lundi 30 juin 2014

"La politique de la ville conduit à territorialiser les difficultés des classes populaires" (Le grand soir)

"La politique de la ville conduit à territorialiser les difficultés des classes populaires"

Entretien paru dans l'Humanité Dimanche. Dans le nouveau découpage de la politique de la ville, annoncé par le gouvernement, il n’y aura plus que 700 communes, au lieu de 900, et 1 300 quartiers, au lieu de 2 500, éligibles aux aides à partir de janvier 2015. Un dispositif de plus voué à l’échec ? Pour Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, sociologues, la politique de la ville qui accompagne la « compétitivité des territoires » ne s’attaque pas aux causes des inégalités.
HD. La « nouvelle géographie de la politique de la ville » dresse une carte, mise à jour, des zones de pauvreté. Quelle première observation cette carte inspire-t-elle aux auteurs de « la Violence des riches » (1) ?
MONIQUE PINÇON-CHARLOT. Ce qui est curieux dans cette nouvelle carte des quartiers aidés, c’est qu’elle fait ressortir ce que nous ne pouvions pas imaginer, à savoir que beaucoup de villes riches touchaient des crédits au titre de la politique de la ville pour des quartiers « pauvres » au sein de ces communes. Il s’agit, entre autres, de Bourg-la-Reine et Sceaux, dans les Hauts-de-Seine, Biarritz et Anglet, dans les Pyrénées-Atlantiques, Grandville, en Normandie, Écully, dans le Rhône, Le Cannet et Saint-Raphaël, dans le Sud... Lorsque l’on connaît ces endroits, cela stupéfie.
Car voilà des communes dont la population est très majoritairement aisée, sinon riche. On y trouve un taux élevé d’assujettis à l’ISF. Et les municipalités ne seraient pas capables, sans les crédits de l’État, d’organiser l’aide aux quelques familles démunies qui y vivent ? C’est encore la preuve que les très riches ont des postures anti-redistributives vis-à-vis des autres classes sociales, et sont d’un cynisme à toute épreuve. La résistance à la construction de logements sociaux est d’ailleurs fréquente dans ces villes. Dans « la Violence des riches », nous décrivons, à Neuilly, un ensemble de 154 logements sociaux, cachés et complètement dégradés. Malgré la lutte des habitants, il n’y a pas de rénovation ni de perspective de relogement. C’est stupéfiant de voir une ville aussi riche que Neuilly s’occuper aussi mal de ces quelques familles modestes ainsi isolées dans ce qui prend des airs de ghetto.
HD. Le revenu le plus bas est le seul critère retenu pour bénéficier des crédits du nouveau contrat de ville. Ce critère n’exclut-il pas de fait diverses situations de précarité ?
M. P.-C. Réserver les quelques crédits disponibles en faveur des plus pauvres peut paraître une bonne chose. C’est un critère relativement facile à mettre en oeuvre. Mais on risque de passer à côté d’autres formes de pauvreté. Celle-ci est multidimensionnelle. Ce n’est pas seulement le bas revenu en soi, mais tout ce qu’il induit ou qui l’accompagne : misère au niveau de la santé, de l’école, de la famille, du type de logement occupé... Bref, c’est un système de pauvreté qu’il faudrait cibler et pas seulement avec un seul indicateur de revenu.
HD. Cela fait maintenant plus de 30 années que sont mis en oeuvre des dispositifs d’aide et d’accompagnement dans les zones urbaines et périurbaines. Or, les inégalités se creusent en même temps que se renforce une ségrégation multiforme. Est-ce l’échec de la politique de la ville ?

MICHEL PINÇON. La pauvreté a d’autres causes que les problèmes urbains. Les quartiers en difficulté rassemblent des familles maltraitées par notre société, par les inégalités croissantes. La politique de la ville conduit à territorialiser les difficultés des classes populaires. On utilise des critères géographiques pour nommer ces territoires : zones, banlieues, quartiers, cités. Cela a été initié sous François Mitterrand en même temps que la décentralisation, dans les années 1980, au moment où s’est mis en place le néolibéralisme. Cette phase du système capitaliste où on dérégule les marchés et où la finance prend le pouvoir sur le politique. À ce moment-là, se met en oeuvre une guerre de classes avec des champs de bataille qui concernent tous les domaines de l’activité économique et sociale, dont l’espace géographique, avec la « compétitivité des territoires ». Il s’agit de rendre les territoires riches attractifs pour le capital et pour les entreprises, avec l’aide de l’État, bien entendu.
« QUE BEAUCOUP DE VILLES RICHES AIENT TOUCHÉ DES CRÉDITS POUR LEURS QUARTIERS “PAUVRES” EST STUPÉFIANT. »
HD. Cette compétitivité va-t-elle contribuer à isoler davantage les « poches » de pauvreté ?
M. P. Les populations des territoires les plus pauvres, pas du tout compétitifs, n’auront jamais d’emploi, seront « assistées » par des aides du type RSA, car elles habiteront des zones totalement ségréguées. Pas seulement du point de vue de l’espace, mais ségréguées aussi du point de vue de l’emploi, de l’école, de la santé, de la culture... Cette compétitivité est au coeur des politiques de la ville. Après, c’est la foire d’empoigne. Les élus se battent pour obtenir des crédits, auxquels ils n’auraient pas forcément droit, pour essayer de rendre leur territoire attractif. Pour les entreprises exclusivement, pas pour les services publics et pour les citoyens. La théorie est parfaitement pensée et assumée : il faut faire disparaître de la tête des Français l’idée même de l’exploitation et du conflit de classes. La lutte de tous contre tous conduit à une fragmentation de l’espace, où la pauvreté est reléguée dans les marges ou dans les quartiers dégradés. Mais cette « politique » de la ville est une conséquence, et non pas une cause des inégalités sociales.
HD. L’occultation à l’oeuvre du système d’exploitation et du conflit de classes n’a-t-elle pas favorisé de nouvelles divisions, entre pauvres ?
M. P.-C. Tout à fait. Les turpitudes de la grande bourgeoisie sont de moins en moins visibles au fur et à mesure que les plus pauvres sont de plus en plus ségrégués. Des drames, comme le lynchage du jeune Rom à Pierrefitte-sur-Seine, arrangent la classe dominante qui ne peut que tirer pro-fit de la division extrême entre les plus démunis, au sein des classes populaires. Ainsi, l’ennemi est le Rom, l’immigré, et pas le banquier. Les mesures d’aide aux plus démunis sont indispensables et positives, mais inef-ficaces sur les causes de la pauvreté et de la misère. Ces causes sont d’un autre ordre, celui du partage des richesses, dont l’iniquité est abyssale. Que peuvent penser les nantis des beaux quartiers des conditions de vie de ceux qui travaillent dans les entreprises qui les enrichissent ou s’enfoncent dans le désespoir des chômeurs ? Sur la route, en compagnie d’une dame très aimable et très choyée par la vie, passant devant une cité de HLM, nous l’entendons exprimer sa surprise, son émoi fugitif. « Mais comment peut-on vivre dans ces cages à lapins, c’est affreux, il faut vraiment être bizarre pour s’accommoder de ça. »
Entretien réalisé par Latifa Madani. Vendredi 27 Juin, 2014.
Source : http://www.humanite.fr/la-politique-de-la-ville-conduit-territorialise...
(1) La Violence des riches, de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot. Éditions La Découverte, 2013, 17 euros, 256 pages.
REPERES
11 250 EUROS Les territoires éligibles aux crédits sont ceux où plus de la moitié de la population vit avec moins de 11 250 euros/an, soit moins de 60 % de revenu fiscal national médian.
400 MILLIONS D’EUROS seront répartis pour le développement économique entre les différents quartiers et communes retenus dans le nouveau zonage.
5 MILLIARDS seront affectés à la rénovation urbaine de 200 de ces quartiers.
»» http://www.humanite.fr/la-politique-de-la-ville-conduit-territorialise...
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