dimanche 3 janvier 2016

Contre le projet de loi constitutionnelle, l’appel de Pierre Joxe à la gauche vivante (+ Gaby Cohn-Bendit) (Les crises)

Source : Mediapart, Pierre Joxe, 30-12-2015
Dans un texte confié à Mediapart, Pierre Joxe lance un appel à la « gauche bien vivante » pour qu’elle rejette le « stupéfiant » projet de loi constitutionnelle sur la déchéance de nationalité. Sur un ton mobilisateur, cette figure du socialisme français – ancien parlementaire, ancien ministre, ancien membre du Conseil constitutionnel, ancien président de la Cour des comptes – souligne « l’effet politique instantané » d’une décision controversée : « Soudain, la gauche anesthésiée se réveille. » Article en accès libre.
Pierre Joxe
Voici cet appel tel que nous l’a confié Pierre Joxe, aujourd’hui avocat au barreau de Paris après un parcours autant administratif que politique, durant lequel, depuis le début des années 1960, il a accompagné la reconstruction de la gauche socialiste autour de François Mitterrand après la débâcle de la SFIO. Député socialiste de 1973 à 1984, puis de 1986 à 1988, Pierre Joxe a été ministre de l’intérieur (1984-1986, puis 1988-1991), ministre de la défense (1991-1993), premier président de la Cour des comptes (1993-2001) et membre du Conseil constitutionnel (2001-2010)
Une gauche bien vivante !
Bonne année ! Bonne nouvelle ! La gauche est bien vivante !
On pensait bien – malgré les mots crispés d’un oracle nerveux au regard sombre –, on savait bien que non, la gauche ne pouvait pas mourir.
Mais aujourd’hui on le voit bien : elle est en pleine santé la gauche, jeune, claire et tonique, affirmant sa volonté avec confiance et s’adressant – comme il convient – à l’armature démocratique de la République, aux représentants du peuple, ceux qui sont les seuls, tous ensemble, à pouvoir faire la Loi, expression de la volonté générale : les parlementaires.
Jugez vous-mêmes. Allez les lire !
Je les cite ici :
« Les Jeunes Socialistes déplorent le choix fait par le gouvernement…
« Permettre la déchéance de nationalité de binationaux, même lorsqu’ils sont nés en France, crée une inégalité de droit entre les citoyens. Cette mesure place les Français binationaux sous un régime juridique différent de celui de tous les autres Français. Elle fige une différence symbolique et de droit entre les citoyens français.
« Cette mesure ouvre une brèche dans le droit du sol, qui fait partie de notre identité républicaine et qui est attaqué depuis des décennies par l’extrême droite.
« Cette mesure est surtout inefficace car elle n’a aucun caractère dissuasif. En effet, comment imaginer que des fanatiques puissent renoncer à commettre des actes sanglants par peur de perdre leur nationalité française alors qu’ils sont prêts à mourir ?
« Si cette mesure est autant contestée et avait été écartée par le gouvernement à la suite des attentats de janvier, c’est sans doute parce qu’elle heurte nos valeurs de justice, notre conception de la République, et que son inefficacité est certaine.
« Les Jeunes Socialistes espèrent que la sagesse parlementaire permettra d’écarter cette mesure et de concentrer l’action de l’Etat sur ce qui permet de lutter efficacement contre le terrorisme, et de préserver notre modèle démocratique et républicain pour l’égalité de tous les citoyens. »
Ces Jeunes Socialistes ont bien raison de se tourner vers le Parlement, car en France la Loi ne découle pas d’un discours, même proféré à Versailles.
Et la Constitution ne peut être modifiée que par un référendum ou par une majorité dite « qualifiée » de 3/5es des parlementaires – et non par la bouche cousue d’un Conseil des ministres surpris.
Ces Jeunes Socialistes ont bien raison de défendre des valeurs.
Non, ils ne « s’égarent » pas – comme le leur reproche ingénument un Premier Ministre feignant d’ignorer que, bien au contraire, c’est en oubliant leurs valeurs que de vieux socialistes « égarés » ont jadis déconsidéré la gauche, détruit pour dix ans leur Parti et abattu la IVe République.
Non seulement ces Jeunes Socialistes ne s’égarent pas, mais ils donnent le bon exemple, un exemple saisissant. Dans un texte vibrant d’indignation contenue, ils montrent qu’ils ont parfaitement assimilé les aspects juridiques les plus ardus de ce dossier complexe.
Ils ont décrypté les réserves polies et les hésitations précautionneuses des quatre-vingts honorables membres de l’Assemblée générale du Conseil d’Etat évoquant la violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ils ont bien compris la portée de la jurisprudence ancienne et récente du Conseil constitutionnel, non seulement sur l’état d’urgence, mais surtout sur la déchéance de nationalité.
Ils ont bien lu le stupéfiant exposé des motifs du projet (n° 3381) de réforme constitutionnelle.
Comme ce texte officiel semble être passé inaperçu, j’en cite cet extrait éclairant, facilement consultable sur le site de l’Assemblée :
« … pour des personnes nées françaises, les lois républicaines n’ont jamais retenu la possibilité d’une déchéance de nationalité… Il en a d’abord été ainsi de la Loi du 7 avril 1915 puis avec la Loi du 10 août 1927 ainsi qu’avec le Décret-loi du 12 novembre 1938… Ainsi toutes les caractéristiques dégagées par le Conseil constitutionnel dans sa jurisprudence sont réunies pour qu’il existe un principe fondamental reconnu par les lois de la République relatif à l’absence de possibilité de déchéance de nationalité pour une personne née française même si elle possède une autre nationalité » (Ass. Nat. : projet n° 3381, exposé des motifs).
Oui, c’est bien « notre conception de la République », invoquée à juste titre par les Jeunes Socialistes, qui est en cause. Et qu’un socialiste adulte, encore jeune, mais déjà très mûr, puisse proférer qu’« une partie de la gauche s’égare au nom de grandes valeurs », cela rappelle de vieux et mauvais souvenirs.
Heureusement peut-être, entre précipitation et velléités, la longue liste des « Projets de réformes constitutionnelles » exhibés puis enterrés depuis bientôt trois ans peut laisser penser que l’explosif effet d’annonce d’aujourd’hui va disparaître dans l’effet de souffle qu’il a provoqué…
On ne le regrettera pas.
On regrettera peut-être davantage les réformes annoncées, rédigées et mises au congélateur depuis trois ans, comme en particulier :
Tous ces projets déposés en 2013, consultables sur le site internet de l’Assemblée, confiés au rapport du président de la commission des lois, Jean-Jacques Urvoas, et tombés rapidement dans l’oubli… parfois sans qu’un rapport soit rédigé !
Souhaitons cette douce euthanasie au projet n° 3381 et félicitons les Jeunes Socialistes. Quand on les lit, on n’a pas peur : la gauche est bien vivante.
*
On le sait, qu’un ou plusieurs personnages politiques parvenus au pouvoir changent d’avis, renient leurs promesses ou oublient tel ou tel engagement pris publiquement, ce n’est pas un phénomène rare.
On l’a déjà constaté en France sous la Ve République ; mais aussi sous la IVe – qui en est morte ; sous la IIIe et déjà sous la IIe République – celle de Badinguet ; sans oublier notre Première République – celle de la Terreur.
Ce qui est singulier dans les circonstances présentes, c’est le contraste entre certaines déclarations passées – mais récentes – et les décisions qui les contredisent.
Ce contraste éclate entre les propos tenus en 2010 contre les propositions de Sarkozy pour l’extension de la déchéance de nationalité. On pouvait lire à l’époque dans Le Figaro :
« “Est-ce que c’est conforme à notre histoire, nos traditions, notre Constitution, quand on sait que depuis 1889, la nationalité française s’exerce par la naissance et s’acquiert par mariage au bout de quelques années après un contrôle? (…) Pourquoi remettrait-on en cause ces principes essentiels ? (…) C’est finalement attentatoire à ce qu’est finalement la tradition républicaine et en aucune façon protecteur pour les citoyens”, a jugé le député de Corrèze. Interrogé sur les réserves exprimées par Bernard Kouchner, Hervé Morin ou Fadela Amara sur le virage sécuritaire du chef de l’Etat, François Hollande a répondu que ces ministres avaient “leurs responsabilités entre leurs mains” »(Le Figaro du 31 août 2010).
Décalage singulier aujourd’hui entre l’effet juridique espéré d’une décision controversée et l’effet politique instantané : soudain, la gauche anesthésiée se réveille.
Tous mes vœux.
Pierre Joxe

Avocat au Barreau de Paris
Membre honoraire du Parlement
Membre honoraire du Conseil constitutionnel
Premier président honoraire de la Cour des comptes

Source : Mediapart, Pierre Joxe, 30-12-2015
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En bonus, le frère Cohn-Bendit, pour la vision d’un gaucho-libéral/libertaire… Surtout la conclusion… :)

Gaby Cohn-Bendit : « Pour moi, Hollande, c’est fini »

Source : Libération, Gaby Cohn-Bendit, 30-12-2015
Gaby Cohn-Bendit, en 2009. Photo Jean-Pierre Muller. AFP
Pour le fils d’apatride et ex-militant écologiste, la déchéance de nationalité est la mesure de trop. Le «Franco-Burkinabé» appelle à voter pour Juppé à la primaire de la droite pour échapper au duel Sarkozy-Le Pen en 2017.
Lettre ouverte d’un Franco-Burkinabé au président François Hollande
Né en France en 1936 de parents apatrides ayant quitté l’Allemagne en 1933, j’ai été naturalisé français à la naissance en fonction du droit du sol que Marine Le Pen veut abolir pour ne maintenir que le droit du sang.
En 1987 j’ai découvert l’Afrique en arrivant au Burkina Faso. J’y ai rencontré le président Thomas Sankara juste avant son assassinat. Je me suis attaché à ce pays et y travaille avec les associations qui prennent en charge les exclus et oubliés du système éducatif que la France y a exportés.
Ce travail m’a permis de recevoir en récompense la citoyenneté burkinabé, celle-là je l’ai choisie et voulue. Vous comprendrez alors ma première indignation.
Tous les arguments ont été avancés contre cette mesure absurde qu’est le retrait de la nationalité française pour les terroristes binationaux car eux, c’est sûr, ils n’en n’ont rien à cirer de leur passeport français qu’ils brûlent souvent, mais par contre cette mesure instaure une coupure entre ceux qui seraient les vrais Français et les autres dont je fais partie.
Si je me permets de vous écrire c’est que j’ai voté pour vous aux primaires de la gauche et aux présidentielles qui ont suivi.
Je suis un traumatisé des élections présidentielles de 2002 où Jospin avait été éliminé au premier tour. Moi j’avais voté pour mon ami Noël Mamère, depuis j’appelle mes amis à voter pour le candidat qui a une chance d’être présent au deuxième tour. Je l’ai fait pour Ségolène, j’avais même pris à plus de 70 ans et pour la première fois de ma vie une carte du PS, mais c’était un contrat à durée très déterminée.
J’ai recommencé pour vous avec quelques petites illusions non pas sur le plan économique, je sais que les choses sont compliquées dans ce domaine (mais un peu plus de Stiglitz et de Piketty m’aurait bien fait plaisir). Ceci dit les déclarations de Macron dans ce domaine me choquent moins que vos déclarations sur la nationalité.
J’espérais l’instauration de la proportionnelle aux élections que vous aviez promise et qui ne coûte rien; j’espérais l’instauration du droit de vote aux élections locales pour les résidents étrangers; le vieillard que je suis, 80 ans l’an prochain, espérait aussi une vraie loi permettant de mourir dans la dignité. Tout ça ne coûtait rien.
J’arrête là mes espérance déçues, malgré ces déceptions et bien d’autres, dans le domaine de l’écologie par exemple, j’aurais revoté pour vous en 2017 regrettant que vous refusiez une primaire de la gauche, au moment où la droite reprend cette idée.
Mais là, non c’est fini. Non seulement vous allez perdre les élections présidentielles mais nous risquons de nous retrouver dans un face à face Sarkozy-Marine Le Pen. Je ferai tout pour l’éviter, j’appelle donc tous mes amis à participer aux primaires de la droite et à voter pour Juppé, en tout cas au deuxième tour de ces primaires. S’il n’y a pas de danger, je me ferai plaisir en votant pour mon amie NKM au premier.
Ainsi pour la première fois de ma vie, à 80 ans, je voterai à droite sans hésitation.
Je vous en veux monsieur le Président de me mettre dans cette situation mais c’est ainsi, pour moi Hollande c’est fini.
Gabriel Cohn-Bendit, intermittent du spectacle politique, enseignant en retraite
PS : pourquoi n’instaurez-vous pas que, pour être candidat à la présidentielle, il faut être né en France comme c’est le cas aux Etats-Unis. Vous nous débarrasseriez de Valls comme candidat à la présidence de la République.
Source : Libération, Gaby Cohn-Bendit, 30-12-2015