Jamais censure n’a été plus
parfaite. Jamais l’opinion de ceux à qui l’on fait croire encore, dans
quelques pays, qu’ils sont restés des citoyens libres, n’a été moins
autorisée à se faire connaître, chaque fois qu’il s’agit d’un choix qui
affectera leur vie réelle. Jamais il n’a été permis de leur mentir avec
une si parfaite absence de conséquence. Le spectateur est seulement
censé ignorer tout, ne mériter rien. Qui regarde toujours, pour savoir
la suite, n’agira jamais : et tel doit bien être le spectateur.
The French Saker

On trouvera rarement un meilleur moment qu’aujourd’hui pour étudier
les effets de la propagande politique dans ce qu’on appelle « le monde
libre ».
Nous vivons un moment de propagande insidieuse bien délimitée. Elle
répond à un besoin commun. Dans une période de boucherie à grande
échelle et parmi d’autres désastres créés par l’homme, celui qui possède
une conscience morale peut s’arranger avec quelques catégories bien
claires, le bien et le mal, le désirable et le méprisable. Autrement
dit, une certaine certitude politique. Il est même possible de vendre
des guerres avec comme argument de vente « une morale limpide », comme
ce fut le cas avec l’Irak et l’Afghanistan.
La classification « bien ou mal » est assez facile à appréhender
quand des journalistes captifs se font décapiter par des djihadistes.
Ceux qui « font quelque chose contre cela » sont automatiquement classés
dans la catégorie des « types bien ». Mais il subsiste un problème, car
quelque chose n’est pas clair dans cet exemple. La Syrie d’Assad a été
classée durant des années en haut de la liste des « mauvais types », et
voilà que soudainement elle semble avoir muté en ce qui ressemblerait à
un allié de ceux qui ont l’intention de redresser les choses. A cela, il
faut ajouter le fait, qui n’est pas un grand secret, que les islamistes
radicaux, d’où est sorti l’EIIL [État islamique en Irak et au Levant],
ont été encouragés et financés par les États-Unis et leurs alliés
arabes. En outre, le fait est à présent clairement admis que tout ce
désordre n’existerait même pas si l’on s’était abstenu d’agir comme un
apprenti sorcier en décapitant l’État irakien en 2003.
L’exemple ukrainien est un cas encore plus tranché. Nous avons là, à
Kiev, des combattants pour la démocratie et autres valeurs occidentales,
opposés à un personnage qui s’évertue à leur mettre des bâtons dans les
roues, qui ne respecte pas la souveraineté de ses voisins, et dont
l’intransigeance ne diminue pas, quelles que soient les sanctions qu’on
lui inflige.
L’histoire de l’avion abattu, avec ses 298 morts, est-elle sortie de
l’actualité, tout comme l’investigation qui permettrait de connaître les
coupables ? Ne retenez pas votre souffle. La semaine dernière, les
téléspectateurs des actualités néerlandaises ont été informés de quelque
chose qui avait déjà fait le tour d’internet : les pays qui participent
à l’enquête ont signé un accord de non divulgation.
Chacun des membres (ce qui inclut Kiev) a droit de veto sur la publication des résultats, sans devoir s’en expliquer. La vérité sur le sort horrible de ces 298 personnes semble avoir été déjà scellée par la propagande. Cela veut dire que, même s’il n’existe pas la moindre preuve de la véracité de l’histoire officielle d’un avion abattu « par les rebelles avec l’aide par la Russie», cette version reste la justification des sanctions prises à l’encontre de la Russie.
Chacun des membres (ce qui inclut Kiev) a droit de veto sur la publication des résultats, sans devoir s’en expliquer. La vérité sur le sort horrible de ces 298 personnes semble avoir été déjà scellée par la propagande. Cela veut dire que, même s’il n’existe pas la moindre preuve de la véracité de l’histoire officielle d’un avion abattu « par les rebelles avec l’aide par la Russie», cette version reste la justification des sanctions prises à l’encontre de la Russie.
Après que la crise se trainait depuis des semaines avec d’autres
carnages et des dévastations par bombardements, puis avec un Otan
inquiet marmonnant que les camions blancs d’aide humanitaire de Poutine
pouvaient parfaitement constituer une 5e colonne, l’attention
pour la crise Ukraine a retrouvé un nouveau sommet d’intérêt dans les
médias avec la prétendue « invasion » russe, « destinée à aider les
rebelles ».
Le New York Times a fait sa une le 1er septembre avec le
titre « La Russie et l’Ukraine sont maintenant ouvertement en guerre ».
Un autre produit de la propagande ? Nul doute que cela y ressemble. Il
semble que des volontaires étrangers, et même de nationalité française,
se soient joints aux « rebelles », et la plupart d’entre eux semblent
être des Russes (n’oubliez pas que les combattants du Donetsk et de
Lugansk ont des voisins et des relations juste de l’autre côté de la
frontière).
Pourtant, comme le nouveau président du conseil de ministres de la
République populaire de Donetsk, Alexandre Zakharchenko, l’a répondu à
un reporter étranger durant sa conférence de presse : s’il y avait des
unités russes en train de combattre aux côtés de ses forces, ils
seraient en train de faire mouvement vers Kiev. Malgré le peu
d’informations qui nous parviennent, tout indique que ses forces
réalisent déjà une belle performance seules, sans l’aide des Russes.
Elles sont aussi aidées en cela par ceux qui désertent les troupes de
Kiev car ils n’éprouvent aucun enthousiasme à tuer leurs frères de l’est
de l’Ukraine.
Les éditeurs impartiaux n’ont pratiquement aucun moyen pour
comprendre ce qui se passe sur le terrain à Donetsk et à Lougansk, du
fait qu’ils ne peuvent envoyer des reporters expérimentés là où les
combats ont lieu. Les frais d’assurance astronomiques que cela
impliquerait dépassent de loin leurs possibilités budgétaires. Il ne
reste plus, dès lors, d’autre solution que d’essayer de glaner des infos
sur les quelques sites internet ayant une bonne réputation.
La ligne de propagande du Département d’État et de la Maison Blanche
relative au désastre du vol MH17 s’est faite moins emphatique après que
des analystes de l’espionnage US (dont l’opinion a fuité auprès de
certains journalistes) ont refusé de coopérer, mais cette ligne de
propagande est de retour en force avec le thème de l’invasion russe,
tandis que le schéma du bon et du méchant reste entretenu par diverses
publications américaines. Parmi celles-ci se trouvent des journaux qui
ont une certaine réputation à défendre, tel Foreign Policy, ou d’autres qui étaient considérés comme des phares de l’esprit libéral, comme The New Republic, dont il nous faut regretter qu’il ait cessé d’être une source relativement fiable de connaissance politique.
C’est seulement ces derniers jours qu’un article exceptionnel dans Foreign Affairs,
signé de l’exceptionnel érudit en géopolitique John Merscheimer, a
commencé à frapper les esprits. Merscheimer fait porter la plus grande
part de responsabilité là où il se doit : sur Washington et sur ses
alliés européens. « Les États-Unis et les leaders européens ont fait une
grosse bourde en essayant de faire de l’Ukraine une forteresse
occidentale sur la frontière Russe.
Maintenant que les conséquences en ont été mises en évidence, ce serait erreur plus grande encore de vouloir poursuivre cette politique bâtarde ».
Maintenant que les conséquences en ont été mises en évidence, ce serait erreur plus grande encore de vouloir poursuivre cette politique bâtarde ».
Il faudra du temps avant que cette analyse n’atteigne et ne
convainque quelques éditeurs européens sérieux. Une autre voix de bon
sens est celle de Stephen Cohen, par lequel ceux qui veulent essayer de
comprendre la Russie de Poutine devraient commencer leur étude. Mais les
« patriotes hérétiques », comme il se décrit lui-même, sont
actuellement très malmenés par la presse, lui-même s’étant fait passer
un savon par The New Republic.
Le signe d’une propagande bien menée est la façon dont elle s’insinue
jusqu’au lecteur ou téléspectateur qui ne soupçonne rien. Elle le fait
par des remarques désinvoltes, exprimées entre les lignes, dans des
recensions de livres, de films ou d’articles ou pratiquement dans
n’importe quoi. C’est tout autour de nous; prenons en un exemple tiré de
la Harvard Business Review, dans lequel l’éditeur en chef,
Justin Fox, se demande : « Pourquoi le président Vladimir Poutine
pousserait-il son pays vers une confrontation avec l’Occident, dont il
peut être sûr que cela fera du mal à son économie ? ». Ma question à cet
auteur, qui est quelqu’un dont les analyses sont souvent pertinentes :
« Comment savez-vous que c’est Poutine qui pousse ? ».
La chaine Fox cite Daniel Drezner, estimant que Poutine « ne
se soucie pas des choses dont se soucie l’Occident » et qu’il est
« parfaitement content de sacrifier la croissance économique à la
réputation et la gloire nationaliste ». On trouve ce genre de radotage
partout, à savoir que, quand on a affaire à Poutine, on a affaire à du
revanchisme, à l’ambition de recréer l’Empire soviétique sans le
communisme, à des fantaisies machistes et à un politicien que guettent
des ambitions totalitaires.
Ce qui rend la propagande effective, c’est la manière dont, par son
existence entre les lignes, elle s’insère dans le cerveau sous forme de
connaissance tacite. Notre compréhension tacite des choses est, par
définition, non concentrée : elle nous aide à comprendre autre chose.
Les suppositions quelle implique sont établies, elles ne font plus
l’objet d’une discussion. La connaissance tacite est hors de portée pour
toute nouvelle preuve, aussi bien que pour une analyse améliorée.
Ramener ces suppositions à la conscience concentrée est un processus
fatiguant, que l’on évite généralement avec un soupir de « passons à
autre chose ».
La connaissance tacite est une connaissance au plus haut point
personnelle. Elle est évidemment partagée, car elle provient de ce qui
est là-dehors, des certitudes adoptées par la société, mais elle a été
changée jusqu’à devenir notre propre connaissance, et donc quelque chose
que nous sommes enclins à défendre becs et ongles, si nécessaire. Les
esprits moins curieux se persuadant qu’ils ont « droit » à cette vérité.
La propagande qui prend sa source à Washington, et qui continue à
être fidèlement suivie par des institutions comme la BBC et la grande
majorité des médias de masse européens, n’a laissé aucune place à la
question de savoir si les habitants de Donetsk et de Lougansk avaient
une raison, peut-être parfaitement valable, de combattre un régime
russophobe appliquant une stratégie anti-langue russe et venu remplacer
celui pour lequel ils avaient voté. Une raison assez bonne pour risquer
le bombardement de leurs bâtiments publics, de leurs écoles, de leurs
hôpitaux et de leurs résidences.
La ligne de la propagande ne connaît qu’une agression russe pure et
simple. C’est Poutine qui a fomenté les troubles dans la partie
russophone de l’Ukraine. Nulle part dans les médias de masse, je n’ai vu
de reportages et d’images de la dévastation mise en oeuvre par les
troupes de Kiev, ce que des témoins oculaires ont pu comparer à ce que
l’on montrait de Gaza. Les opinions mises en avant par CNN ou la BBC
sont donc acceptées telles quelles. Les « médias sociaux » cités par la
porte-parole du département d’État sont reçus comme la vérité. Toute
information qui ne s’accorde pas avec cette propagande victorieuse doit
être neutralisée, ce qui peut se faire, par exemple, en étiquetant Russia Today comme un organe de propagande de Moscou.
Cette propagande dominante prospère à cause de l’atlantisme, une foi
européenne qui soutient que le monde ne peut pas fonctionner comme il
faut sans que les États-Unis ne soient acceptés comme son principal
conducteur, et que l’Europe ne doit pas se mettre en travers du chemin
de l’Amérique. Il existe un atlantisme non-sophistiqué aux Pays-Bas, où
les commentateurs de la radio expriment leur angoisse à l’égard d’un
ennemi russe à la porte, et il existe un atlantisme sophistiqué parmi
les défenseurs de l’Otan, qui peuvent faire état d’une multitude de
raisons historiques justifiant son existence. Le premier est trop
stupide pour qu’on s’y attarde, le second peut facilement être réfuté.
Mais il n’est pas aussi facile que cela de traiter avec le genre
d’atlantisme intellectuellement le plus séduisant, celui qui nous
enjoint d’être raisonnables.
Quand une précédente vague de propagande a touché l’Europe, il y a
onze ans, avant l’invasion de l’Irak, des érudits et commentateurs
sensés, faisant appel à la raison, abandonnèrent un moment leurs chères
études pour essayer de réparer ce qui, à l’époque, apparaissait comme
une crise de confiance européenne à l’endroit de la sagesse politique du
gouvernement américain. C’est à ce moment-là que fut consacré le
principe du « sans les États-Unis, cela ne fonctionnera pas ». Ce
principe atlantiste est tout à fait compréhensible de la part d’une
élite politique qui, après plus d’un demi-siècle de confortable sécurité
au sein d’une alliance, doit soudainement commencer à s’interroger sur
une sécurité nationale qui, auparavant, lui semblait être acquise dans
son propre pays. Mais il y avait plus encore. L’invocation d’un
compréhension supérieure de l’alliance atlantiste et le plaidoyer pour
une compréhension renouvelé destinée à la fortifier, qui prenaient les
allures de cette plainte poignante de vieux amis brutalement placés
devant la réalité de la séparation.
La douleur exigeait une pommade, elle a été délivrée généreusement.
De vénérables intellectuels publics européens et des officiels de haut
rang envoyèrent des lettres ouvertes à George W. Bush, réclamant une
réparation urgente des relations, accompagnées de formules expliquant
comment cela pourrait être accompli. Aux échelons moins élevés, des
éditorialistes entrèrent en scène et se firent les partisans de la
modération. Parmi les expressions de dégoût de la nouvelle politique
étrangère de l’Amérique, beaucoup parlèrent et écrivirent sur le besoin
de régler les désaccords, de construire des ponts, de renouveler la
compréhension mutuelle, etc. Durant l’été 2003, les opposants sans
équivoque à une invasion hâtive de l’Irak apparurent adoucir les bords
tranchants de leurs anciennes positions.
Mon exemple favori, l’historien d’Oxford et commentateur prolifique
Timothy Gartner Ash, partout considéré comme étant la voix de la raison,
se mit à pondre des livres et des articles débordant de baume
transatlantique. On découvrit de nouvelles possibilités, on tourna de
nouvelles feuilles et de nouvelles pages. « Chacun doit y mettre du sien
», étant la teneur général de ces plaidoyers et de ces éditoriaux
instructives. L’Europe elle aussi devait changer ! Mais de quelle façon,
dans ce contexte cela restait obscur. Il n’y a pas de doute que
l’Europe aurait dû changer, mais dans le contexte du militarisme
américaine, cette discussion aurait dû tourner autour de ce qu’était la
fonction de l’Otan, et du fait d’en faire une responsabilité de
l’Europe, et non pas sur la façon de faire la moitié du chemin en
direction des États-Unis. Cela ne se produisit pas, et, comme on a pu le
voir le mois dernier, toute l’énergie de cette opposition Européenne de
2003 semble en pratique s’être complètement dissipée.
Garten Ash est de retour, écrivant dans The Guardian du 1er
août 2014, pour y affirmer que « la plupart des nations Européennes ont
dormi durant l’Anschluss de la Crimée par Poutine ». Anschluss ?
Sommes-nous en train de descendre au niveau des métaphores d’Hitler ? Il
n’a pas besoin de beaucoup forcer cette-fois-ci, pas besoin de monter
au-dessus des clichés d’un éditorial de cette presse qui soutient la
nécessité des sanctions. Il est important de mentionner qu’il n’excuse
pas cette fois-ci un possible rôle des États-Unis dans cette crise. On
laisse libre cours à la propagande cette année, par la grâce d’une foi
transatlantique restauré qui a puisé des forces à la source d’illusion
que constitue la présidence d’Obama. Il s’agit de connaissance tacite,
qui ne requiert aucune défense spécifique dès lors qu’il s’agit de ce
que tous les gens raisonnables considèrent comme raisonnable.
L’atlantisme est une affliction qui aveugle l’Europe. Il l’aveugle
tellement efficacement que, dans chaque salon où l’on discute des sujets
brûlants du moment, on s’applique avec constance à ne jamais remarquer
l’éléphant [américain, NdT] pourtant toujours présent. Ce que je lis
dans les articles des médias de masse et dans les commentaires relatifs
à l’Ukraine ne traite que de Kiev et des « séparatistes », et
spécialement des motivations de Poutine. Selon moi, la raison de cette
représentation de la réalité tronquée pour moitié est claire :
l’atlantisme exige que l’on ne regarde pas de trop près le facteur
américain dans les événements du monde, sauf quand il est possible
d’interpréter ce facteur dans un sens positif. Si c’est impossible, on
l’évite.
Une autre raison est l’ignorance simpliste. Aux Pays-bas, trop peu de
gens concernés et éduqués semblent avoir perçu la montée et l’influence
des néo-cons américains, ou avoir compris que Samantha Powers veut tout
bonnement éliminer Poutine. Ils n’ont aucune idée de la façon dont les
diverses institutions du gouvernement américain sont liées, ni à quel
point elles vivent des vies séparées, sans aucune supervision effective
d’une quelconque unité centrale, capable de développer une politique
étrangère réaliste et ayant du sens pour les États-Unis eux-mêmes.
La propagande réduit tout à des messages aussi simples que des images
de bande dessinée. Il n’y a pas de place pour les subtilités, comme par
exemple ce qui attend le peuple gouverné par Kiev quand les demandes du
Fonds monétaire international auront été mises à exécution. Pensez à la
Grèce. La propagande ne laisse aucune place au désir (pas franchement
subtil) exprimé à plusieurs reprises par Poutine, selon lequel on
devrait avoir une diplomatie, dont le but serait de parvenir à
un arrangement fédéral, où l’est et l’ouest de l’Ukraine resteraient
dans le même pays, tout en disposant d’un certain niveau de gouvernance
propre (quelque chose qui risque de ne plus être acceptable pour l’est,
étant donné que Kiev continue à les bombarder). L’imaginaire des bandes
dessinées ne permet pas au sale type d’avoir des idées bonnes et
raisonnables. Et c’est ainsi que l’idée primordiale de Poutine, la
raison principale de son implication dans cette crise, à savoir que
l’Ukraine ne peut pas intégrer l’Otan, et bien cette image ne fait pas
partie des images proposées. Alors que la seule condition acceptable,
plutôt évidente, sur laquelle insiste avec constance chaque président
Russe qui désire garder le pouvoir, est une Ukraine non-alignée et
neutre.
Les instigateurs de la crise ukrainienne interviennent depuis leurs
bureaux à Washington. Ils ont conçu un plan consistant à faire
basculer l’attitude américaine envers la Russie, en faisant du
pays, selon leurs propres termes, un « État paria ». Ils ont guidé les
forces anti-russes et d’extrême droite jusqu’au coup d’État de février,
les aidant à détourner un mouvement de protestation qui demandait
simplement plus de démocratie. L’idée même que la population contrôlée
par Kiev vit maintenant dans un environnement plus démocratique est bien
sûr grotesque.
Des auteurs sérieux spécialistes de la Russie se sont moralement
indignés et se sont mis en colère contre les évolutions de la vie en
Russie sous Poutine. C’est un sujet différent de celui de la crise
ukrainienne, mais leur influence contribue à alimenter beaucoup
de propagande. Un bon exemple en est Ben Judah, qui a écrit l’article
mentionné plus haut dans le New York Times. Je pense que je
comprends leur indignation, et je sympathise jusqu’à un certain point
avec eux. Je suis familier avec ce phénomène, car je l’ai
observé souvent parmi les journalistes écrivant sur la Crimée, et même
sur le Japon.
Dans le cas de la Chine et de la Russie, leur indignation est
provoquée par une accumulation de choses, ayant à leurs yeux mal
tourné à cause des mesures prises par les autorités, qui s’avèrent
régressives et qui ne sont pas conformes aux idées libérales. Cette
indignation peut engloutir tout le reste. Ca devient un brouillard, au
travers duquel les auteurs n’arrivent pas à discerner comment ceux qui
détiennent le pouvoir arrivent à faire face aux difficultés.
Dans le cas de la Russie, on accorde apparemment peu d’attention au
fait que, quand Poutine hérite du gouvernement de la Russie, il hérite
d’un État qui ne fonctionne plus comme tel, ce qui nécessite en premier
lieu de reconcentrer les pouvoirs. Sous Eltsine, la Russie s’est ruinée
économiquement, avec l’aide de nombreux intérêts occidentaux prédateurs
et de dévoyés fondamentalistes du marché venant de Harvard. Après avoir
aboli le communisme, ils sont séduits par l’idée de faire basculer
instantanément le pays vers un capitalisme de style américain, alors
qu’il n’existe aucune institution quelconque capable de soutenir un tel
projet. Ils privatisent les énormes industries détenues par l’État, sans
disposer de secteur privé, or on ne peut pas créer un secteur privé
rapidement, à partir de rien, comme l’a montré de façon éclatante
l’histoire japonaise. Et ce qu’ils obtiennent est un capitalisme
cleptocrate, qui vole les actifs de l’État, et donne naissance à des
oligarches notoires. Tout cela détruit pratiquement la classe moyenne
russe, jusqu’alors relativement stable, et fait plonger l’espérance de
vie des Russes.
Bien-sûr que Poutine désire réduire l’influence des ONG étrangères.
Elles peuvent faire beaucoup de dégâts, en déstabilisant son
gouvernement. Les laboratoires d’idées (think tanks) étrangers
ne sont pas là pour penser, mais pour colporter des politiques en
phase avec les convictions de leurs investisseurs, lequels, ne voulant
pas tirer de leçons des expériences récentes, assument de façon
dogmatique que ces convictions sont favorables pour tous, à n’importe
quel moment. Cette question appartient au mieux très marginalement à
l’histoire ukrainienne présente, mais elle a préparé le
terreau intellectuel pour la propagande dominante.
Est-ce que ce que je viens de dire me transforme en fan de
Putine ? Je ne le connais pas personnellement, et je ne connais pas
assez de choses sur lui. Quand j’essaye d’y remédier en me plongeant
dans la littérature récente, je ne peux pas me défaire de l’impression
que je dois faire mon chemain au travers un grand nombre de
diffamations, et je ne vois dans les médias de masse aucune tentative
sérieuse de comprendre le but que Putine pourrait bien essayer
d’atteindre, mis à part les absurdités sur la restauration d’un Empire
russe. Il n’y a pas eu du tout de preuves d’ambitions impérialistes ou
le fait qu’il avait ses yeux rivés sur la Crimée avant le coup et avant
les ambitions otaniennes des russophobes qui ont pris le pouvoir,
mettant en danger la base navale russe.
Est-ce que ce que je viens de dire fait de moi
un anti-américain ? Être étiqueté ainsi est pratiquement inévitable, je
suppose. Je pense que les États-Unis vivent une tragédie apparemment
sans fin. Et je suis profondément compatissant envers les Américains
concernés, parmi lesquels se trouvent beaucoup de mes amis, qui doivent
s’attaquer à ce problème.
Karel Van Wolferen
Traduit par Jefke pour vineyardsaker.fr
Traduit par Jefke pour vineyardsaker.fr
Source : The insidious Power of Propaganda (vineyardsaker, anglais, 08-09-2014)
Pour approfondir sur le rôle des médias dans la crise actuelle
- Briser le dernier tabou : Gaza et la menace d’une guerre mondiale, 15-09-2014
- Pouvoir, corruption & mensonges, 11-09-2014
- Les mensonges colportés par certains médias sur l’indice de fécondité russe, 11-09-2014
- Mais pourquoi les médias français détestent-ils tant Vladimir Poutine ?, 08-09-2014
- L’OSCE n’a aucune preuve d’une invasion russe de l’Ukraine, 08-09-2014
- La montagne des Yésides, prétexte pour une intervention militaire étatsunienne en Irak, 03-09-2014
- L’adhésion de l’Ukraine à l’Otan pourrait déclencher la 3ème Grande Guerre, 02-09-2014
- L’Europe politique muselée par Washington commence à se réveiller, 28-08-2014
- Les médias, le pouvoir et la manipulation, 26-08-2014
- Après l’ivresse, les journalistes (allemands se réveillent, 24-08-2014
- L’Ukraine, Le journalisme corrompu, et la foi atlantiste, 24-08-2014
- La Pravda américaine : qui a abattu le vol MH17 en Ukraine ?, 22-08-2014
- La haute sphère morale, l’Etat profond et la géopolitique, 05-08-2014
- Face aux faiseurs de guerre : l’armée des ombres, 29-07-2014
- L’art pas si subtil de la propagande russophobe, 29-07-2014
- La catastrophe du vol MH17 : la BBC à la recherche du missile « Buk » – Le rapport vidéo censuré par la BBC, 27-07-2014
- Propagande de guerre : le premier tabloid hollandais demande une intervention de l’Otan pour protéger le site du MH17, et Feinstein dit à Poutine « Soyez courageux, avouez ! », 22-07-2014