lundi 30 mars 2015

Repsol-YPF : petits arrangements entre amis ? (news360)

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Il est un sujet qui, en mai et juin 2012, a fait couler beaucoup d’encre dans la presse argentine, espagnole et plus largement mondiale. Le 3 mai de cette année-là, la présidente de la Nation argentine, Cristina Fernández de Kirchner, en poste depuis le 10 décembre 2007, décidait de nationaliser 51% des parts de l’entreprise pétrolière YPF. Cette entreprise était majoritairement détenue par Repsol, multinationale espagnole qui l’avait acquise en 1999, sous la présidence du très libéral Carlos Menem (1989-1999). L’entreprise avait été privatisée dès 1992, dans un vaste plan de réformes qui dépossédait l’État argentin de l’essentiel de ses fleurons industriels au profit d’investisseurs privés. L’argument avancé en mai 2013 par les autorités de Buenos Aires était simple et plus que défendable : l’Argentine voulait tout naturellement s’assurer le contrôle de ses ressources pétrolières et gazières. Cristina Fernández de Kirchner accusait par ailleurs le conseil d’administration de Repsol d’avoir réalisé durant la décennie 2000 de forts désinvestissements, forçant le pays à importer des hydrocarbures alors même que ses ressources inexploitées sont immenses. Dans une analyse très éclairante à ce sujet, le géopoliticien argentin Carlos Malamud évoque par exemple 117 trillions de pieds cubes et 40 milliards de barils de pétrole de réserve sur le site de Vaca Muerta, dans les provinces de Neuquén et de Río Negro, essentiellement sous forme de schistes bitumineux. Comment donner tort au gouvernement argentin dans ces conditions ?
La réaction du gouvernement espagnol et des autorités de Repsol ne s’est bien entendu pas fait attendre et elle a été très négative. Le président du gouvernement Mariano Rajoy a fait part de son indignation tandis que le président directeur général de Repsol, Antonio Brufau, menaçait Buenos Aires de porter l’affaire devant l’Organisation mondiale du Commerce, ce qui est chose faite depuis. Pendant un bref laps, Madrid a même songé à pratiquer des mesures de rétorsion en réduisant ses importations de biodiésel en provenance d’Argentine (le pays en est le principal producteur mondial), avant de se rétracter afin d’éviter que la situation ne s’envenime encore plus. L’objectif de souveraineté et d’indépendance énergétique n’a pas manqué d’être salué et soutenu en Amérique latine (notamment par Hugo Chávez, Evo Morales ou Daniel Ortega), le groupe des 77 (qui rassemble l’essentiel des pays dits « du Sud » ainsi que quelques pays européens) ou bien encore la Chine. De son côté, l’Espagne n’a reçu qu’un faible soutien international : un message de circonstances de la part du gouvernement français, un très maigre appui venu de l’Union européenne et des menaces à l’encontre de l’Argentine provenant de Washington. En pleine crise économique et financière, le gouvernement espagnol s’est même payé le luxe d’être contesté à l’intérieur par la Gauche unie, qui soulignait à juste titre que cette expropriation, aussi rapide fût-elle, affectait des intérêts privés et non pas ceux de la nation espagnole. Cette vague de réactions internationales a eu deux mérites très importants :
  • elle a montré l’extrême faiblesse actuelle de l’Espagne sur la scène internationale, conséquence à la fois du darwinisme économique inhérent au capitalisme mondialisé (que les plus adaptés s’en sortent, aucune pitié pour les adversaires à la survie) ; du manque de crédibilité de Mariano Rajoy et de ses ministres sur ce dossier ; et du traditionnel isolement espagnol, que d’aucuns (naïfs) croyaient résolus avec l’intégration dans l’Union européenne ou l’OTAN, mais qui perdure depuis maintenant plus d’un siècle et demi ;
  • elle a aussi démontré que tous ceux qui se gargarisent sans cesse de « l’union sacrée » latino-américaine prennent essentiellement leurs rêves pour des réalités, puisque des dirigeants comme Felipe Calderón pour le Mexique ou Sebastián Piñera pour le Chili ont en revanche exprimé leur désaccord face à cette nationalisation. A moins de considérer que les Mexicains ou les Chiliens ne comptent pour rien en Amérique latine, cette union sacrée n’existe donc pas systématiquement.
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Le président du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy (à gauche), en compagnie de la présidente de la Nation argentine, Cristina Fernández de Kirchner (à droite)
Cela ne signifie en rien, bien entendu, que les autorités mexicaines ou chiliennes (souvent alignées sur les intérêts américains) aient raison, mais que cela nous plaise ou non, leur voix a été contraire à celle d’autres pays. Les géopoliticiens et commentateurs pourront bien entendu arguer du fait que le Brésil, premier pays d’Amérique latine par sa population et sa puissance économique, a lui aussi soutenu Buenos Aires, par la voix de sa présidente, Dilma Rousseff. Il faut bien comprendre que derrière ce soutien se cachent sans doute des motifs bien moins avouables qu’un appui idéologique désintéressé. Les économistes ont en effet constaté que, face à la politique économique de l’Argentine, les investisseurs étrangers se rabattaient vers des zones estimées plus sûres comme le Chili ou le Brésil. Alors que ce dernier pays, qui doit continuer à progresser et maintenir son rang de « nouvelle grande puissance », affronte une vague de contestation intérieure et un ralentissement plus que significatif de sa croissance, il est évident que de tels investissements sont les bienvenus. Et ce qui n’est pas pour Buenos Aires se redirigera volontiers vers Brasilia.
Au-delà de ces aspects, il convient de noter que plusieurs années après les faits, nous bénéficions de suffisamment de recul pour juger ces événements. Surtout, si tant est que l’on ait continué à s’intéresser à l’affaire Repsol-YPF après tous ces remous, l’on ne peut manquer de s’interroger sur certains éléments troublants. Pour peu que l’on soit de bonne foi, l’on ne peut d’abord que s’étonner de la composition actuelle de l’actionnariat de la multinationale pétrolière argentine. Parmi les détenteurs d’actions YPF en bourse, l’on trouve ainsi le groupe privé Petersen, détenu par l’homme d’affaires argentin Enrique Eskenazi, véritable magnat de la finance (il possède des parts dans de nombreuses banques du pays) qui réside à New York. Ce conglomérat, qui détenait en 2007 une part infime des actions d’YPF, a pu augmenter sa participation de 14,9% cette année-là, avant de passer à 25,46% en 2011. Et il n’a pas caché sa volonté, après l’expropriation de Repsol, de continuer à avancer dans ce sens, sans qu’il ne soit jamais inquiété par Cristina Fernández de Kirchner ou son administration. Il faut dire qu’il est de notoriété publique qu’Enrique Eskenazi était proche de feu Néstor Kirchner, président de la Nation argentine entre 2003 et 2007, et a visiblement su rester dans les bonnes grâces de son épouse et successeur à la Casa rosada. La volonté d’autosuffisance et de souveraineté énergétique est déjà écornée par ce fait dont ont parlé bien peu de médias et d’analystes. L’on penserait davantage à un conflit d’intérêts ou à du capitalisme entre copains.
REPSOL RECLAMARÁ A ARGENTINA UNOS 8.000 MILLONES DE EUROS POR SU PARTE DE YPF
Antonio Brufau, actuel président directeur général de Repsol, principale multinationale pétrolière espagnole
Ce fait est déjà loin d’être anecdotique ; pourtant, même si l’on choisissait de fermer les yeux sur ce copinage douteux, d’autres éléments viennent encore jeter le trouble. La nationalisation d’YPF devait avoir, selon le gouvernement argentin, des objectifs simples, notamment celui d’assurer l’augmentation de la production nationale en pétrole et en gaz afin d’éviter de coûteuses importations dans ce domaine. Or, comme le rapporte Carlos Malamud dans l’analyse susnommée, le secteur énergétique argentin n’a jamais connu une situation aussi critique : en 2012, la production de pétrole en Argentine est tombée de 4% et celle de gaz, de 6%. En 2013, les importations d’hydrocarbures coûteront à Buenos Aires la modique somme de 14 milliards de dollars, soit 10 milliards de plus qu’en 2010, alors même que Repsol n’a plus aucun actif dans le pays. A l’heure actuelle, YPF, seule entreprise pétrolière publique argentine, ne contrôle que 30% de la production nationale, ce qui traduit une absence effective de suivi dans la politique de souveraineté.
Le sénateur argentin Aníbal Fernández, membre de la coalition au pouvoir, avait affirmé en 2012 que l’année suivante serait celle de la fin des importations de pétrole et de gaz pour son pays. Son pronostic était visiblement plus qu’erroné – et ce n’était pourtant pas faute d’affirmer qu’une entreprise nationalisée aurait les coudées franches. C’est théoriquement ce qui aurait dû se passer ; sans aller jusqu’à espérer pour 2013 des importations zéro, l’on aurait au moins pu escompter une diminution sensible desdites importations. Le problème réside sans doute dans le fait que cette prétendue reprise en main du secteur énergétique par l’État argentin (décision absolument nécessaire et louable) n’est que très partielle.
Le groupe YPF (dont les initiales signifient « Yacimientos petrolíferos fiscales », soit « Gisements pétrolifères fiscaux » en français) a été fondé en 1922 par Hipólito Yrigoyen, président du pays par deux fois (1916-1922 et 1928-1930). Il était à l’époque le premier grand groupe pétrolier verticalement intégré au monde et a notamment servi de modèle dans la création d’autres entreprises pétrolières étatiques en Amérique latine, comme au Pérou et en Bolivie. Son histoire symbolise un désir d’émancipation économique légitime de la part de l’Amérique latine et c’est sans nul doute dans cette perspective que sa nationalisation a été favorablement accueillie par nombre de gouvernements de la région. Ces derniers restent toutefois totalement muets sur un fait récent qui porte le coup de grâce à l’image d’une expropriation pour les intérêts de la nation. En effet, un accord a récemment été signé entre YPF et la multinationale privée américaine Chevron, créée en 1911 en Californie et qui est loin d’être un symbole de l’émancipation des peuples face au grand capital mondialisé.
4Une raffinerie de l’entreprise YPF dans la province de Neuquén, en Argentine
En premier lieu, force est de constater qu’il s’agit, selon les informations dont dispose le grand public aujourd’hui, d’un partenariat plus que favorable pour Chevron, qui a obtenu du gouvernement argentin tout ce qu’il souhaitait. La firme américaine pourra ainsi légalement engager des recours internationaux en cas de désaccord, n’aura pas à payer de taxe à l’exportation du pétrole et pourra librement disposer des devises générées par cette exportation. Par ailleurs, en cas d’obligation faite à Chevron par Buenos Aires de vendre le pétrole et le gaz extraits sur le marché national (face à une éventuelle crise intérieure), le gouvernement argentin remboursera à la multinationale étrangère la différence entre le prix de vente sur place et à l’extérieur. Un drôle de traitement de faveur alors que, ces dernières années, Chevron semblait délaisser le marché argentin, pratiquant précisément ce que Buenos Aires appelait dans le cas de Repsol « une stratégie claire de sortie du pays et une politique de déprédation, tant en termes de production d’hydrocarbures que de désinvestissement ». Si ces accusations n’avaient jamais pu être véritablement prouvées dans le cas de l’entreprise espagnole, elles seraient en tout cas plus que fondées pour la firme américaine.
Cette dernière a effet revendu 19 des 23 concessions qui lui avaient été cédées pour exploitation et, en 2013, comme l’explique Carlos Malamud, elle n’exploite véritablement que 3 des 4 gisements qui lui restent sur place. De plus, selon les données fournies par le secrétariat argentin à l’Énergie lui-même, Chevron a produit, entre 2009 et 2012, 35% de pétrole et 61% de gaz en moins, alors que la production nationale totale avait baissé dans la même période de 12% et 9% respectivement. Arrivée tardivement sur le marché désormais juteux du gaz de schiste aux États-Unis d’Amérique, Chevron avait par ailleurs été traînée devant les tribunaux équatoriens sur demande du président Rafael Correa. Quito exigeait en effet de l’entreprise, dans le cadre d’une politique énergétique nettement plus cohérente, le remboursement de 6,3 milliards de dollars pour des destructions importantes en Amazonie. Même la justice argentine, par le truchement de la Cour suprême, avait bloqué 40% des actions de Chevron sur le territoire national, prononçant également une saisie de 19 milliards de dollars sur ses dividendes et dépôts bancaires futurs. Pourtant, lorsque l’accord a été signé entre YPF et Chevron, cette saisie a été annulée comme par magie, tandis que Miguel Galuccio, nouveau président directeur général de la firme argentine, téléphonait à l’Équateur pour demander aux autorités de Quito de cesser de poursuivre Chevron en justice, au nom des « intérêts nationaux argentins ». Voilà à nouveau une bien étrange conception de la solidarité latino-américaine.
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Une caricature de l’Espagnol Ferran Martín à propos de la nationalisation d’YPF. Sur le toit d’une station-service Repsol-YPF, la présidente de l’Argentine, Cristina Fernández de Kirchner, s’exclame d’un air défiant « Vous devez nous payer ! ». Le ministre espagnol de l’Industrie, de l’Énergie et du Tourisme, José Manuel Soria, lui répond sur le même ton « Vous en payerez les conséquences ! ». De son côté, le consommateur qui fait son plein régulièrement se lamente : « Nous, nous le payons bien cher ! ».
Lorsqu’YPF redevenait une entreprise nationale afin d’assurer la souveraineté argentine et son autosuffisance énergétique, l’on ne pouvait que saluer chaleureusement la décision. Les ratés dans la politique d’indépendance nationale à ce sujet pouvaient à la rigueur être jugés dommageables. Ils s’expliquent cependant beaucoup mieux lorsque l’on apprend la signature d’un partenariat plus qu’avantageux avec une autre multinationale privée (où est la cohérence ?), américaine de surcroît, qui n’a rien à envier à ses concurrentes en matière de déprédation et de stratégies douteuses. L’argument aujourd’hui avancé par Cristina Fernández de Kirchner pour justifier cette alliance repose sur les besoins d’YPF en matière de capacité financière et de savoir-faire technologique. Buenos Aires semble donc découvrir subitement que ce problème n’était pas lié à Repsol en elle-même et paraît par ailleurs ignorer qu’une collaboration avec une entreprise publique d’un pays comme la Russie aurait été mille fois plus souhaitable.
Alors, comme se le demande Carlos Malamud, pourquoi Chevron ? Pourquoi maintenant ? Quelle différence fondamentale y a-t-il entre Chevron et Repsol ? L’on ne peut a priori pas douter de la volonté réelle des époux Kirchner d’assurer à leur pays une meilleure maîtrise de son économie. Toutefois, cette volonté montre des limites évidentes, préjudiciables pour le pays et qui mettent en valeur des réseaux d’amitié et d’intérêts peu reluisants. Tous ces événements prouvent surtout que l’administration Fernández de Kirchner sait faire preuve d’une habile tactique lorsque c’est besoin. En effet, qui vaut-il mieux affronter :
  • une multinationale pétrolière présente dans le monde entier, soutenue par les oligarchies d’un pays qui est encore la première puissance mondiale en matière économique, politique, diplomatique et militaire, avec des capacités de représailles importantes ;
  • ou une multinationale pétrolière plus modeste qui ne bénéficie pas d’un soutien optimal de la part d’un pays en proie à une importante crise économique et sociale, où le gouvernement est contesté par sa population, où la cohésion nationale même est menacée et dont l’arsenal politique, diplomatique et militaire est nettement plus limité ?
La prudence confine ici à une certaine lâcheté, d’autant que nombre de pays (comme la Russie, la Chine ou le Venezuela) n’hésitent pas à faire face directement à Washington lorsqu’il le faut. La tactique est en tout cas payante puisque, si l’Espagne n’a pas été plus loin dans ses menaces suite à l’expropriation de Repsol, c’est surtout parce qu’elle ne le pouvait pas réellement. Mais aussi, accessoirement, parce que la volonté politique de le faire n’était pas non plus réelle.
Nicolas KLEIN – News360x