que pensent les Français sur tout et n’importe quoi et constituer un exercice de démocratie directe se montre faiblement scientifique et illusoirement démocratique.
Une fois de plus, la sondologie qui prétend dire « scientifiquement » ce que pensent les Français sur tout et n’importe quoi et constituer un exercice de démocratie directe se montre faiblement scientifique et illusoirement démocratique.
Un sondage, donc, diffusé le 8 mars 2013, sous le titre « Les Français et la réforme du marché du travail ». Avec le même souci de transparence que celui qui devrait animer les instituts de sondages, nous vous offrons ici les résultats et le commentaire proposés par BVA :
Par exemple, rien n’est dit sur les refus de répondre au questionnaire (pour une personne qui accepte de répondre combien de personnes ont été contactées ?). Or ce taux de non réponse au questionnaire qui, lui, n’est pas « marginal » n’est jamais donné par les instituts alors que, selon les instituts et le type de sondage, il faut contacter entre 5 et 10 personnes pour en avoir une qui accepte de se prêter au jeu du questionnaire. C’est dire que la représentativité des échantillons ne porte que sur une sous-catégorie de la population : celle qui accepte de répondre.
Mais il y a une arnaque encore plus énorme qui réside dans ce que les instituts s’accordent à appeler une « opinion » et dans le type de questions qui sont posées pour la saisir. Le sondage sur le récent accord est exemplaire à cet égard en raison de la naïveté avec laquelle le sondeur vend la mèche. Le fabricant du sondage prend acte – confusément – de ce qui devrait pourtant être une évidence, à savoir qu’on ne peut raisonnablement demander une opinion que sur un sujet que les enquêtés connaissent.
C’est ainsi que, dans ce sondage, les questions sur le récent accord n’ont été posées qu’aux enquêtés qui « en ont entendu parler » mais sans plus de précision car aucune question complémentaire n’a été posée pour saisir le degré de connaissance que peuvent avoir les enquêtés de cet accord dont ils « ont entendu parler ». De même, on leur demande s’ils trouvent cet accord « très bon », « plutôt bon », « plutôt mauvais » ou « très mauvais » sans préciser en quoi ils le trouvent « très bon », etc. Ou encore, sans explication ni justification, s’il « favorise davantage les salariés que les employeurs », ou l’inverse, ou s’il « favorise autant les salariés et les employeurs ».
On notera au passage que, en demandant qui est davantage favorisé, les termes employés dans la question sont entièrement positifs et semblent appuyer la thèse de l’accord « gagnant-gagnant ». Hors de question de penser à un seul moment que l’accord pourrait défavoriser l’une des parties. La seule question est de savoir qui il favorise le plus. De surcroît, le souci formel d’équilibre dans les réponses proposées conduit à des formulations grammaticalement absurdes : si les accords favorisent autant l’un et l’autre, alors ils ne favorisent ni l’un ni l’autre…
La fabrication de l’opinion publique
En fait, l’essentiel est d’obtenir des réponses sans s’occuper de ce qu’elles peuvent signifier réellement. Les réponses sont recueillies telles quelles, afin d’être additionnées pour fabriquer de toutes pièces ce fétiche qu’est « l’opinion publique », « l’opinion des Français » et même « ce que pensent les Français » ou « ce que les Français nous disent » pour reprendre les formules dont se gargarisent les sondeurs, les commentateurs et les responsables politiques persuadés qu’ils incarnent, et eux seulement, la légitimité démocratique. Or, ces enquêtes dites « d’opinion » visent généralement à savoir si les Français sont « favorables » ou non à quelque chose (ce peut être n’importe quoi et c’est souvent n’importe quoi) sans que l’on sache exactement à quoi précisément se réfèrent les réponses qui sont plus ou moins extorquées aux enquêtés. Et, en l’espèce, une simple batterie de questions visant à saisir ce que les enquêtés savent vraiment du contenu précis de l’accord sur lequel on leur demande de se prononcer mènerait probablement à exclure une très large partie des sondés. Mais, en ce cas, les instituts de sondage pourraient-ils encore dire qu’ils mesurent « l’opinion publique », « l’opinion des Français » ?
On ne dira jamais assez que cette pratique du sondage trahit une curieuse conception de la démocratie. Elle repose sur une opération qui tend à faire disparaître les tensions et les oppositions qui existent normalement dans toute société entre les divers groupes sociaux : pour cela, il suffit de fabriquer un échantillon représentatif qui prend en compte la diversité de la population (selon l’âge, le sexe, la catégorie sociale, etc.) puis de faire disparaître cette diversité en la résorbant dans une figure unique : celle de L’Opinion publique, véritable personnage qui serait doté d’une pensée et d’une volonté. Et tel commentateur pourra dire, lorsque que les Français semble vouloir, à égalité de pourcentage, des choses contradictoires, que « les Français ne savent pas ce qu’ils veulent » sans voir que ce n’est pas la même personne qui veut des choses contradictoires mais des groupes différents avec des systèmes d’intérêts différents que l’on a artificiellement regroupés sous la dénomination « d’opinion publique ».
Les sondages, si l’on en croit ce que laissent entendre et affirment parfois les instituts de sondage, s’apparenteraient à des référendums. C’est oublier un peu vite que, dans le cas des sondages, il n’existe pas de campagne électorale préalable permettant à chacun de prendre position en fonction des arguments publiquement échangés entre les différents partis politiques et même, grâce à internet, en fonction de l’analyse du dispositif soumis au vote comme on a pu le voir dans le cas, exemplaire, du référendum sur le traité constitutionnel européen. Dans un référendum, les citoyens ont le temps de se préparer à voter, et de se faire leur opinion en glanant des informations, sachant des mois à l’avance, la question qui leur sera posée. Il y a nécessairement un débat préalable à la prise de position des citoyens, ce qui n’est pas vraiment le cas des sondages d’opinion. A moins de considérer, dans le cas présent, que la présentation médiatique de l’accord Medef-syndicats minoritaires peut être assimilée à un débat.
Or le moins qu’on puisse dire est que le traitement médiatique du contenu de cet accord a été superficiel et unilatérale dans un grand nombre de médias, ceux-ci se contentant bien souvent de reprendre les mots d’ordre du gouvernement (voir notre précédent article :« Les éditocrates contresignent l’accord MEDEF-CFDT »), matraquant que c’est un accord « destiné à offrir plus de souplesse aux entreprises et davantage de protection aux salariés ». Dans ce contexte, il n’est donc pas étonnant que 62% des sondés le trouve (pour l’instant…) « plutôt bon ».
Pour que 62% des Français (c’est-à-dire toutes catégories socio-professionnelles mélangées) qui répondent aux sondeurs qu’ils ont entendu parler de cet accord le trouvent « globalement bon » (rappelons qu’ils ne sont que 78% des enquêtés à dire ou à prétendre qu’ils en ont entendu parler), il suffit donc – de l’aveu même du sondeur - d’en parler le moins possible, de ne pas en débattre, de faire en sorte qu’une grande partie de la population ne sache pas vraiment de quoi il retourne afin de pouvoir répondre, en toute méconnaissance de cause, aux questions des sondeurs parce qu’ils auront « un peu entendu parler » de ce sur quoi on les interroge.
Des réponses logiques et sociologiques
Est-ce à dire que les enquêtés répondent n’importe quoi lorsqu’ils ne sont pas en mesure, comme dans ce sondage, de se forger une opinion personnelle sur un accord dont, pour la plupart, ils ne connaissent pas le contenu précis ? La réponse est bien évidemment négative parce qu’il y a une logique dans la production de réponses ce qui fait que les réponses obtenues sont en grande partie prévisibles et semblables quels que soient les instituts de sondage (ce qui contribue à persuader les sondeurs de la scientificité de leurs travaux puisqu’ils trouvent la même chose).
Or comme pour nombre de sondages d’opinion, le sondage ne livre pas « l’opinion des Français » - ici sur cet accord - , mais les effets des stratégies utilisées par les enquêtés pour se sortir le mieux possible d’une situation embarrassante qui consiste, sur le champ, à dire quelque chose même quand on ne sait pas quoi répondre.
Si l’on considère, par exemple, les réponses en fonction des catégories socioprofessionnelles, on constate que les CSP+ (Catégories Socio-professionnelles favorisées) sont très favorables à cet accord (72%) entre autre parce qu’il est signé par le MEDEF et refusé par FO et la CGT tandis que les CSP- (les classes populaires) y sont fortement hostiles (à 64%) pour la même raison mais inversement. En effet, il y a fort à parier que bon nombre d’enquêtés se sont repérés dans l’urgence de la réponse à donner, au fait – précision que les sondeurs ont eu l’astuce de mentionner – que l’accord avait été signé par le MEDEF et refusé par FO et la CGT. À quoi s’est sans doute ajouté, pour les enquêtés CSP-, le fait qu’ils savent, d’expérience, que les réformes se font rarement à leur bénéfice.
Quant au fait de savoir si ces accords « favorisent » ou non l’un des partenaires, on peut penser que les réponses s’appuient très probablement sur l’expérience passée des CSP+ et CSP- en matière de contrat de travail plus que sur la lecture des accords récents : les CSP+ qui, dans leur majorité, ne sont pas des adeptes de la lutte des classes, disent, à 57%, que dans cet accord, il n’y a « ni vainqueur ni vaincu » sans doute pour inciter les salariés à s’y conformer alors que les CSP- déclarent à 72% que l’accord favorise les employeurs, manifestant ainsi que la lutte n’est pas terminée, même si l’accord a été signé.
Des commentaires de conseiller du gouvernement
De tout cela le directeur d’études de BVA Opinion ne dit rien. Quittant le costume de savant, il ne se borne pas à constater : il commente. Et il le fait du point de vue du gouvernement et à son intention : « Bonne nouvelle pour le gouvernement : l’accord sur le marché du travail est majoritairement approuvé par les Français ». Qu’importe si personne n’est en mesure de dire ce que les sondés approuvent exactement. Qu’importe si le commentaire excède complètement ce que le sondage, même sommairement, indique. Il suffit de dire ce qu’il suggère… en se montrant plus soucieux d’évaluer les risques encourus par le gouvernement que ceux qui menacent les salariés. D’où cette mise en garde (qui est aussi une alerte adressée au gouvernement) : « Mais attention, cette réforme reste tout de même très risquée pour le gouvernement » notamment parce que « les opposants à cette réforme disposent d’un potentiel de progression »La preuve ? « 22% des Français n’ont pas du tout entendu parler de cet accord et les arguments « anti-accord » de la gauche de la gauche, de la CGT et de Force ouvrière pourraient se faire davantage entendre, lors du débat parlementaire. »
Passons sur l’incongruité de cette présentation qui laisse entendre que les opposants à l’accord ne pourraient se faire entendre qu’auprès de ceux qui n’en ont pas entendu parler. Et lisons comme un aveu l’indication selon laquelle l’opposition à l’accord pourrait croître si le débat donnait les moyens aux sondés de savoir de quoi on parle… avant de leur demander, même par sondage leur avis. A moins que l’extrême sollicitude du sondologue à l’égard du gouvernement (et indirectement à l’égard des signataires de l’accord) n’incite à lire ces commentaires comme une recommandation adressée au gouvernement d’éviter tout débat de fond sur le sujet ? On ne peut pas dire plus clairement (plus cyniquement ?) que le débat en politique n’est pas souhaitable si l’on veut peser sur cette « opinion publique » qui sort des ordinateurs des instituts de sondages
D’ailleurs, les raisons qui poussent BVA à apporter ces doctes conseils sont pour le moins amusantes... La première source de crainte est que « le fort soutien du Medef à cet accord pourrait nuire à sa popularité ». D’autre part, « si 72% des CSP+ estiment que cet accord est bon, 64% des CSP- estiment au contraire qu’il est mauvais ». Rappelons que les CSP+ (Catégories Socio-professionnelles favorisées) correspondent aux statuts suivants : chefs d’entreprises, artisans et commerçants, cadres, professions intellectuelles supérieures et professions intermédiaires et que les CSP- regroupent principalement les ouvriers et les employés. De plus, le commentateur indique que « c’est uniquement parce qu’ils sont moins nombreux à en avoir entendu parler et parce que les retraités louent cet accord, que ce rejet des CSP- n’impacte pas plus l’adhésion globale à cet accord. » Or le moins qu’on puisse dire est que c’est justement ces CSP- qui constituent la majeure partie de ces « salariés » dont on essaye de voir s’ils sont plus ou moins favorisés que les « employeurs » par cet accord.
Dès lors, des adeptes de la sondologie pourraient adopter une autre lecture, tout aussi plausible, de ce même sondage et affirmer que c’est une bonne nouvelle pour les syndicats CGT et FO puisque, du moins selon le flou sondagier, ils semblent assez largement soutenus par ceux qu’ils prétendent représenter.
Si nous étions gagnés par la sondomanie, nous devrions alors inverser les commentaires. Au lieu de proclamer « Bonne nouvelle pour le gouvernement : l’accord sur le marché du travail est majoritairement approuvé par les Français », il faudrait se réjouir ainsi : « Bonne nouvelle pour les syndicats opposés à cet accord, ils sont majoritaires parmi ceux qu’ils représentent. » Et au lieu de mettre ainsi en garde le gouvernement « Mais attention, cette réforme reste tout de même très risquée pour le gouvernement », il faudrait annoncer à son de trompes : « Mais attention, la partie, malheureusement, est loin d’être gagnée pour les opposants à cette réforme ! »
Mais, pour le savoir, nul besoin d’un sondage…
Lucas Baire et Patrick Champagne (avec Henri
- Les biais d’une fausse science
Par exemple, rien n’est dit sur les refus de répondre au questionnaire (pour une personne qui accepte de répondre combien de personnes ont été contactées ?). Or ce taux de non réponse au questionnaire qui, lui, n’est pas « marginal » n’est jamais donné par les instituts alors que, selon les instituts et le type de sondage, il faut contacter entre 5 et 10 personnes pour en avoir une qui accepte de se prêter au jeu du questionnaire. C’est dire que la représentativité des échantillons ne porte que sur une sous-catégorie de la population : celle qui accepte de répondre.
Mais il y a une arnaque encore plus énorme qui réside dans ce que les instituts s’accordent à appeler une « opinion » et dans le type de questions qui sont posées pour la saisir. Le sondage sur le récent accord est exemplaire à cet égard en raison de la naïveté avec laquelle le sondeur vend la mèche. Le fabricant du sondage prend acte – confusément – de ce qui devrait pourtant être une évidence, à savoir qu’on ne peut raisonnablement demander une opinion que sur un sujet que les enquêtés connaissent.
C’est ainsi que, dans ce sondage, les questions sur le récent accord n’ont été posées qu’aux enquêtés qui « en ont entendu parler » mais sans plus de précision car aucune question complémentaire n’a été posée pour saisir le degré de connaissance que peuvent avoir les enquêtés de cet accord dont ils « ont entendu parler ». De même, on leur demande s’ils trouvent cet accord « très bon », « plutôt bon », « plutôt mauvais » ou « très mauvais » sans préciser en quoi ils le trouvent « très bon », etc. Ou encore, sans explication ni justification, s’il « favorise davantage les salariés que les employeurs », ou l’inverse, ou s’il « favorise autant les salariés et les employeurs ».
On notera au passage que, en demandant qui est davantage favorisé, les termes employés dans la question sont entièrement positifs et semblent appuyer la thèse de l’accord « gagnant-gagnant ». Hors de question de penser à un seul moment que l’accord pourrait défavoriser l’une des parties. La seule question est de savoir qui il favorise le plus. De surcroît, le souci formel d’équilibre dans les réponses proposées conduit à des formulations grammaticalement absurdes : si les accords favorisent autant l’un et l’autre, alors ils ne favorisent ni l’un ni l’autre…
La fabrication de l’opinion publique
En fait, l’essentiel est d’obtenir des réponses sans s’occuper de ce qu’elles peuvent signifier réellement. Les réponses sont recueillies telles quelles, afin d’être additionnées pour fabriquer de toutes pièces ce fétiche qu’est « l’opinion publique », « l’opinion des Français » et même « ce que pensent les Français » ou « ce que les Français nous disent » pour reprendre les formules dont se gargarisent les sondeurs, les commentateurs et les responsables politiques persuadés qu’ils incarnent, et eux seulement, la légitimité démocratique. Or, ces enquêtes dites « d’opinion » visent généralement à savoir si les Français sont « favorables » ou non à quelque chose (ce peut être n’importe quoi et c’est souvent n’importe quoi) sans que l’on sache exactement à quoi précisément se réfèrent les réponses qui sont plus ou moins extorquées aux enquêtés. Et, en l’espèce, une simple batterie de questions visant à saisir ce que les enquêtés savent vraiment du contenu précis de l’accord sur lequel on leur demande de se prononcer mènerait probablement à exclure une très large partie des sondés. Mais, en ce cas, les instituts de sondage pourraient-ils encore dire qu’ils mesurent « l’opinion publique », « l’opinion des Français » ?
On ne dira jamais assez que cette pratique du sondage trahit une curieuse conception de la démocratie. Elle repose sur une opération qui tend à faire disparaître les tensions et les oppositions qui existent normalement dans toute société entre les divers groupes sociaux : pour cela, il suffit de fabriquer un échantillon représentatif qui prend en compte la diversité de la population (selon l’âge, le sexe, la catégorie sociale, etc.) puis de faire disparaître cette diversité en la résorbant dans une figure unique : celle de L’Opinion publique, véritable personnage qui serait doté d’une pensée et d’une volonté. Et tel commentateur pourra dire, lorsque que les Français semble vouloir, à égalité de pourcentage, des choses contradictoires, que « les Français ne savent pas ce qu’ils veulent » sans voir que ce n’est pas la même personne qui veut des choses contradictoires mais des groupes différents avec des systèmes d’intérêts différents que l’on a artificiellement regroupés sous la dénomination « d’opinion publique ».
Les sondages, si l’on en croit ce que laissent entendre et affirment parfois les instituts de sondage, s’apparenteraient à des référendums. C’est oublier un peu vite que, dans le cas des sondages, il n’existe pas de campagne électorale préalable permettant à chacun de prendre position en fonction des arguments publiquement échangés entre les différents partis politiques et même, grâce à internet, en fonction de l’analyse du dispositif soumis au vote comme on a pu le voir dans le cas, exemplaire, du référendum sur le traité constitutionnel européen. Dans un référendum, les citoyens ont le temps de se préparer à voter, et de se faire leur opinion en glanant des informations, sachant des mois à l’avance, la question qui leur sera posée. Il y a nécessairement un débat préalable à la prise de position des citoyens, ce qui n’est pas vraiment le cas des sondages d’opinion. A moins de considérer, dans le cas présent, que la présentation médiatique de l’accord Medef-syndicats minoritaires peut être assimilée à un débat.
Or le moins qu’on puisse dire est que le traitement médiatique du contenu de cet accord a été superficiel et unilatérale dans un grand nombre de médias, ceux-ci se contentant bien souvent de reprendre les mots d’ordre du gouvernement (voir notre précédent article :« Les éditocrates contresignent l’accord MEDEF-CFDT »), matraquant que c’est un accord « destiné à offrir plus de souplesse aux entreprises et davantage de protection aux salariés ». Dans ce contexte, il n’est donc pas étonnant que 62% des sondés le trouve (pour l’instant…) « plutôt bon ».
Pour que 62% des Français (c’est-à-dire toutes catégories socio-professionnelles mélangées) qui répondent aux sondeurs qu’ils ont entendu parler de cet accord le trouvent « globalement bon » (rappelons qu’ils ne sont que 78% des enquêtés à dire ou à prétendre qu’ils en ont entendu parler), il suffit donc – de l’aveu même du sondeur - d’en parler le moins possible, de ne pas en débattre, de faire en sorte qu’une grande partie de la population ne sache pas vraiment de quoi il retourne afin de pouvoir répondre, en toute méconnaissance de cause, aux questions des sondeurs parce qu’ils auront « un peu entendu parler » de ce sur quoi on les interroge.
Des réponses logiques et sociologiques
Est-ce à dire que les enquêtés répondent n’importe quoi lorsqu’ils ne sont pas en mesure, comme dans ce sondage, de se forger une opinion personnelle sur un accord dont, pour la plupart, ils ne connaissent pas le contenu précis ? La réponse est bien évidemment négative parce qu’il y a une logique dans la production de réponses ce qui fait que les réponses obtenues sont en grande partie prévisibles et semblables quels que soient les instituts de sondage (ce qui contribue à persuader les sondeurs de la scientificité de leurs travaux puisqu’ils trouvent la même chose).
Or comme pour nombre de sondages d’opinion, le sondage ne livre pas « l’opinion des Français » - ici sur cet accord - , mais les effets des stratégies utilisées par les enquêtés pour se sortir le mieux possible d’une situation embarrassante qui consiste, sur le champ, à dire quelque chose même quand on ne sait pas quoi répondre.
Si l’on considère, par exemple, les réponses en fonction des catégories socioprofessionnelles, on constate que les CSP+ (Catégories Socio-professionnelles favorisées) sont très favorables à cet accord (72%) entre autre parce qu’il est signé par le MEDEF et refusé par FO et la CGT tandis que les CSP- (les classes populaires) y sont fortement hostiles (à 64%) pour la même raison mais inversement. En effet, il y a fort à parier que bon nombre d’enquêtés se sont repérés dans l’urgence de la réponse à donner, au fait – précision que les sondeurs ont eu l’astuce de mentionner – que l’accord avait été signé par le MEDEF et refusé par FO et la CGT. À quoi s’est sans doute ajouté, pour les enquêtés CSP-, le fait qu’ils savent, d’expérience, que les réformes se font rarement à leur bénéfice.
Quant au fait de savoir si ces accords « favorisent » ou non l’un des partenaires, on peut penser que les réponses s’appuient très probablement sur l’expérience passée des CSP+ et CSP- en matière de contrat de travail plus que sur la lecture des accords récents : les CSP+ qui, dans leur majorité, ne sont pas des adeptes de la lutte des classes, disent, à 57%, que dans cet accord, il n’y a « ni vainqueur ni vaincu » sans doute pour inciter les salariés à s’y conformer alors que les CSP- déclarent à 72% que l’accord favorise les employeurs, manifestant ainsi que la lutte n’est pas terminée, même si l’accord a été signé.
Des commentaires de conseiller du gouvernement
De tout cela le directeur d’études de BVA Opinion ne dit rien. Quittant le costume de savant, il ne se borne pas à constater : il commente. Et il le fait du point de vue du gouvernement et à son intention : « Bonne nouvelle pour le gouvernement : l’accord sur le marché du travail est majoritairement approuvé par les Français ». Qu’importe si personne n’est en mesure de dire ce que les sondés approuvent exactement. Qu’importe si le commentaire excède complètement ce que le sondage, même sommairement, indique. Il suffit de dire ce qu’il suggère… en se montrant plus soucieux d’évaluer les risques encourus par le gouvernement que ceux qui menacent les salariés. D’où cette mise en garde (qui est aussi une alerte adressée au gouvernement) : « Mais attention, cette réforme reste tout de même très risquée pour le gouvernement » notamment parce que « les opposants à cette réforme disposent d’un potentiel de progression »La preuve ? « 22% des Français n’ont pas du tout entendu parler de cet accord et les arguments « anti-accord » de la gauche de la gauche, de la CGT et de Force ouvrière pourraient se faire davantage entendre, lors du débat parlementaire. »
Passons sur l’incongruité de cette présentation qui laisse entendre que les opposants à l’accord ne pourraient se faire entendre qu’auprès de ceux qui n’en ont pas entendu parler. Et lisons comme un aveu l’indication selon laquelle l’opposition à l’accord pourrait croître si le débat donnait les moyens aux sondés de savoir de quoi on parle… avant de leur demander, même par sondage leur avis. A moins que l’extrême sollicitude du sondologue à l’égard du gouvernement (et indirectement à l’égard des signataires de l’accord) n’incite à lire ces commentaires comme une recommandation adressée au gouvernement d’éviter tout débat de fond sur le sujet ? On ne peut pas dire plus clairement (plus cyniquement ?) que le débat en politique n’est pas souhaitable si l’on veut peser sur cette « opinion publique » qui sort des ordinateurs des instituts de sondages
D’ailleurs, les raisons qui poussent BVA à apporter ces doctes conseils sont pour le moins amusantes... La première source de crainte est que « le fort soutien du Medef à cet accord pourrait nuire à sa popularité ». D’autre part, « si 72% des CSP+ estiment que cet accord est bon, 64% des CSP- estiment au contraire qu’il est mauvais ». Rappelons que les CSP+ (Catégories Socio-professionnelles favorisées) correspondent aux statuts suivants : chefs d’entreprises, artisans et commerçants, cadres, professions intellectuelles supérieures et professions intermédiaires et que les CSP- regroupent principalement les ouvriers et les employés. De plus, le commentateur indique que « c’est uniquement parce qu’ils sont moins nombreux à en avoir entendu parler et parce que les retraités louent cet accord, que ce rejet des CSP- n’impacte pas plus l’adhésion globale à cet accord. » Or le moins qu’on puisse dire est que c’est justement ces CSP- qui constituent la majeure partie de ces « salariés » dont on essaye de voir s’ils sont plus ou moins favorisés que les « employeurs » par cet accord.
Dès lors, des adeptes de la sondologie pourraient adopter une autre lecture, tout aussi plausible, de ce même sondage et affirmer que c’est une bonne nouvelle pour les syndicats CGT et FO puisque, du moins selon le flou sondagier, ils semblent assez largement soutenus par ceux qu’ils prétendent représenter.
Si nous étions gagnés par la sondomanie, nous devrions alors inverser les commentaires. Au lieu de proclamer « Bonne nouvelle pour le gouvernement : l’accord sur le marché du travail est majoritairement approuvé par les Français », il faudrait se réjouir ainsi : « Bonne nouvelle pour les syndicats opposés à cet accord, ils sont majoritaires parmi ceux qu’ils représentent. » Et au lieu de mettre ainsi en garde le gouvernement « Mais attention, cette réforme reste tout de même très risquée pour le gouvernement », il faudrait annoncer à son de trompes : « Mais attention, la partie, malheureusement, est loin d’être gagnée pour les opposants à cette réforme ! »
Mais, pour le savoir, nul besoin d’un sondage…
Lucas Baire et Patrick Champagne (avec Henri