vendredi 11 décembre 2015

Thomas Piketty : Le gouvernement doit renouer avec les classes populaires (blog Le monde)

Le gouvernement doit renouer avec les classes populaires

Entre les deux tours des régionales, et en pleine COP 21, la procédure parlementaire suit son cours, avec l'examen de la loi de finances. C'est ainsi que l'Assemblée doit se prononcer en seconde lecture ce vendredi 11 décembre sur l'amendement Ayrault-Muet. Cette mesure, qui a déjà suscité de vives controverses entre le gouvernement et sa majorité, vise à réduire la CSG sur les bas salaires, avec à la clé une augmentation substantielle du salaire net perçu chaque mois par des millions de salariés modestes. Adopté en première lecture contre l'avis du gouvernement, puis retoqué par la droite sénatoriale (sans suprise), l'amendement va maintenant faire l'objet du vote décisif.

Certains jugeront l'enjeu dérisoire dans le contexte actuel. Ils auront tort. Le gouvernement doit au contraire saisir cette occasion symbolique forte pour soutenir ses parlementaires, et surtout pour montrer au pays qu'il est enfin prêt à renouer avec les classes populaires, dont le sentiment d'abandon ces dernières années a pesé lourd dans le vote cataclysmique de dimanche dernier.
De quoi s'agit-il? Actuellement, un salarié employé au SMIC à plein temps dispose théoriquement d’un salaire brut d’environ 1460 euros par mois. Mais il faut déduire sur le bulletin de paie plus de 320 euros par mois en CSG et cotisations sociales (environ 22% du salaire brut au total), dont près de 120 euros par mois pour la seule CSG (8% du salaire brut), si bien que le salaire net réellement touché est seulement de 1140 euros par mois. Encore faut-il pour cela avoir un poste à plein temps: de nombreux salariés modestes doivent se contenter d'emplois à temps partiel et de salaires nets bien inférieurs à 1000 euros.
Peu avant l'été, le gouvernement a décidé de créer un système de "prime d'activité", en fusionnant à budget constant plusieurs dispositifs anciens visant à améliorer la situation des salariés modestes (dont la prime pour l'emploi, qui avait le défaut d'être versée avec retard, mais avait au moins le mérite d'être automatique). Concrètement, dans le nouveau système, un salarié célibataire au SMIC à plein temps doit en principe toucher l'équivalent de 130 euros par mois de prime d’activité. Le problème est que le nouveau système est à la fois complexe, stigmatisant, et surtout inefficace. Le versement se fait toujours avec retard, et seulement à la condition que le salarié concerné en fasse la demande auprès des caisses d'allocations familiales (comme pour le RSA), ce qui selon les prévisions officielles du gouvernement concernera moins de la moitié des personnes qui y ont théoriquement droit.
Mais quel sens cela a-t-il de commencer par réduire chaque mois le salaire net des smicards de plus de 320 euros de façon certaine (avec un salaire réduit de 1460 euros bruts à 1140 euros nets, via le prélèvement à la source de cotisations et de CSG), pour ensuite leur reverser de façon aléatoire 130 euros par mois de prime d’activité, plusieurs mois plus tard, et uniquement s'ils en font la demande ? A qui fera-t-on croire qu'il est impossible de faire autrement ? Il serait évidemment beaucoup plus simple de commencer par moins prélever à la source de CSG et de cotisations au niveau du SMIC.
C'est précisément dans cette direction que se propose d'aller l'amendement Ayrault-Muet. L'idée est de verser une partie de la prime d'activité sous forme de réduction du taux de la CSG prélevée à la source pour les bas salaires. Avec pour conséquence un léger surcoût budgétaire (puisque tous les salariés toucheront maintenant la prime de façon automatique, sans avoir à la demander, au moins en partie), mais qui n'est rien d'autre que la réparation d'un déni de droit.
Cela permettrait en outre d’affirmer clairement que les travailleurs à bas salaires sont des citoyens et des contribuables comme les autres, qui paient de lourds impôts (CSG, cotisations, TVA et autres impôts indirects), souvent beaucoup plus lourds que nombre d’évadés fiscaux et de privilégiés, et non pas des personnes vivant de la charité publique et de l’assistanat, comme on cherche à le faire croire trop souvent, et ce que l'usine à gaz gouvernementale tend malheureusement à accréditer. De toute évidence, c'est autant la caractère stigmatisant de la demande auprès des CAF que la complexité de la procédure qui fait que nombre de salariés modestes ne vont pas demander la prime. Dans le fond, ils demandent une chose simple: ils veulent comme tout le monde vivre de leur travail, avec un salaire net décent sur leur bulletin de paie. L'amendement Ayrault-Muet permet d'avancer dans cette direction, ce qui n'est pas rien.
Pourquoi dans ces conditions le gouvernement s'oppose-t-il à une telle mesure de bon sens? La vérité est que le pouvoir en place craint d’être entraîné petit à petit dans une réforme fiscale qu’il avait promise, mais qu’il a choisi de repousser indéfiniment. Quitte à priver de leur droit des millions de salariés modestes, et à faire des économies indues sur leur dos.
Alors il invente toutes sortes d'excuses pour ne rien faire. Le mensonge le plus énorme, trop souvent repris dans des médias mal informés, est qu'il serait inconstitutionnel d'instituer une CSG progressive. Le problème est que c'est totalement faux. La CSG est progressive depuis toujours pour les retraités (15 millions de personnes tout de même), avec un taux zéro pour les très basses retraites, un taux réduit pour les retraites moyennes-basses, et un taux plein pour les autres, depuis le début des années 1990 (un quart de siècle). Cela n'a jamais posé le moindre problème constitutionnel, car l'application des différents taux dépend de l'ensemble des revenus du foyer (qui est la seule condition posée par la jurisprudence constitutionnelle pour mettre en place la progressivité), et non seulement de la pension individuelle. Par exemple, si quelqu'un touche une toute petite retraite mais de très gros dividendes (cas à dire vrai assez peu fréquent en pratique), alors on lui applique le taux plein de CSG. Il suffit de faire de même pour les salariés et de prendre en compte l'ensemble des revenus du foyer pour faire tomber tout obstacle constitutionnel (cela n'avait pas été fait lors de la tentative à la va-vite d'instituer une CSG réduite sur les bas salaires en 2000, d'où la censure de l'époque). En l'occurrence, l'amendement Ayrault-Muet prend en compte tous les revenus du foyer, dans le cadre du barème de la prime d'activité, donc il n'y a aucun problème.
Conscient de cela, et décidément décidé à faire échouer l'initiative parlementaire, le gouvernement a récemment inventé une autre excuse, à savoir que l'amendement Ayrault-Muet ne traite pas de la même façon les salariés et les travailleurs indépendants, ce qui pourrait être un nouveau motif de censure. Là encore l'argument ne tient pas. Les non-salariés ont droit à la même prime d'activité que les salariés (pour un niveau de revenu donné), et on pourrait tout à fait imaginer qu'ils puissent eux aussi la percevoir via un taux réduit de CSG pour les faibles revenus d'activité.
Plutôt que de saboter le travail de ses parlementaires, le gouvernement serait bien inspiré de les aider à améliorer les conditions de vie des salariés modestes et des classes populaires de ce pays.