C’est sûr que quand on en vient à défendre une doxa
anti-système, on est déjà retombé dans les travers que l’on prétend
dénoncer. C’est pour cela que Poutine m’impressionne. Il ne trahit
jamais son discours, il ne se laisse pas emporter par l’idée d’inverser
les règles du jeu, mais il reste prosaïquement fidèle à une ligne très
simple : le respect des règles du jeu. Il joue à l’intérieur des règles.
Jamais il ne cherche à mettre à profit sa puissance pour changer les
règles, mais uniquement pour gagner à l’intérieur du périmètre qu’elles
définissent.
Cela peut sembler un peu frileux
à certains, épris d’un héroïsme qui casserait la baraque, mais ce n’est
en aucun cas un manque de courage : c’est mettre le vivre-ensemble
au-dessus de l’intérêt personnel.
Les règles ne sont pas parfaites, chacun le sait, et lui-même le
premier. Le droit international, la mascarade onusienne, tout cela
mériterait un grand nettoyage et une remise d’aplomb. Mais le faire en
partant d’ailleurs que de l’intérieur même de ces règles, ce
serait subordonner le vivre ensemble à l’arbitraire du plus fort.
Je ne sais pas si Poutine adopte le respect absolu du vivre ensemble
parce que c’est dans cette voie-là que la Russie peut espérer prendre
une place qui lui soit bénéfique, ou si c’est par intime conviction :
toujours est-il qu’il défend ce point de vue, et qu’il le fait en
maître.
Sur l’échiquier tel que le conçoivent les stratèges de l’Empire, tous
les coups sont permis, et tant pis pour celui qui n’ose pas, ou ne sait
pas, se montrer le plus vicieux. Au cours des siècles écoulés, les
vainqueurs ont toujours été ceux qui avaient su mettre leurs scrupules
de côté.
Jouer en respectant les règles, cela apparaît, aux yeux des stratèges
impériaux, comme une conduite suicidaire. Et pourtant, Poutine respecte
les règles, et il marque des points. Ce qui cause un grand
désappointement chez les stratèges. Il leur semble évident que la
victoire doit revenir à celui qui aura su le mieux abuser les autres.
Cela a toujours fonctionné ainsi, et c’est parce que cela a si bien
fonctionné ainsi, qu’il sont, eux, aux commandes de l’Empire.
Et voilà qu’un ex-officier du KGB les met en échec, en respectant des règles qu’eux-mêmes s’appliquent à enfreindre.
Ils ne peuvent concevoir que celui qui se refuse à lui-même une
liberté d’action au-delà des règles admises, puisse l’emporter sur
celui qui ne se reconnaît aucune limite. C’est qu’ils se trouvent
rattrapés par une vérité qu’ils croyaient n’être qu’une arme entre leurs
mains, et qui est le fondement du vivre ensemble.
Le petit caïd dans la cour de récré peut bien racketter et terroriser
ses petits camarades, ceux-ci n’en continueront pas moins à venir dans
la cour de récré et respecteront les règles que lui méprise. Parce
qu’ils sont pris dans un monde plus vaste que la cour de récré, qui
fonde ces règles. Mais lorsque la cour de récré devient grande comme le
monde lui-même, et que le caïd s’entête à ne pas respecter les règles,
c’est la base même du vivre ensemble qui est menacée.
C’est là où nous en sommes.
Jusqu’à maintenant, les caïds de service étaient parvenus, grâce à
leur puissance et leur astuce, à se faire passer pour des justiciers et
des défenseurs du droit. Parce qu’ils savent, même si eux-mêmes s’en
moquent, que le vivre ensemble ne peut se construire que sur la justice
et le droit.
Mais à force de mépriser le droit et la justice, tout en contrôlant
l’image médiatique qui en fait d’eux les défenseurs, ils ont perdu de
vue que ceux qui les croient ne le font pas parce qu’ils
s’inclinent devant leur pouvoir, mais parce qu’ils croient dans la
justice et le droit.
Poutine, par son obstination à respecter le droit, donne des coups de
boutoir inattendus dans l’image de défenseurs du droit que les
stratèges impériaux se sont arrogés, tout simplement parce que lui,
respecte le droit.
Dans un combat sur le ring, respecter les règles, c’est s’encombrer
d’un handicap, si son adversaire ne le fait pas. Mais lorsque les
règles, c’est ce qui constitue le ring lui-même, comme le vivre ensemble
sur la terre est constitué par les règles qui le rendent possible,
alors enfreindre ces règles, c’est détruire le sol sous ses pieds.
C’est ce que font les stratèges de l’Empire : ils détruisent la
justice et le droit (et bien d’autres choses encore), et Poutine, dans
son entêtement à respecter le droit, révèle la dissonance.
Bien sûr, pour l’instant, c’est encore lui qui est diabolisé. Parce
que les médias et leur pouvoir de persuasion appartiennent à l’Empire.
Mais ce pouvoir de persuasion s’appuie sur la foi des citoyens dans la
justice et dans le droit. Le stratagème de Poutine (qui en est un ou qui
n’en est peut-être pas un), amène inexorablement le masque des menteurs
à se fendre. Les plus réveillés ne sont déjà plus dupes.
Joaquim
Si l’on veut démasquer le mensonge,
on ne peut pas le faire à partir de son désir
de démasquer le mensonge,
mais à partir de sa soumission à la vérité
on ne peut pas le faire à partir de son désir
de démasquer le mensonge,
mais à partir de sa soumission à la vérité
