dimanche 13 décembre 2015

Et si les vaches mangeaient de l’herbe... (le monde diplo)

Et si les vaches mangeaient de l’herbe...

Dans le cadre de la conférence de Paris sur le climat, l’Union européenne réfléchira-t-elle à son modèle agricole, qui accompagne plus que jamais la mondialisation libérale ? En développant l’agroécologie, une idée neuve, la France pourrait réduire considérablement son empreinte carbone tout en produisant des aliments de qualité en quantité suffisante.
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Giovanni Anselmo. – Sans titre (granit, laitue, fil de cuivre), 1968
© Philippe Migeat / Centre Pompidou / MNAM-CCI / RMN-GP
Lagriculture contribue bien davantage au réchauffement climatique qu’on ne l’imagine généralement. A l’échelle mondiale, on estime à 14 % la part de la production agricole dans les émissions de gaz à effet de serre (GES). En France, cette proportion aurait atteint 21 % en 2012 (1). Le secteur agricole français disposerait d’un immense potentiel de réduction des GES s’il sortait de son sillon pour explorer d’autres voies.
En 2014, le ministre de l’agriculture a fait voter une « loi d’avenir » dont le but affiché était de promouvoir l’agroécologie, laquelle doit favoriser des pratiques vertueuses permettant de réduire les intrants chimiques et la consommation d’énergies fossiles. Mais cela implique de profonds changements d’approche, qui, pour le moment, ne sont mis en œuvre que par une petite minorité de paysans et oubliés dans les solutions de crise. Cela suppose aussi de rompre avec la logique du libre-échange et du productivisme.
Quelques exemples permettent d’éviter d’en rester aux incantations. Ainsi, la technique des semis sans labour et sous couverts végétaux permet à la fois d’économiser du carburant, de limiter la libération de carbone et d’enrichir le sol en matière organique issue des végétaux broyés au moment d’implanter une nouvelle culture. Mais, jusqu’à présent, cette pratique progresse seulement lorsque le prix du pétrole est haut et celui des céréales en baisse ; deux phénomènes qui se produisent rarement en même temps.
Dans les élevages d’herbivores ruminants producteurs de lait et de viande, les meilleurs résultats économiques s’obtiennent dans les fermes qui optimisent l’autonomie fourragère en semant des mélanges appropriés de graminées et de légumineuses. Les travaux du Centre d’étude pour un développement agricole plus autonome (Cedapa), fondé en 1982 par un groupe d’éleveurs bretons, dont M. André Pochon (2), confirmés depuis par ceux de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), l’ont démontré. Dans les prairies temporaires, ces mélanges peuvent être constitués de plusieurs variétés de trèfle avec un peu de luzerne, à laquelle s’ajouteront trois ou quatre espèces de graminées comme le ray-grass, la fétuque et le dactyle. La prairie n’a dès lors pas besoin d’engrais azotés, puisque les légumineuses captent l’azote contenu dans l’air par leur système racinaire afin de s’en nourrir, ce qui profite aussi aux graminées qui leur sont associées. Ce système très écologique fonctionne également pour produire du grain si l’on associe au blé, à l’orge et au triticale des graines de pois protéagineux, de féverole, de soja ou de lupin, en fonction de la qualité des sols.

Planter des arbres au milieu des cultures

Agir de la sorte permet de limiter les labours, les apports d’engrais azotés et les traitements chimiques en réduisant la production de maïs destiné à l’ensilage (c’est-à-dire conservé en silos pour nourrir les animaux, principalement les bovins). Or, parce qu’il réduit la charge de travail sur les exploitations, ce maïs broyé et fermenté est depuis plusieurs décennies l’aliment de base dans 80 % des élevages laitiers. Comme il est très énergétique mais pauvre en protéines, l’éleveur doit acheter de grandes quantités de tourteaux de soja pour compléter. Cette solution lui permet de produire beaucoup de lait par vache, mais avec une faible marge par litre. La baisse sensible du prix du lait payé au producteur — de l’ordre de 15 à 20 % en 2015 — a confirmé l’extrême fragilité économique de ce système fourrager. Ajoutons que l’extension des surfaces consacrées à la culture du soja en Amérique du Sud pour alimenter la demande en Asie et en Europe pousse aussi à la déforestation et au retournement des prairies dans cette région du monde, ce qui accélère le réchauffement climatique.
Rendre les terres plus résilientes face aux conséquences du réchauffement à venir — sécheresses, inondations et autres événements climatiques extrêmes — implique aussi de renouer avec la mise en place de haies et le développement de l’agroforesterie. Dans les zones d’élevage, les haies sont précieuses pour protéger les animaux des intempéries comme de la chaleur extrême. Puits de carbone, elles sont aussi des vecteurs de biodiversité et peuvent fournir du combustible sous la forme d’un bois déchiqueté qu’il est possible de récolter dans une rotation longue, ce qui fait entrer cette gestion dans une forme d’économie circulaire.
L’agroforesterie consiste à planter une cinquantaine d’arbres par hectare, qu’il s’agisse de prairies ou de parcelles cultivées (3). Des pratiques d’agroforesterie comme les vergers de pommiers à haute tige, ou les châtaigniers sur des parcelles pâturées par le bétail, ont existé en France des siècles durant. La châtaigne était alors l’aliment de base des populations de certaines zones rurales. Ce fruit, qui se mange surtout en légume, a été délaissé au profit du blé dans le courant du XXe siècle, mais il convient de reconsidérer sa place dans notre bol alimentaire en ce début de XXIe siècle. La consommation annuelle de châtaignes par Français est de deux cents grammes, toutes préparations confondues ; il y a donc des marges de progrès. Le châtaignier pousse et donne des rendements corrects sur les terres pauvres, pentues et acides, dont le potentiel est trop faible pour que l’on y développe des cultures céréalières. Sa présence n’empêche pas la présence d’herbe pour faire pâturer le bétail. Les châtaignes non utilisées pour la consommation humaine fournissent un aliment de choix pour les chèvres, les brebis et les porcs. Enfin, la présence permanente d’arbres sur une prairie naturelle ou temporaire augmente la quantité de carbone séquestrée.
Mais l’agroforesterie doit aussi être vue comme une technique d’avenir dans les zones de grandes cultures. Les essais conduits par l’INRA depuis un quart de siècle ont montré que la présence d’arbres bien alignés sur des rangs distants d’une trentaine de mètres ne réduit quasiment pas les rendements céréaliers. Elle peut même les améliorer en cas de grosses chaleurs en évitant l’échaudage, accident dû à un excès de chaleur provoquant la malformation et la réduction des grains. Là encore, l’arbre capte du carbone et contribue à la biodiversité. Il purifie les eaux de pluie qui migrent vers les nappes phréatiques en récupérant en profondeur les résidus de nitrates que les céréales n’ont pas toujours absorbés.
Lutter efficacement contre le réchauffement climatique implique enfin de moins faire voyager les produits. Cela suppose de rompre avec l’importation massive de fruits et de légumes cultivés à des milliers de kilomètres de leur lieu de consommation. Un accord de libre-échange négocié au début de la décennie entre l’Union européenne et le Maroc nous inonde de melons, tomates et autres courgettes produits dans ce pays, avec un bilan carbone désastreux, tandis que l’irrigation de ces cultures d’exportation gourmandes en eau va poser de plus en plus de problèmes aux générations futures de Marocains, qui doivent importer nos céréales au prix fort...
Jadis, les ceintures vertes étaient des zones de maraîchage autour de toutes nos grandes villes. Aujourd’hui, seules 0,5 % des terres agricoles de la région Ile-de-France font du maraîchage, alors que 50 % de la superficie de cette même région est consacrée à l’agriculture, la production céréalière destinée à l’exportation y étant prédominante. Y compris sur les terres les plus proches du marché d’intérêt national (MIN) de Rungis !
Pourtant, la production alimentaire de proximité va redevenir impérative si nous voulons réduire le bilan carbone de notre assiette. Ce bilan peut aussi être réduit par une moindre consommation de protéines animales. La planète ne pourra pas nourrir une population mondiale de plus de neuf milliards d’humains sans une réduction sensible de la consommation des produits carnés dans les pays développés et la plupart des pays émergents. En outre, la croissance de l’élevage industriel aboutit à fournir une alimentation de plus en plus granivore aux animaux de boucherie et aux troupeaux laitiers, à commencer par les herbivores ruminants. Est-il utopique d’exiger que les vaches mangent de l’herbe ?
S’achevant sur la tenue de la 21e conférence mondiale sur le climat (COP 21) en France, 2015 aura été une année à la fois paradoxale et trompeuse sur l’état de l’agriculture dans le monde. Les récoltes de céréales, de graines à huile et de plantes sucrières ayant été abondantes en 2014 et 2015, l’indice global du prix des produits de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) est tombé à 155,7 points en août 2015, contre 198,3 points en août 2014. Ces volumes élevés de production ont été obtenus grâce à des conditions climatiques favorables, en dépit d’une tendance lourde à la dégradation de 40 % des terres agricoles dans toutes les régions du monde, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Il a suffi que l’offre dépasse légèrement la demande solvable durant douze mois pour que les prix de marché baissent sévèrement et fragilisent beaucoup d’exploitations dans le monde, à commencer par celles qui ont besoin des marchés d’exportation pour écouler une partie de leur production.
Ainsi s’explique la baisse du prix du lait de vache, de la viande bovine et de la viande porcine en Europe et en France, qui a entraîné les manifestations de l’été dernier. Les baisses touchent la production céréalière pour les mêmes raisons. Face à cette crise de débouchés, les recherches de solutions qui ont animé les débats entre les différents intervenants que sont les paysans, les transformateurs, les distributeurs et le gouvernement en France n’ont pas porté sur l’adaptation de l’offre à la demande, mais sur les mesures à mettre en place pour exporter plus et pour concentrer davantage la production en vue d’illusoires économies d’échelle. On a ainsi vu la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) réclamer au gouvernement un plan d’aides de 3 milliards d’euros sur trois ans afin de « moderniser » l’agriculture. De l’argent censé servir à financer les regroupements de productions dans l’élevage porcin, l’engraissement des jeunes bovins et, bien sûr, la production laitière. Cette approche suggère que la très contestée « ferme des mille vaches », en baie de Somme, serait un modèle de compétitivité à promouvoir. Une fuite en avant qui ignore les enjeux environnementaux, sanitaires et climatiques.
Dans ce type d’élevage, les vaches ne vont plus au pré, et cette formule du « zéro pâturage » augmente considérablement le bilan carbone de chaque litre de lait produit. Faute d’herbe, les animaux mangent plus de grain, et le rendement du grain à l’hectare est très inférieur à celui de l’herbe et des plantes potagères. Ce modèle implique aussi le recours massif aux tourteaux de soja importés, tandis que les fourrages produits à vingt ou trente kilomètres à la ronde doivent aussi être transportés par tracteurs et camions sur de longues distances. Ce type d’élevage peut certes produire de l’électricité, via la méthanisation des effluents d’élevage. Mais ce procédé n’a rien d’écologique, puisqu’il impose de doubler les superficies consacrées à la culture du maïs pour en déverser directement dans la fosse à purin la même quantité que celle qui transite par la panse des vaches.
A une époque marquée par une offre de produits agricoles à peine supérieure à la demande solvable, le marché libéral mondialisé fragilise durablement un nombre considérable d’exploitations. La politique agricole commune (PAC) repose désormais sur une concurrence intracommunautaire fondée sur le dumping social et environnemental, qui va à l’encontre de l’agroécologie. Pis, l’Europe ne cesse de fragiliser la situation de ses agriculteurs en négociant des accords bilatéraux de libre-échange avec des pays tiers. L’ouverture du marché européen sert de monnaie d’échange dans la recherche de profits dans l’industrie et les services, des secteurs qui disposent de puissants lobbyistes à Bruxelles.
Plus grave encore, l’ampleur accrue du phénomène El Niño (élévation de la température de l’océan Pacifique) pourrait entraîner en 2016 et 2017 de nouveaux aléas climatiques et des sécheresses historiques. Faute de stocks céréaliers de sécurité en quantité suffisante dans 90 % des pays de la planète, il suffirait que les pertes de récoltes soient importantes pour que l’on assiste de nouveau à une flambée des cours des matières premières agricoles et à des émeutes de la faim, comme en 2007-2008.
Gérard Le Puill
Journaliste et essayiste. Dernier ouvrage paru : L’écologie peut encore sauver l’économie, Pascal Galodé Editeurs-L’Humanité, Saint-Malo-Saint-Denis, 2015.