lundi 3 avril 2017

Ces centaines de milliers d’emplois qui n’attendent qu’une véritable volonté politique pour être créés (basta)

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Les candidats à l’élection présidentielle débattront ce 4 avril de la manière de lutter contre le chômage. Ils feraient bien d’écouter la société civile, syndicats et associations écologistes, qui sont d’accord sur le fond : la transition énergétique au profit d’une société plus sobre et plus durable pourrait créer 100 000 emplois en quelques années et près d’un million d’ici trente ans. Les transports sans pétrole, les bâtiments écolos ou la production d’énergies renouvelables incarnent l’avenir du travail. Les économies d’énergie libèreront du pouvoir d’achat. Mais ces scénarios optimistes ne se concrétiseront que si le futur gouvernement investit massivement dans la formation et la reconversion, et qu’il cesse de maltraiter le monde du travail.
Et si la France décidait enfin de prendre résolument le virage de la transition énergétique, abaissant réellement ses émissions de gaz à effet de serre, que se passerait-il pour l’emploi ? Si l’on en croit les scénarios très précis modélisés par les experts en énergie de l’association négaWatt, ou par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), des centaines de milliers d’emplois pourraient être créés [1].
La rénovation des bâtiments, le développement des modes de transports peu gourmands en énergie et l’accroissement des énergies renouvelables constituent, selon ces scénarios, les principaux pourvoyeurs de nouveaux emplois. Leurs besoins permettraient d’absorber la disparition de centaines de milliers de postes dans le transports par route (industrie automobile, infrastructures routières, fret routier), le transport aérien, le bâtiment neuf et la production d’énergie. Dès 2020, 100 000 emplois supplémentaire pourraient être générés. La progression serait ensuite continue : l’économie compterait 400 000 emplois supplémentaires en 2030, puis 500 000, voire 850 000 en 2050.

Un potentiel de création d’emploi considérable

Une analyse réalisée en 2007 pour l’Institut syndical européen (Etui) concluait elle aussi à un gain net d’emplois en cas de réduction des émissions de CO2 de l’Union européenne. L’institut de recherche lié à la Confédération européenne des syndicats a examiné les conséquences de cette réduction sur les secteurs de la production d’énergie, de la sidérurgie et de la cimenterie, des transports et du bâtiment-construction. « Les activités économiques qu’il faudrait développer (isolation, énergies renouvelables, transports en commun...) ont un contenu en emploi beaucoup plus fort que celles dont il faudrait réduire le volume, c’est-à-dire avant tout la production d’énergies non renouvelables et les transports individuels. De tels emplois, en outre, sont difficilement délocalisables et sont créés surtout dans des petites entreprises de dimension locale », précise l’étude.
« La sobriété détruit des emplois dans les branches qui fournissent l’énergie, mais réduit la facture énergétique, libérant du pouvoir d’achat qui sera dépensé dans d’autres branches, où des emplois supplémentaires pourront être créés », ajoute Philippe Quirion, directeur de recherche au CNRS et auteur de l’analyse « emploi » du scénario négawatts. Selon la plate-forme française Un million d’emplois pour le climat, qui réunit des syndicats et des associations environnementales, sociales et d’éducation populaire, au moins 50 000 emplois pourraient également être créés dans l’agriculture, compensant largement les 30 000 pertes dans le secteur agro-industriel. D’autres secteurs bénéficieraient également d’une dynamique positive : l’éducation à l’environnement, la formation, et l’accompagnement des foyers en difficulté. Les auteurs d’« Un million d’emplois pour le climat » prévoient plus de 200 000 postes dans le domaine de l’action sociale.

La lutte contre la fraude fiscale, levier de financement décisif

Pour autant, ces rêves décarbonés sont-ils viables financièrement ? « En agrégeant les principaux secteurs concernés par la transition – soit l’énergie, le bâtiment et les transports – on peut mesurer l’impact économique du scénario, annoncent les experts de négaWatt. Les premières années, les investissements seraient compensés par les économies d’énergie. Puis, en 2030, le bilan deviendrait excédentaire, avec une économie annuelle de 26 milliards d’euros dès 2040. Mais ces calculs n’intègrent pas d’éventuelles hausses du prix des énergies classiques, qui augmenteraient encore les bénéfices de la transition. Le rapport de la société civile imagine encore d’autres pistes : « La longue liste des niches fiscales défavorables à la transition écologique et la perte de recettes due à la fraude et à l’évasion fiscale sont les gisements qu’il faut exploiter pour financer la transition énergétique en complément de la nécessaire reprise en main du crédit ».
Parmi ces niches fiscales : l’exemption totale de taxe sur le carburant accordée au transport aérien (2,8 milliards d’euros en 2015), l’écart de taxation entre l’essence et le diesel (3,6 milliards d’euros en 2017), le taux réduit de la taxe intérieure de consommation sur le gazole – notamment pour les agriculteurs et le BTP (1,8 milliards d’euros en 2016). « Une stricte application des règles de fiscalité permettrait de lever chaque année de 30 à 160 milliards d’euros supplémentaires pour le budget de l’État selon les catégories de fraude qui sont prises en compte », ajoutent les auteurs du rapport. De quoi couvrir les dépenses et investissements publics et privés nécessaires à la transition que la plate-forme chiffre à 105 milliards d’euros par an.

Des scénarios « trop éloignés de la réalité » ?

Comment les salariés des secteurs condamnés à disparaître considèrent-ils ces scénarios ? « Ils sont intéressants, parce qu’ils nous obligent à avoir une démarche vertueuse, juge Gwénaël Plagne, délégué syndical CGT de la centrale électrique thermique de Cordemais, à proximité de Saint-Nazaire. Mais ils sont trop éloignés de la réalité. Nous ne pouvons pas entendre parler de la fermeture d’une centrale comme la nôtre, qui mettrait le pays en situation de précarité électrique, et qui mettrait en péril la qualité du service public. À moins que les gens ne soient prêts à consommer beaucoup moins d’électricité qu’ils ne le font actuellement. » Diminuer drastiquement les consommations d’énergie, en la divisant par deux d’ici 2050, est l’un des points clés du scénario négaWatt, dont le triptyque est « sobriété, efficacité, renouvelables ». Du côté des salariés, l’enthousiasme des écologistes est nuancé. Selon Marie-Claire Cailletaud, en charge de l’énergie et de l’industrie à la Commission exécutive confédérale de la CGT, ce scénario « fait des paris technologiques trop risqués, sur la méthanisation, ou l’éolien off-shore par exemple ».
« La priorité est de limiter le réchauffement climatique, qui touche essentiellement les plus pauvres, ajoute-elle. C’est pourquoi il ne nous semble pas pertinent, dans l’immédiat, de nous concentrer sur la production d’énergie, ni de nous passer du nucléaire. Ce qu’il faut, c’est isoler les bâtiments et changer nos modes de transports, qui sont les principaux émetteurs des gaz à effet de serre en France. Il faut travailler très sérieusement sur ces deux secteurs. Mais heureusement, les salariés n’attendent pas les décisions gouvernementales pour se préoccuper de ces questions fondamentales. »
Certaines entreprises de transports réfléchissent au déplacement de marchandises par bateau plutôt que par camion, en mettant en place des formations pour que les chauffeurs routiers apprennent à conduire des péniches. À Chalon-sur-Saône par exemple, des dizaines de camions transportent chaque jour du calcin – du verre cassé – alors que la zone industrielle dispose d’infrastructures fluviales, en la Saône qui mène au Rhône et le canal du Centre qui la relie à la Loire. Les 1 200 camions qui circulent chaque mois pourraient ainsi être remplacés par 120 péniches. La pollution serait moindre, les routes moins abîmées. Ailleurs, des travailleurs du bâtiment se forment pour apprendre les techniques ardues de l’isolation par l’extérieur. « Tout se fait en lien avec des élus locaux, qui ont tout intérêt à ce qu’un maximum d’emplois demeure sur leur territoire », précise Marie-Claire Cailletaud.

« Une crise n’est pas le bon moment pour repenser l’activité »

La reconversion de centaines de milliers de travailleurs reste un défi de taille. « On parle en général de reconversion aux salariés quand il y a une crise, constate Didier Aubé, membre du syndicat Solidaires et de la plate-forme Un million d’emplois pour le climat. Mais ce n’est pas le bon moment pour repenser l’activité. Il faut réfléchir avant la crise. Comment prendre en compte les conditions de travail des salariés de la chimie, du nucléaire, ou d’autres secteurs, et se projeter dans une perspective de transformation ? Tout reste à faire. Un engagement fort des régions, dont la formation est l’une des compétences principales, pourrait faire la différence. »
Pour les auteurs d’Un million d’emplois, l’enjeu est de faire la jonction entre les ONG écologistes et les syndicats de salariés. Pour le moment, les seules organisations syndicales impliquées dans la plate-forme sont Solidaires, la Fédération syndicale unitaire (FSU), et la Confédération paysanne. « L’intersyndicale a bien fonctionné pendant la lutte contre la loi travail, tempère Didier Aubé. Cela crée des liens, établit une relation de confiance. On pourrait s’en servir comme point de départ pour évoquer d’autres sujets. »
« Le problème, c’est qu’il n’y a aucune volonté des industriels d’investir vers des innovations permettant de limiter le réchauffement climatique, regrette de son côté Gwénaël Plagne, le délégué syndical de la centrale de Cordemais. Côté salariés, ça bouge. À Cordemais, nous travaillons à des scénarios alternatifs, avec par exemple la diversification des combustibles, et l’introduction de biomasse, qui pourrait se faire sans changer nos installations. Mais la direction d’EDF reste sourde à nos propositions. » Plusieurs études et experts confirment que les industriels n’intègrent que trop rarement les problèmes liés au changement climatique et les enjeux de la transition écologique dans leurs plans stratégiques. C’est cette absence d’anticipation, et d’investissement dans la recherche, qui met en péril l’emploi.

« Le seul espoir d’avenir dans une fonction publique menacée »

« Le calendrier industriel n’est pas le même que celui des politiques, reprend Gwénaël Plagne. Pour nous, cinq ans, c’est demain. Si on reste sur ces très courts termes, la seule solution qui se dessine, c’est la fermeture de nos industries et la délocalisation de la pollution. C’est pour ça que la transition nous inquiète. Telle qu’elle est envisagée, elle amène vers la casse de l’emploi. »
Pourtant, les représentants des personnels de l’industrie assurent qu’ils sont prêts à s’engager pour la transition, conscients que le réchauffement climatique est une question « sérieuse et inquiétante »« Nous avons démontré que le personnel technique est en capacité d’acquérir les savoirs, complète Jean Hedou, secrétaire général de la fédération de l’environnement et des transports du syndicat Force ouvrière (FEETS-FO), et représentant des salariés du ministère de l’Environnement (environ 80 000 personnes) [2]Ils ont un bon niveau de connaissance. Ils sont prêts à s’engager. La transition reste même leur seul espoir d’avoir un avenir dans une fonction publique menacée de toutes parts. »

Des salariés sous pression imagineront difficilement d’autres façons de produire

« Pour s’engager sur cette voie, il faut une vision industrielle sur plusieurs décennies, reprend Marie-Claire Cailletaud. La planification ne doit pas être un gros mot. Elle doit être faite en lien étroit avec les organisations syndicales. C’est la seule façon de définir clairement des objectifs réalistes et d’ajuster les besoins de formation très importants qu’implique une transformation profonde de l’outil de production. Les salariés doivent être au cœur de la transition ; il faut partir de leur expertise. Qui mieux que ceux qui le font peuvent questionner le travail ? » Les syndicats et organisations de la société civile engagées pour la transition énergétique demandent aussi une diminution du temps de travail, et un nouveau statut du travail salarié avec une sécurité sociale professionnelle permettant d’alterner les périodes de formation et d’emploi.
La revalorisation des salaires dans les secteurs « gagnants » – bâtiment, énergies renouvelables, logistique, transport inter-modal... – semble également nécessaire. Las, le dernier quinquennat, qui devait pourtant de faire de la France « le pays de l’excellence environnementale », n’a pas pris le chemin de ces diverses révolutions. Avec la loi travail, qui poursuit dans une logique considérant le travail trop cher, elle a même plutôt pris le chemin inverse. Or, des salariés sous pression et privés de leurs droits fondamentaux pourront difficilement se projeter sur le long terme, pour imaginer d’autres façons de travailler et de produire.
Nolwenn Weiler
En photo : construction d’une crèche avec une architecture bioclimatique à Commune de Hédé-Bazouges, en Bretagne / CC Michèle Turbin

Notes

[1
Pour l’étude de l’Ademe, voir ici
[2
Le ministère de l’Environnement recouvre de nombreux domaines : élaboration et entretien des routes, affaires maritimes, aviation civile, etc.