lundi 30 novembre 2015

La résistance n’est pas qu’une histoire de terrasses (l'Humanité)

PIERRE DUQUESNE
JEUDI, 26 NOVEMBRE, 2015
L'HUMANITÉ
Lors des hommages place de la république, les jeunes étaient les plus nombreux à défier la peur et l'interdiction de se rassembler.
Photo : Benoit Tessier/Reuters
Confrontés aux attentats terroristes, de nombreux jeunes appellent 
à une réaction politique qui dépasse le simple clin d’œil parisien 
du «Tous au bistrot». Sur les réseaux sociaux, les débats fleurissent 
et le désir de s’engager pour contrer la barbarie devient impérieux.
Sarah Roubato n’a pas 30 ans. Elle est française. « Paris est (s)a ville », comme elle dit. Elle parle plusieurs langues et se dit « républicaine et transculturelle ». Elle a fait une école internationale puis, après le bac, des études au Québec. « J’ai des origines, comme on dit, maghrébines », ajoute-t-elle. Après les attentats, elle n’a pas voulu vivre cet événement seulement au travers des médias, « de façon passive ». Alors, elle a pris la plume. Très énervée, surtout, de voir se multiplier sur les réseaux sociaux des messages « Tous en terrasse ! » ou des photos de copains disant, un verre de bière à la main, « On résiste ! ». « Aujourd’hui, ce n’est pas en terrasse que j’ai envie d’aller », écrit cette jeune femme de 29 ans dans une lettre adressée à « (s)a génération ». Son texte a fait un carton. Diffusé sur son blog, et relayé par le site Mediapart, il a reçu 140 000 « like » sur Facebook en trois jours. Près de 1 million de vues sur la Toile… Le papier le plus lu de toute l’histoire du journal d’information en ligne. L’écho gigantesque donné à ce coup de gueule salvateur aurait pu surprendre. Il témoigne surtout du désir, dans une grande partie de la jeunesse, de débattre et de s’engager pour répondre, au-delà du simple pied de nez aux « en terrasse », au défi politique que pose le terrorisme.
Sarah, elle, ne s’explique pas vraiment le succès de sa lettre. « Une fois diffusé sur le Net, ce texte ne m’appartient plus », juge cette ancienne élève du lycée Henri-IV. Anthropologue de formation, auteure de textes de chansons, Sarah n’a rien contre « les terrasses » en tant que telles. Mais elle redoute les limites d’une réaction réduite à un clin d’œil. « J’étais en France le 11 janvier et les manifs “Je suis Charlie”, se souvient-elle. J’avais été marquée de voir comment on est en train de substituer le symbole à l’action. Que les dirigeants politiques le fassent, qu’ils soient uniquement dans la posture, la communication, on est habitué… Ce qui me choque aujourd’hui, c’est de voir que les citoyens font de même. »

Un humour tranchant qui se double d’une lecture politique acérée

Dans sa lettre, elle chambre, non sans raison : « Je ne suis pas sûre que si les attentats prévus à la Défense avaient eu lieu, on aurait lancé des groupes Facebook “Tous en costard au pied des gratte-ciel !” ni qu’on aurait crié notre fierté d’être un peuple d’employés et de patrons fiers de participer au capitalisme mondial, pas toi ? » Au passage, Sarah égratigne « les messes festives du week-end » et le règne de « l’hyperconsommation ». L’humour tranchant se double d’une lecture politique acérée. « On nous raconte qu’on a été attaqué parce qu’on est le grand modèle de la liberté et de la tolérance. (...) Il me semble qu’on a plutôt été attaqué parce que la France est une ancienne puissance coloniale du Moyen-Orient, parce que la France a bombardé certains pays en plongeant une main généreuse dans leurs ressources, parce que la France est accessible géographiquement, (…), parce que la France est un terreau fertile pour recruter des djihadistes. »
Ce réquisitoire, parfois un brin condescendant, a fait l’effet d’un électrochoc et ouvert un large débat. Une « Réponse à Sarah Roubato », œuvre d’une étudiante en droit, a commencé à peine à tourner sur Facebook qu’une « Réponse à la réponse à Sarah Roubato » prenait le relais… Car la jeune femme n’est pas la seule de sa génération à plonger la plume dans la plaie. « Ce sont tes propres enfants, chère France, qui s’attaquent à leur pays. Le pays qui les a vus naître et grandir. Et? pourtant, tu ne veux toujours pas te remettre en question ni même chercher à comprendre comment on en est arrivé là ! », écrit Hawa, 23 ans, étudiante en Île-de-France, sur le site Zone d’expression populaire, un média citoyen ouvert aux jeunes (la-zep.fr).
Julien Ballaire, 25 ans, ancien de l’Unef et aujourd’hui salarié dans une Scop, a lancé un appel à cette « jeunesse éduquée, ouverte d’esprit, multiculturelle, buvant des coups dans des quartiers bobos, (...) qui a le pouvoir d’achat pour profiter du Bataclan, celle-là même qui lira le Goncourt tout frais d’un passionné d’Orient ». Cette jeunesse doit agir « parce qu’il est temps, grand temps, que le malheur succombe », citant au passage Jean Ferrat. Pour Julien Ballaire, cette jeunesse « exerçant des professions intellectuelles, est la plus à même de se faire entendre, la mieux armée pour développer un esprit critique, et pour infléchir les orientations politiques. On peut le déplorer, mais cette jeunesse-là pèse dans le débat public. Comment réagira cette fraction de la jeunesse ? Le but des terroristes c’est de la faire douter, lui montrer qu’il faut qu’elle ait peur, qu’elle identifie ses ennemis. Il ne faut pas tomber dans ce piège ».
Comme Sarah Roubato, il insiste sur le fait que la France n’a pas été attaquée pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle fait. « J’avais 11 ans le 11 septembre 2001. Treize ans quand les États-Unis ont décidé d’envahir l’Iraq. Notre génération n’est pas responsable des choix politiques faits à cette époque, qu’elle paie cher aujourd’hui. Mais c’est à nous de montrer que la guerre contre le terrorisme a été un échec. Notre génération ne doit pas servir d’alibi aux politiques qui ont provoqué le chaos ici, comme là-bas. » Et Julien, qui milite à la Ligue des droits de l’homme, d’enfoncer le clou. « Il ne suffira pas de mettre des bougies à ses fenêtres pour éviter que Daech gagne, comme il n’a pas suffi d’être “Charlie” le 11 janvier pour empêcher qu’il ne gagne des points. Chaque appel à la guerre est une victoire de Daech. Chaque loi sécuritaire est une victoire de Daech. Chaque repli identitaire, chaque saillie islamophobe, chaque envie de ratonnade, chaque attaque contre une mosquée est une victoire de Daech. Chaque musellement de l’expression de la société civile est une victoire de Daech. »
Julien, comme Sarah, ont fait de grandes écoles. Mais, dans d’autres milieux aussi, des jeunes se mobilisent. « Après les attentats de “Charlie” et de l’Hyper Cacher, et suite aux drames des réfugiés de cet été, nous avons vu affluer beaucoup d’étudiants nous disant qu’ils voulaient agir », raconte Élise Renaudin, directrice déléguée de l’Afev, association de promotion de l’engagement des jeunes, très présente sur les facs. « En un an, nous sommes passés de 4 000 à 5 000 volontaires. »
Parmi eux, Nadjah Mroudjae, 23 ans, étudiante en sciences de l’éducation à Lille. « J’ai moi-même été en terrasse boire des verres avec des copains. Je trouve que c’est bien. Cela montre que les terroristes n’atteindront pas leur but, leur donner raison. » Elle ne s’est pas arrêtée là. En plus d’accompagner un enfant des quartiers populaires, elle a adhéré en janvier à l’association Coexister qui organise des « rencontres interconvictionnelles », où discutent des personnes croyantes et des personnes non croyantes. Des rencontres philosophiques, interreligieuses et incluant des personnes athées. « Je suis musulmane, et dans ce contexte, j’ai envie d’agir. Non pas pour dédouaner ma religion. Si tous les musulmans commencent à se justifier, ce sera suspect. Mais j’ai envie de m’engager, avec mon identité, pour faire avancer la société dans son ensemble. » Ces jeunes militants sont, comme Deniz Kiraz, Sihame Assbague, Marius Caillol (lire portraits ci-contre), très engagés dans la bataille contre les amalgames. Au mot-clé #TousEnTerrasses », les jeunes de l’Afev ont préféré brandir 
un autre sur les réseaux sociaux :#NousSommesUnis.
« Une bénévole de Saint-Étienne, qui porte le voile, a été agressée la semaine dernière suite aux attentats, rapporte Élise Renaudin. Comme l’ensemble de la société, la jeunesse est traversée par le raidissement idéologique, que ce soit des discours prônant une laïcité peu inclusive, d’un côté, et, ou une certaine radicalisation religieuse. Mais il y a aussi énormément de jeunes qui s’engagent et qui participent à la mobilisation citoyenne. » S’ils n’adhèrent pas aux organisations politiques traditionnelles – c’est le cas de Sarah, Julien, Nadjah – ils n’ont pas de désintérêt pour la chose publique. « Plus de la moitié des jeunes déclarent que la politique est importante dans leur vie, plus de huit jeunes sur dix suivent son actualité », explique le dernier baromètre de l’Afev. Y compris dans les quartiers populaires. L’étude réalisée en septembre par l’association montre que deux tiers des collégiens de ces territoires se sont dits « en colère » contre les terroristes ou « tristes » après les attentats du mois de janvier. Seuls 17 % se déclaraient « indifférent ». « Il existe toujours une proportion de jeunes, extrêmement minoritaires, qui se sentent tellement abandonnés et exclus par la République qu’ils ne peuvent participer à ce moment d’union nationale ou à la minute de silence », explique Élise Renaudin. Si cette jeunesse en rupture a été moins visible qu’après l’attentat à Charlie Hebdo, elle existe bel et bien. Souvent loin des terrasses.